Section I : Des modes d’appropriation à dominante éthico-pratique

Portrait 1 : Odette« je suis une rebelle »
Age 43 ans
Profession Institutrice : diplômée de l’école Normale
Situation matrimoniale Célibataire, sans enfant, vivant seule au moment des entretiens
Origines sociales Père : ouvrier (usine de filature)
Mère : au foyer
Une soeur : enseignante
Livres de Bobin lus Tous (dans l’ordre de parution à partir de 1992), sauf L’Homme qui marche ; Roi Dame Valet

Du point de vue de certaines caractéristiques sociales (situation familiale et matrimoniale), Odette, la quarantaine, institutrice, est un cas atypique par rapport aux autres enquêtés. Elle est en effet célibataire et n’a jamais eu d’enfants. Le découpage en périodes (les études, le mariage, la venue d’enfant, la recherche d’un travail...) évoqué par de nombreux enquêtés et qui fait sens pour rendre compte des variations de leurs pratiques de lecture au cours du temps, est ainsi absent chez Odette. Sa manière de relater sa carrière de lecture le laisse clairement transparaître : ce n’est pas en fonction d’époques identifiables qu’Odette ancre ses souvenirs de lecture, mais selon les milieux et les gens côtoyés depuis l’école. A des périodes où elle connaissait des « gens intéressants » correspondent des lectures « intéressantes » et à des moments de moindre sociabilité, un ralentissement de cette pratique.

De tous les lecteurs heureux de Bobin, Odette est parmi ceux qui détiennent et ont lu le plus grand nombre d’ouvrages de l’auteur. C’est en 1992, par un article dans la presse, qu’elle découvre un écrivain qui l’ « intrigue » :

‘« La première fois, c’est un article tout bête, dans Télérama, en février 1992. Et c’est la première fois que j’en ai entendu parler. Et ça a excité ma curiosité, comme je suis un peu curieuse. J’ai eu envie d’acheter, un de ses livres. Alors qu’est-ce que j’ai acheté, je ne sais plus ? Et puis une fois que j’ai acheté le premier, les autres ont suivi. Maintenant dès qu’un livre sort, hop, je l’achète. »’

Lors du premier entretien, elle nous montre sa collection : effectivement, il ne lui manque que trois petits textes parus aux Editions Brandes. Ayant tenu à répondre aux questions en présence de ses livres, Odette dévoile un rapport à ces objets très charnel. Ceux-ci sont constamment touchés, inspectés, caressés pendant l’entretien. Sur la couverture de l’un d’entre eux, elle repère une tache qu’elle s’empresse d’effacer à la gomme. C’est auprès de cette enquêtée (et du portrait n° 3, de Céline) que se mettent en évidence les effets de la matérialité des textes sur la réception du lecteur. Il s’agit donc d’explorer cette voie qui, bien qu’influente de diverse manière pour chaque enquêté ne se laisse pas toujours aisément appréhender. Car même si nos questions portaient sur les livres dans leur matérialité, certains enquêtés ont eu tendance à présenter les textes lus comme s’ils n’avaient pas de supports physiques.

Odette explique son envie de collectionner les livres de Bobin par un « besoin qu’ils soient là » ressenti dès le premier texte lu de cet auteur. Si elle se présente comme ne relisant pratiquement jamais de livres, les romans de Bobin font exception : elle retourne piocher ça et là des « petites phrases » qui lui « font du bien ». Ses impressions de lecture vont en effet dans le sens d’un « apaisement », d’un « bien-être ». Relire ces petites phrases, ces « pansements de l’âme » est alors un moyen de provoquer de nouveau ces sensations agréables. Il est à noter que les sensations attendues par la lecture de livres de Bobin peuvent également être éprouvées grâce à l’écoute de musiques ou de chansons (ce qui montre en passant que les effets des textes ne sont pas subordonnés à ce seul type d’objet). Les expériences de réception musicales, filmiques d’Odette convergent d’ailleurs vers un même attendu, le bouleversement :

‘« Et au cinéma c’est pareil, je revois rarement le même film. Je l’ai fait une fois pour un film j’ai revu au moins douze fois, c’est Cabaret. C’est un film qui m’a bouleversée, mais, les autres films non »
« Françoise Lefèvre393 que j’ai bien aimé, aussi. Quand elle a, j’ai lu La Grosse, ça m’a bouleversée, ce livre. J’ai trouvé ça très fort, j’adhérais complètement. »’

Odette a essayé la plupart du temps d’acheter les textes de Bobin au moment de leur première parution. Il en résulte qu’elle possède essentiellement les livres édités dans des collections coûteuses (Fata Morgana, Le Temps qu’il fait, Lettres Vives ou encore Le Chemin chez Gallimard), plus en tout cas que les rééditions en Folio chez Gallimard. Ce surcoût n’est pas vu comme un problème par l’enquêtée. Tout d’abord parce que cet achat systématique s’inscrit dans un mode de traitement des livres familiers d’Odette, qu’elle a mis en place pour tous les ouvrages d’auteurs qui lui plaisent. Et d’autre part, parce que le prix des livres de Bobin tout comme leur aspect physique (fragilité, pages à découper soi-même) sont au contraire des éléments qui ont contribué à les rendre précieux et indispensables pour Odette :

‘« Je préfère en éditions Fata Morgana, donc maintenant ils sortent en Poche. Mais ça ne m’embête pas de les avoir en Fata Morgana, au contraire, moi je trouve que ce sont de jolis livres, et comme le sujet est beau, donc ça me plaît bien de les avoir comme ça. Et puis je ne voulais pas attendre, alors je les ai achetés. Et puis en plus j’ai besoin qu’ils soient là. »’

De plus, le découpage des pages avant la première lecture est une pratique soulignée et appréciée par l’enquêtée :

‘« Ben y a un petit côté, je m’approprie un objet qui va me dévoiler des trésors quoi. C’est l’aspect physique, aussi, on en fait son objet. Bon c’est vrai que ça demande un travail de découper, mais y a aussi un petit côté que j’aime bien. Ils sont précieux ces livres ! »’

Les expressions « de trésors dévoilés », mais également de « petits cadeaux au milieu d’autres auteurs » sont à relever. Elle indique une posture de lectrice en attente d’émotions d’une autre nature que le seul divertissement. Espérer que des livres dévoilent des trésors montre un intérêt et une attention spéciale portée à la fois aux textes et à l’auteur. Le prix élevé des livres de Bobin, leur personnalisation par le découpage des pages sont autant d’éléments matériels des textes qui brident les formes de la réception dans un cadre particulier. Les phrases, les mots employés par l’auteur ont alors toutes les chances de ne pas être reçus d’une manière ordinaire mais de prendre l’apparence d’une parole révélée (selon le modèle du Livre). Si l’assimilation de Bobin à un maître à penser est discutée par l’enquêtée, l’étiquette de sage lui est attribuée :

‘« Bon, Bobin, ce n’est pas un maître à penser. J’y trouve des éléments de réponse, mais je ne me consacrerai pas qu’à la lecture de Bobin. [...] Enfin, il arrive, on dirait un sage quoi. C’est-à-dire qu’il arrive à un stade où il a résolu tout ce que moi je n’ai pas résolu. Comment dire, il met noir sur blanc ce qui est confusément à l’intérieur. Moi, je n’ai pas de certitudes, bon, lui non plus, mais en même temps, il va vers. Il réconforte. Après c’est intime. »’

Considérer que l’auteur a « résolu » tout ce qui pose problème pour l’enquêtée montre que c’est dans le cadre justement des questionnements existentiels qu’elle ancre cette lecture, ce qui éloigne l’hypothèse d’une pratique de lecture de nature essentiellement esthétique (pour laquelle le plaisir pris à la lecture et le goût pour forme des textes suffiraient). On remarque dans le propos d’Odette qu’un glissement s’est opéré : du texte dans sa matérialité considéré comme objet précieux, on passe à un contenu précieux, rare, qui fait réfléchir, avancer, et réconforte. Cette expérience de lecture déborde donc le seul domaine littéraire pour s’enraciner dans une dimension religieuse. C’est un rapport religieux à l’objet livre et à son contenu qui se dévoile ici. La réponse à la question des moments et positions privilégiées pour la lecture renforce cette impression :

‘« Quand je lis moi ? Est-ce qu’il y a des moments ? Parce que la lecture, je ne peux pas entreprendre si je n’ai pas un grand moment, parce qu’autrement, je me rends compte je lis sans réellement entrer dans ce que je lis. Donc je lis quand je suis disponible. Voilà donc je ne sais pas dire. Eventuellement le soir. Je n’emmène pas mes livres, je ne les trimballe pas, dans mon cartable pour lire entre les cours, non. J’aime y consacrer du temps. J’aime lire lentement. [je lis en général] le soir dans mon lit. La lecture, c’est pas une question de temps, c’est une question de disponibilité ».’

Attendre d’être disponible, associer une lecture de textes qui « réconfortent », « font du bien », « apaisent » au moment qui précède l’endormissement n’est pas sans évoquer le recueillement et le temps de prière traditionnellement placé dans la religion catholique (qui correspond à la culture religieuse reçue par Odette), le soir au coucher.

La mise en évidence de ce rapport à la lecture pose la question de ses origines : comment expliquer qu’Odette puisse répondre aux injonctions des textes de Bobin et mobilise un rapport à ses livres (et à leur contenu) proche d’une expérience mystique ou religieuse ? Est-ce l’indice de la mise en oeuvre d’une disposition particulière ? Il s’agit donc de repérer les traces de la fabrication de ce rapport aux livres et à la lecture dans sa carrière de lectrice.

Si l’on se rapporte aux propos d’Odette concernant les textes de Bobin, on fait rapidement le constat qu’elle ne mobilise jamais aucun outil d’analyse littéraire. Elle ne rapporte pas l’auteur ou ses thèmes à des éléments d’intertextualité. Elle n’inscrit pas sa production dans un genre littéraire particulier, et se borne à une considération générale à propos de son style :

‘« Il écrit beaucoup de façon instinctive, ce qu’il ressent, ce n’est pas analysé, ce qu’il écrit. C’est des choses comme ça, des émotions... ce n’est pas analysé. Bon, il s’approprie des vérités qui sont bien pour lui. »’

L’accent est ainsi toujours mis sur les « vérités » dégagées par les textes de Bobin. Il semble que sa lecture passe par une sorte de va-et-vient entre ses impressions, ses prises de positions et celles des textes. Son travail interprétatif consiste à rapporter les assertions de Bobin à son ordinaire afin de les valider ou de les infirmer. On verra que si pour certains thèmes, elle se sent en parfait accord avec les mots de l’auteur, il arrive que d’autres ne la concernent pas le moins du monde. Ce va-et-vient suppose néanmoins une assimilation des thèses de l’auteur. Amenée lors du premier entretien à évoquer le thème de l’enfance, sa formulation montre une bonne compréhension de la manière dont Bobin l’investit :

‘« Un enfant a une connaissance immédiate de tout. C’est une ouverture pour arriver à une autre dimension que celle dans laquelle on est confiné tous les jours, quoi. C’est une autre dimension. La vérité, ce n’est pas ce dans quoi on vit et qu’on veut nous faire croire. Mais je ne sais pas ce que je pourrais dire, je n’ai pas une grande capacité d’analyse. »’

Donner dans le même temps une définition assez juste et précise d’une thématique chère à l’écrivain et l’aveu d’une faible capacité d’analyse indique que l’usage explicite d’outils d’analyse littéraire n’est pas une condition indispensable à la compréhension des propos de Bobin.

L’évocation de ses autres lectures, présentes ou passés, reste tout à fait dans cette même veine. Citant le livre de Françoise Lefèvre, La Grosse, Odette rapporte succinctement les faits censés expliquer d’eux-mêmes qu’il s’agit d’un très beau livre :

‘« Elle n’a pas toujours été grosse, et à la mort de son enfant, elle perd un enfant elle devient très grosse, énorme, énorme. Et elle se retrouve garde barrière dans une petite voie ferrée où passent deux trains par jour, c’est très très bien écrit, très émouvant. C’est une fille qui au moment où elle va ouvrir la barrière se maquille, se coiffe alors qu’elle sait qu’elle ne verra personne. Et tous les jours elle fait ce travail. Et c’est terrible. Y a un monsieur qui passe, il est malade, avec qui elle s’est liée d’amitié, et puis le regard méchant des gens sur elle, enfin, c’est vraiment un beau bouquin. »’

Se rappeler d’un livre par l’histoire qu’il raconte sans la référer aux énoncés généraux auxquels il se rapporte (par exemple la méchanceté humaine, l’intolérance, la solitude, la souffrance pour le livre de Françoise Lefèvre), ne jamais évoquer le style plutôt que le contenu, ne pas mobiliser de termes relevant de l’analyse littéraire sont alors autant d’indice de la mise en oeuvre d’un mode d’appropriation pragmatique des textes. Mais seulement à condition que l’on considère d’une manière particulière le terme de pragmatique, ainsi qu’on va le constater dans la suite de ce portrait : l’expérience ordinaire à laquelle l’enquêtée rapporte les assertions de Bobin (ou de tout autre écrivain) n’est pas exempte de schèmes de perception renvoyant à des connaissances et savoirs issus du sens savant ou cultivé. C’est le cas pour son rapport à la nature, dont on va voir qu’il n’a rien de « naturel », mais renvoie à une conception esthétique. Et même lorsqu’Odette lit des philosophes, son mode d’appropriation des textes ne change pas. C’est la raison pour laquelle elle dit éprouver des difficultés à lire de la philosophie :

‘« J’ai l’impression qu’il y a des gens qui ostensiblement vont employer un argon qui va les mettre un petit peu en dehors. Et en même temps, je me demande, peut-être que je me trompe, mais ces gens parfois qui prétendent avoir tout compris de la pensée, d’un tel ou d’un tel, parfois je me dis mais peut-être qu’ils mentent, enfin ! Peut-être qu’ils ne l’ont pas plus compris que toi, qu’ils font semblant d’avoir compris, parce qu’il y a beaucoup de choses que je ne comprends pas. Mais parfois je n’ose pas l’avouer de peur de paraître très bête ! »’

Et si seul Comte-Sponville lui semble intéressant, c’est parce qu’il a produit des textes qui échappent au genre philosophique, et qu’Odette peut mettre un visage sous ce nom :

‘« Ben moi j’aime bien cet homme. Alors comment je l’ai connu ? Je l’ai vu dans le Nouvel Obs, peut-être à la télé, il est beau en plus ! Et je trouvais que, enfin, je comprenais quelque chose, d’un seul coup, ça me paraissait un peu clair quoi. Ces grands brasseurs d’idées, parfois me désespèrent et me filent des complexes, et lui, bon, il serait presque abordable. C’est un personnage qui m’est sympathique, vraiment. Il ne met pas la distance, quoi. »’

Lorsqu’Odette rentre dans la présentation des thèmes qu’elle a retenu des textes de Comte-Sponville, elle cite celui de la souffrance. Il est à noter que sa manière de le relater ne consiste pas en la formulation d’énoncés généraux, pourtant si familiers à la pensée philosophique, mais à enraciner ces idées dans son quotidien :

‘« Et puis quand il dit que ma foi, en face de la souffrance, et il n’y a rien en fait, il ne va pas raconter je sais pas quelle salade pour dire qu’il faut transcender la souffrance. Bon, la souffrance elle est là, le deuil n’est fait que lorsqu’on a accepté une vérité quoi. Mais personne ne fera le travail à notre place et il le dit clairement. Et ça me paraît quelque chose d’honnête. Sa pensée me paraît saine, bien ancrée. »’

On peut se demander dans quoi cette pensée est « bien ancrée » si ce n’est dans un ordinaire qui fait sens pour l’enquêtée. Et il n’est pas étonnant que le seul livre cité de Comte-Sponville soit L’Amour la solitude394, un recueil de textes composé d’entretiens avec le philosophe portant non pas sur sa philosophie, mais sur quelques éléments biographiques et réflexions issues de la vie quotidienne. Ce qu’elle précise d’ailleurs : « ‘quand je me plonge dedans [un livre de Comte-Sponville], d’abord je trouve ça extrêmement passionnant, mais ça n’a de sens que par l’éclairage du vécu, que j’ai eu jusqu’alors.’ »

C’est toujours en raison de la mise en oeuvre d’un mode pragmatique d’appropriation des textes qu’elle trouve la littérature « rassurante » : les histoires lues lui rappellent parfois la sienne. Elle est alors heureuse de constater que ses « galères » peuvent concerner d’autres personnes, y compris les plus « grands » :

‘« En même temps, quand on trouve ce genre de parcours dans la littérature, c’est rassurant. Enfin, c’est rassurant si, en se disant : ces comportements-là sont universels, et il n’y a pas que toi, ma fille, pour te retrouver dans ce genre de galère. Et puis penser de telle ou telle façon, ça n’est pas si aberrant que ça. Et puis souffrir pour telle ou telle raison, ce n’est pas non plus une tare, ce n’est pas idiot, et tout le monde en est là, même les plus grands. »’

Le passé de lectrice d’Odette confirme la faible possibilité de l’apprentissage d’un mode analytique d’appropriation des textes. Si elle se souvient d’avoir aimé lire tôt, elle n’a pas l’impression d’avoir beaucoup lu pendant son enfance :

‘« Je n’avais pas l’impression d’être plongée sans arrêt dans les livres, c’est sûr. Je n’ai pas des parents qui lisent beaucoup, j’ai rarement vu ma maman lire, d’ailleurs, non, je n’étais pas dans un univers où les livres étaient présents. » ’

Le lycée est une période de lecture « obligatoire ». Se décrivant comme une élève consciencieuse, mais pas heureuse (elle s’inscrit à une seconde préparant l’école normale pour échapper à l’internat et au lycée), Odette ne garde de cette période que le souvenir de lectures forcées sans intérêt pour elle à l’époque. Par la suite, au gré de ses rencontres avec des lecteurs l’invitant à découvrir certains textes et auteurs, elle reviendra sur ses lectures scolaires, avec un tout autre regard et un regain d’intérêt. Elle explique ce revirement d’attitude et d’opinion par le fait qu’elle était « pas assez mûre à l’époque » pour comprendre et ressentir tout l’intérêt des textes étudiés à l’école. Elle relit ainsi Molière : « par exemple les pièces, les classiques, c’est un plaisir maintenant, de les revoir, de les entendre. »

L’explication de son inintérêt par manque de maturité est assez intéressante à relever parce qu’elle dévoile, une fois encore un rapport pragmatique aux textes. Selon elle, Molière est étudié beaucoup trop tôt à l’école : « ‘on ne goûte pas le génie de cet homme. Je pense qu’on est capable de s’en rendre compte un peu plus tard. Quoi, quand on s’est un peu meurtri soi-même, frotté à la vie.’ » Autrement dit quand on devient capable de déchiffrer ce genre de textes avec une expérience ordinaire un peu plus vaste et riche que celle d’un collégien ou d’un lycéen.

Interrogée sur ses moments de faibles et de fortes lectures, Odette ne cite jamais aucune période avec précision. Ses grands moments de lecture sont fonction des milieux côtoyés et de l’influence de gens « passionnants ». Les périodes de rupture annoncées par les enquêtés ayant changé de travail, s’étant marié ou ayant eu des enfants n’ont pas de fait, été vécues par l’enquêtée. Sa périodicité est donc beaucoup plus souple et flou, fonction des gens « intéressants » et de ses « coups de coeur ». Ses moments de lecture sont liés à sa « disponibilité » qui n’est pas quelque chose qu’elle maîtrise bien : « ‘par exemple, pendant ces vacances, je n’ai rien lu, je n’étais pas disponible...’  ».

La lecture de l’intégralité de la production littéraire de Bobin s’accompagne chez Odette de connaissances assez précises sur la biographie de l’écrivain. A la suite de premier article, elle a continué de récupérer ceux qu’elle a pu trouver dans diverses revues, tout en tenant à préciser : « ‘attention, je ne suis pas fan à ce point-là ’». Contrairement à d’autres enquêtés qui apprécient les livres mais pas l’auteur, Odette rapporte un sentiment de sympathie envers Bobin :

‘« La façon dont l’article était fait, quand ils disent de Bobin qu’il passe son temps à ne rien faire, c’est-à-dire lire, lire, lire, et écrire. Et ça, ça m’a plû. Et puis le côté très simple. Il ressemble à tout un chacun. Bon c’est vrai que quand j’ai lu l’article, je me suis dit, il est intriguant ce monsieur dont personne n’a entendu parler et dont les livres circulent de droite à gauche, le bouche à oreille fonctionne. »’

« Il ressemble à tout un chacun » : autrement dit, une identification semble possible à Odette lors de la lecture de l’article. Et l’on constate que c’est une manière d’occuper ses journées (« il passe son temps à ne rien faire ») qui est mise en avant par celle-ci et paraît la séduire au point de lui donner envie d’acheter un texte de l’écrivain. Car « ne rien faire » correspond à ce qu’Odette apprécie de vivre, de temps en temps, se définissant ainsi qu’une « contemplative ». Les textes de Bobin ayant trait à la valorisation de l’oisiveté sont ainsi appréciés par Odette en ce qu’ils lui permettent de justifier une pratique qu’il lui arrive d’avoir, sans qu’elle ait l’impression de la maîtriser vraiment :

‘« Je suis extrêmement, comment dire, cyclique, je suis, je ne sais pas pourquoi. Par moment, je vais me mettre à lire, lire, lire, et d’autres bon, ça va se calmer, je n’en aurais pas forcément l’envie ni même le besoin. [...] Je dois être un peu trop contemplative ».’

Dans ce cas, c’est en raison d’une similitude envers un rapport au temps et aux activités, une manière d’organiser ses journées entre Odette et l’écrivain mis en scène dans ses textes que la lectrice se sent « intriguée » par « ce monsieur », au point d’aller acheter un premier livre.

Une autre similitude concerne la manière dont Odette relate son choix professionnel. Est mise en avant par Odette une décision prise de façon « négative », qui présente des similitudes avec la façon dont Bobin décrit sa manière d’être devenu écrivain (voir chapitre 1). Ainsi lorsqu’elle explique comment elle a « choisi » d’intégrer en seconde l’école Normale :

‘« Si je suis institutrice, ça n’est pas par vocation, c’est parce que j’ai tellement mal supporté l’internat, à l’époque, c’était encore un truc, le lycée disciplinaire, barreaux aux fenêtres. [...] Et j’ai passé l’Ecole Normale pour m’en sortir ».’

Elle ne se sent d’ailleurs pas à l’aise dans cette profession : ‘« en même temps je dois avouer que maintenant mon travail ne m’enthousiasme pas plus que ça.’ » Odette n’évoque pas ce sentiment de frustration au moment de parler des textes de Bobin. Cela signifie qu’elle ne le lie pas aux effets possibles de ces textes, tout au moins dans le discours qu’elle nous réserve. Mais on peut imaginer que par des petites formules telles que « je suis une contemplative », « ‘ces petites phrases sont des pansements de l’âme’ », elle se sert des textes de Bobin y compris pour le thème de sa souffrance à effectuer un métier sans passion.

Au fur et à mesure de sa découverte des textes de Bobin, des lectures d’articles viennent renforcer la connaissance de l’oeuvre et de l’auteur de sorte qu’Odette est à même d’énoncer quelques unes des prises de position de Bobin au sein du champ littéraire :

‘« Mais c’est drôle, il m’est sympathique, parce qu’il refuse d’entrer dans... De faire le beau à Paris. Alors s’il y arrive, sans passer par là, à avoir un lectorat, c’est bien qu’il y a une demande, qu’il répond à quelque chose, et puis de toute façon, c’est peut-être une preuve qu’on n’aurait pas besoin de passer par Paris, par tous ces médias. Si on a vraiment quelque chose de profond à dire, ça marche. En dehors de la voie royale. »’

Le trait qu’Odette retient est la posture d’opposition que prend Bobin à l’encontre du milieu littéraire. C’est un thème qu’elle affectionne tout particulièrement, allant même jusqu’à justifier l’achat de tous les livres de Bobin par une envie de soutien à un écrivain différent :

‘« Et en plus c’est comment dire, c’est une façon de dire merci à l’auteur de posséder tous ses livres. C’est une démarche. Bon, on peut aussi lui écrire, y a des gens qui le font. Mais si on peut, autant le faire dans cette direction là, encourager certains, avec certaines personnes dont on se sent en communion avec ce qu’on pense, ce qu’on est. Car ils se sentent très certainement à contre-courant de tout ce qui se dit, ce qui se fait. Et c’est peut-être une façon de le faire. »’

Ainsi Odette est en « communion » avec un auteur qu’elle sent « à contre-courant » : autrement dit, sa lecture consiste pour une part en une attente d’identification, de reconnaissance par rapport à des propos qui lui plaisent en raison de leur dimension subversive. La manière dont Odette se met en scène par ailleurs présente de surprenantes similitudes avec l’image qu’elle a de l’écrivain. Qu’il s’agisse de parler du rapport à ses collègues, à ses amis, elle s’envisage aussi comme quelqu’un à « contre-courant », voire « rebelle ». Les thèmes de l’opposition, autrement dit de l’homme seul s’opposant à la multitude ou à la société et de la dépravation de la société sont suffisamment récurrents chez Odette pour qu’on se propose d’en faire des traits structurants et déterminants de son rapport à l’oeuvre. Il est à préciser que lors des deux entretiens le parallèle n’est jamais explicite entre les positions contestataires de l’enquêtée et de l’écrivain. La similitude ne frappe qu’à la relecture des entretiens. Il s’agit donc pour nous de l’envisager comme une hypothèse : sur ces thèmes, il y a accord profond, implicite entre les schèmes d’interprétation de l’enquêtée et des textes de Bobin.

C’est pendant le second entretien qu’elle s’épanche sur son rapport aux amis et aux collègues. Le terme général qui revient le plus souvent est celui de la déception : déception par rapport à son milieu d’enseignants, par rapport aux « retournements de veste » de ses amis au cours du temps, elle-même se présentant comme quelqu’un dont les principes n’ont fait que se fortifier :

‘« Je suis maintenant, comme l’idée que j’ai de la vie, est à peu près la même que vingt ans en arrière, je n’ai pas tourné ma veste sur des grands principes, sur les idées fondamentales, et là j’en ai vu des gens, que j’appréciais, que j’avais estimé, que j’avais placé très haut, s’inscrire totalement maintenant dans ce fonctionnement que je réprouve et ça me fait mal, quelque part. Mais mal ! »’

Par rapport à ses collègues, elle se définit comme étant constamment et depuis toujours en porte-à-faux :

« Je crois que je suis profondément rebelle. Et ça n’est pas confortable à vivre, mais je ne veux pas me conformer, je ne veux pas me résigner. Voilà. J’ai secoué une collègue, une fois, mais je ne me reconnaissais pas, parce que de sa part, en plus, c’est inadmissible qu’elle soit là, à tenir les propos qu’elle me tenait. Sa logique était pour moi effrayante. Ça allait dans le sens inverse de ce que je crois et de ce que je croyais qu’elle était elle-même aussi, c’était trop décevant. Ha oui. [...] Mais, oh là là, je me sens encore complètement, j’ai l’impression d’être encore très adolescente avec ce côté prête à m’emballer, quoi, dans un sens ou dans un autre, j’ai encore pas. Peut-être qu’être adulte c’est savoir se résigner quelque part, sur plein de... Mais je n’ai pas envie, alors après tout. C’est comme ça, je ne veux pas me laisser vivre. [...] Je serai peut-être une éternelle adolescente. Et dans le fond, heu, ce n’est pas pire que ceux qui ont retourné leur veste et qui font du pognon sur le dos des autres. Donc c’est vrai qu’il y a des adolescents rebelles, et qui sont devenus, de bons pères de famille pleins de fric, et qui ont complètement oublié leur époque, où ils fustigeaient les bourgeois et autres institutions... »’

Dans sa manière de juger ses collègues, Odette oppose le fait d’être rebelle comme un point positif par rapport à ceux qui « font du pognon sur le dos des autres » : il s’agit de deux schèmes de perception également présents dans la production littéraire de Bobin (l’écrivain dénonce l’intérêt économique395). Elle envisage également d’une façon positive le fait de n’avoir pas « retourné sa veste » par rapport à ses collègues qui ont subi des transformations de situations (mariage, enfants). On peut imaginer (car Odette ne fait pas le lien de manière explicite) que la thématique de l’homme seul luttant contre une société en perdition, présente dans les textes de Bobin, va dans le sens d’une consolidation des principes d’Odette.

Egalement sollicitée de développer les thèmes l’interpellant plus particulièrement, Odette commence (lors du premier entretien) par énoncer celui de la critique de la société et de sa dimension matérialiste :

‘« Enfin, moi, ce que j’aime bien, c’est, enfin moi, ce qui me plaît, et qui plaît à plein de gens, c’est qu’il est loin, justement de tout ce côté matériel, superficiel. »’

Lors du second entretien, elle présente sans la référer à Bobin, une conception de la nature comme source de bienfaits qui reprend et poursuit l’opposition nature/culture (ou société) :

‘« L’autre jour j’ai entendu des choses extrêmement intéressantes, sur France-Inter. Ils avaient invité ce qu’ils appellent un Homme-médecine, les indiens, un véritable indien Homme-médecine, et je me retrouvais complètement dans ce que cet homme disait, par rapport à la nature, ce rapport au corps, aux individus, tout. Et puis ce côté, moi ce que j’aime chez ces gens, c’est, comment dire, ce sont des peuples qui ne se sont pas imposés comme les maîtres de quelque chose, les maîtres de la terre, qui vont infléchir les choses selon leur volonté. Ils se sont inscrits dans... Dans un fonctionnement, et ils ont effleuré. J’aime cette notion d’effleurer la terre. Pas la massacrer, pas l’asservir, pas la mettre à son service, coûte que coûte. Et j’aime cette idée de penser loin. De pas penser l’immédiat. Penser, ils disent eux, je trouve ça extraordinaire, qu’ils empruntent la terre à leurs enfants. Donc chez nous bonjour, ce n’est pas vraiment. Et c’est terrible parce que je sens que, les gens vont au suicide, quoi, en agissant comme ils agissent actuellement. On voit l’instant, on ne se projette pas. Même l’année d’après, ce n’est pas possible de faire une projection sur l’année d’après. Là maintenant, et puis tant pis, si on a fait une grosse bêtise. »’

Cette conception est indissociable d’une vision esthétique de la nature :

‘« Je suis très humble, en face de la nature, ça me rend, chaque fois, je regarde un truc très précisément, j’ai une espèce d’émerveillement, même si c’est une chose que je connais, que je crois connaître. Déjà ne serait-ce que parfois l’esthétique de cette chose, et puis cette force qui fait que ça bouge, ça vit, ça va. Mais je suis très humble là devant. Et je me dis, s’il y a une perfection quelque part, elle est là. Elle est là dedans. En plus j’ai souvent le sentiment qu’il n’y a pas de faute de goût, dans la nature. Comme nous on est capable d’en commettre à longueur de temps. Il y a une perfection de choses, ça roule, c’est complètement... jusqu’au jour où l’homme y met sa main, et où il bousille tout. C’est terrible. »’

Cette conception de la nature correspond trait pour trait aux développements que lui consacre Bobin ainsi que nous l’avons analysée au chapitre III. Que l’enquêtée ne rapporte pas ce thème à la manière dont Bobin l’aborde invite à penser qu’il en a été fait une assimilation. Il n’est pas de notre pouvoir de dire si l’enquêtée présentait déjà cette thématique avant la lecture des textes de Bobin. Elle précise seulement que ces pensées lui sont venues très tôt (« ‘Je sais maintenant quand j’entends parler les gens qui s’intéressent à ça que ça va dans ce sens-là. Mais ces convictions, elles sont antérieures à des lectures. Ce n’est pas des lectures ou une connaissance des choses, qui les ont fait naître. C’est comme ça, je ne sais pas pourquoi, j’ai eu très tôt ces idées là plus ou moins claires dans la tête, mais au moins cette sensation, cette perception, cette intuition. Voilà, comme ça. Et je vois que dans le travail que je fais, ma manière d’être ça va dans cette conception, dans cette logique-là »). Dans ce cas, la lecture des textes de Bobin a dû jouer dans le sens d’une clarification de ses positions (« il met noir sur blanc ce qu’on ressent confusément ’») et d’un confortement de ses prises de positions, qui sont plus esthétiques qu’éthiques pour cette thématique.

Pour deux thèmes au moins, les conceptions d’Odette divergent assez profondément de celles des textes de Bobin. Il s’agit de la religion et de la maternité. Seul le thème de la religion est rapporté à Bobin dans la discussion :

‘« Bon le côté religieux du personnage [de Bobin], je n’accroche pas spécialement. Mais je ne sais pas quoi vous dire. Son image de Dieu ne correspond pas forcément à la mienne. Je ne sais pas comment expliquer, parce que c’est très présent dans ses livres. Parce que pour moi, l’aspect de la spiritualité ne peut être qu’une démarche individuelle. »’

Le second thème est celui de la maternité. Odette n’a pas d’enfant et n’envisage pas d’en avoir. Elle s’en explique lors du second entretien :

‘« Je ne peux pas envisager de mettre au monde les enfants, dans un monde que j’estime complètement aberrant, et qui marche sur la tête, et je ne veux pas faire d’enfant pour justifier ma vie. Qu’est-ce que ça veut dire, quelle prétention ! Moi, une fois que je serai passée, et je serai passée et puis c’est tout. Il n’y aura rien derrière et qu’est-ce que ça peut faire ? Bon, y a plein de gens qui font des enfants pour combler une solitude, pour se sentir exister après leur mort. » ’

Qu’Odette ne se réfère pas aux opinions de Bobin dans ces domaines ne l’empêche pas d’avoir une réception heureuse. On pourrait s’étonner, au vu de la redondance de ces deux thématiques dans la production littéraire de l’écrivain, de l’absence de gêne éprouvée par l’enquêtée à leur lecture. Elle n’adhère pas, mais ne se sent pas décontenancée par la récurrence de ces thématiques. En fait, il semble que lors de sa lecture, elle laisse de côté ce qui ne correspond pas à sa vie, à sa façon de penser. Envisageant les textes de Bobin comme pouvant l’aider, elle précise qu’ils ne sont pas ses seules sources de réflexion et d’apaisement : elle puise également chez d’autres auteurs ce qui l’intéresse. Rappelant que Bobin n’est pas le seul auteur qui puisse la faire réfléchir, elle précise : « ‘J’y trouve des éléments de réponse, mais je ne me consacrerais pas qu’à la lecture de Bobin. Y a d’autres choses, d’autres points de vue, venant d’autres horizons ’». Qu’elle s’intéresse en parallèle des lectures de textes de Bobin, à d’autres auteurs doit être souligné : évoquer « d’autres points de vue, venant d’autres horizons » indique que la diversité des manières de penser, des schèmes d’interprétation est tout à fait envisageable, voire bienvenue chez elle. Ce n’est pas parce qu’elle a l’impression d’être « reconnue », « révélée », « comprise » par les textes de Bobin que ceux-ci sont les seuls à pouvoir fournir une interprétation satisfaisante de la réalité. D’autres auteurs, proposant des éléments de réponse, des schèmes d’interprétation différents, en opposition ou confortant les prises de position de Bobin sont des points auxquels elle peut et souhaite se référer. Cela renvoie d’ailleurs à une de ses attentes par rapport à la lecture :

‘« J’ai tout le temps le sentiment que le livre, je vais dire une banalité, mais c’est vraiment une clé pour la liberté quelque part, parce qu’y a tellement de choses là-dedans, si on veut bien se donner la peine de s’y plonger. Ça rend libre, je trouve. Et puis ça aiguise une espèce de sens critique. Lire des choses diverses, divers points de vue sur les mêmes choses, aussi, ça oblige à prendre une distance, à pas croire tout ce qu’on nous dit comme vérité absolue. Il n’y a pas qu’une parole, y a pas qu’une façon de penser, y a pas qu’une façon de ressentir les choses. Et c’est à travers les livres que ça apparaît. Il n’y a pas que les livres, mais le livre en fait partie. »’

On observe que si Odette ne mobilise pas explicitement beaucoup d’outils d’analyse textuelle, elle se réfère en revanche à des connaissances ou savoirs issus du sens savant. Qu’il s’agisse de l’énonciation de son rapport à la nature, à la société, à la religion, à la maternité, il s’agit de prises de position existant dans les champs intellectuels et artistiques. Un exemple en est l’interview d’un Homme-médecine sur France-Inter, qui intéresse vivement Odette, car ses propos vont dans le sens d’un confortement de ses propres idées. Odette semble être quelqu’un qui pour qui la dissociation entre le vécu et les prises de positions intellectuelles est difficile à établir. Elle relate d’ailleurs s’être « fait traité d’intellectuelle par des collègues ». On est donc en présence d’une expérience de réception où l’absence de mobilisation explicite d’outils d’analyse littéraire n’empêche pas une intertextualité latente, sous forme de connivence, avec des schèmes d’interprétation savants, ou existants dans les champs intellectuels.

Portrait n°2 : Julie : « On est une famille de lecteurs »
Age 38 ans (née en 1962)
Profession Employée de librairie
Situation matrimoniale Vie maritale
Origines sociales Père : grossiste en livre (éditions Atlas), d’origine espagnole
Mère : a également travaillé pour les Editions Atlas
Un frère : travaille dans l’édition
Une soeur 
Julie est l’aînée
Livres de Bobin lus
(ordre chronologique)
Le Très-Bas, Une petite robe de fête, Autoportrait au radiateur, La part manquante, L’Equilibriste, Geai

Julie a entendu parler de Bobin pour la première fois par l’intermédiaire de son compagnon (il s’agit du portrait n°4, John), alors qu’elle était employée de librairie. Elle débute par la lecture du Très-Bas, en 1993 et poursuit sa découverte des textes de Bobin au fur et à mesure des parutions. Ses impressions initiales sont fortes. Elle relate avoir « dû verser quelques larmes » :

‘« Enfin tout ce qu’il a dit m’a touchée. Je me suis dit c’est vrai dans le Très-Bas, le moment où il parle de la mère, je crois que j’ai dû pleurer parce que ça m’a tellement... Je me suis dit, c’est tellement fort, c’est tellement, je ne sais pas, c’est trop beau. C’est vraiment un moment qui m’a marquée quoi. »’

Dans son propos Julie exprime le sentiment d’une adéquation profonde entre ce qu’elle aurait voulu exprimer et ce qu’elle découvre dans l’ouvrage :

‘« Et bien la première impression quand j’ai lu Bobin, je crois c’est que je me suis dit qu’il y avait une clarté dans ce qu’il disait, enfin je ne sais pas comment expliquer, c’est, ça serait dire que, en fait il dit exactement ce qu’on aimerait dire quoi »’

La lecture du Très-Bas a donc été un « choc ». Le détail de ses impressions porte sur deux thématiques, qu’elle dit avoir immédiatement repérées et appréciées. Il s’agit d’une part de la façon dont Bobin traite de la question de la divinité :

‘« Voilà, disons que ça correspond vraiment à mon idée de dieu, quoi. Donc je l’avais pas lu et exprimé comme ça, Et je me suis dit ‘ben c’est ça quoi’. En fait, ce qu’il dit c’est tellement clair, c’est tellement limpide, c’est tellement beau que ça m’a bouleversée. »’

Julie relève d’autre part, des figures de la femme et de la maternité. Trouvant ce thème « sublime », l’enquêtée est à la fois capable de citer plusieurs titres de livres de Bobin où il est plus explicitement traité, et d’en faire une sorte de résumé :

‘« Et puis alors là, justement, les femmes, en particulier, même tout ce qu’il dit sur les femmes, les femmes en tant que mère, surtout, c’est sublime. Il en parle souvent, dans tous ses livres. Parce que, il en parle dans la Robe de fête, il en parle dans la Part Manquante, il place vraiment la mère au dessus de tout. Il dit que c’est elle qui, qui en fait, a la conscience de la vie. Je ne sais pas comment exprimer ça, mais qu’elle est vraiment au-dessus des hommes. Parce qu’elle porte l’enfant. Il parle beaucoup des enfants, et les enfants c’est eux qui ont dieu en eux, jusqu’à temps qu’après ils perdent un peu de Dieu, c’est fini. Et ça j’ai trouvé ça très juste aussi, parce que c’est vrai que c’est, c’est une idée de la pureté qui est très belle quoi. »’

Savoir retrouver les titres des livres, les rapporter à des contenus précis, et expliciter ceux-ci peut être analysé soit comme un ensemble de compétences à la mobilisation d’un mode d’appropriation analytique des textes scolairement acquis, soit comme la capacité à se repérer dans le champ littéraire, résultant de son activité professionnelle. Julie, bonne lectrice depuis l’enfance, fait un parcours scolaire sans problème jusqu’en terminale (littéraire). Elle relate un rapport heureux au français et à la philosophie. Néanmoins, si sa capacité à rapporter le contenu des textes aux titres et noms d’auteurs montre la mobilisation de compétences particulières, cela ne signifie pas qu’elle mette en oeuvre des dispositions analytique et esthétique lors de ses lectures. En fait, et c’est ce que nous allons détailler, elle rapporte constamment les propos de l’auteur à sa propre vie, évaluant d’une manière éthique plutôt qu’esthétique ses considérations. Durant le premier entretien, elle pose beaucoup de questions sur la vie de Bobin, nous demandant par exemple s’il a été marié, si la petite fille (Hélène) qu’il garde est la sienne, s’il a des enfants, s’il vit vraiment comme il l’indique dans ses livres. L’impression qui perce sous ces questions est que Julie ne dissocie pas l’individu écrivant qu’est Bobin de l’image littéraire de l’auteur construite dans ses textes. Elle parle de l’écrivain comme s’il s’agissait d’un guide spirituel dont elle pourrait suivre les préceptes au quotidien. Elle évoque d’ailleurs le terme de moine ou de prêtre pour qualifier le sentiment qu’il lui laisse :

‘« Ho mais je pense qu’il doit être très humble, il ne doit pas. [...] Oui, donc c’est quelqu’un qui est bien, je pense, qui est proche de la perfection. Enfin je veux dire, qu’il est proche de la nature, il est proche des enfants, enfin je ne sais pas, il est, c’est un sage, quoi, un peu. »’

Elle est très impressionnée par la faculté de l’écrivain de se contenter de peu, aussi bien d’un point de vue matériel qu’humain. Sa solitude lui semble une force dont elle ne se sent pas capable pour sa propre vie. Le thème principal sur lequel Julie réfléchit concerne le rapport au temps et aux contraintes matérielles. Prendre plus le temps, se contenter de plaisirs minuscules sont les formules qu’elle voudrait pouvoir appliquer pour elle-même. Tentant de qualifier le genre de la production de Bobin, elle use du terme de « philosophie », autrement dit d’une « certaine manière de voir la vie ». C’est dans ce sens qu’elle entend les préceptes, assertions et autres aphorismes proposés par les textes :

‘« Ha ben oui, parce qu’on change, bien-sûr, c’est sûr. Moi je suis sûre qu’il y a quelques années je n’aurais pas accroché pareil à Bobin, ça fait partie aussi d’une certaine ligne de vie, enfin je sais pas si on peut appeler ça une ligne de vie, mais une manière de voir la vie quoi. C’est ça c’est presque une philosophie pour Bobin. Comme on tend vers ça, enfin moi je tends vers ça. » ’

« Tendre vers ce qu’il dit » est une formule qui indique bien le rapport que Julie établie entre l’ethos des textes et son propre comportement. Qualifiant l’écrivain de sage, elle estime devoir tenter d’imiter son comportement :

‘« Oui, mais c’est un sage. Quelque part, il a transcendé tout ça et puis maintenant il est, il peut vivre de rien, enfin. »’

Ainsi, tout en trouvant ces textes « beaux », « poétiques », c’est en raison de l’efficace possible de leur contenu éthique qu’elle construit sa réception. Questionnée sur l’évolution de ses lectures de textes de Bobin, Julie raconte avoir eu envie de poursuivre cette découverte pour le « bien-être » qu’elles lui procurent :

‘« C’est peu-être une envie de quelque chose, je ne sais pas, je saurais pas le définir, peut-être un besoin de bien-être, parce que c’est vrai qu’il laisse un bien-être. Et puis il amène quelque chose, c’est sûr. Ce n’est pas une lecture gratuite, je crois. Je crois que c’est une attente. Et puis il y a beaucoup de spiritualité dans ce qu’il dit. Donc c’est vrai que c’est une sorte de remède, des réponses à des questions. Parce qu’en fait il trouve la réponse. Il aide à aller plus loin. Il aide à vivre autrement, il aide à réfléchir sur certaines choses. »’

Ces textes ressortissent d’un double registre. Pour Julie, ils sont à la fois « philosophiques » et « spirituels ». La conséquence en est qu’ils lui « font du bien », qu’ils correspondent à des « remèdes » qui « aident à vivre autrement ». L’apaisement qu’elle éprouve semble directement rattaché aux remèdes qu’elle découvre dans les textes. Sans ces solutions pour la vie quotidienne, peut-être que Julie ne se sentirait pas aussi apaisée lors de sa lecture.

Les textes de Bobin lui permettent en effet de retravailler mentalement des situations conflictuelles, problématiques ou douloureuses dans le sens d’une délivrance. Les questions qui la préoccupent portent sur le rapport aux biens matériels et au temps. Et lorsqu’elle dit vouloir « tendre vers ce qu’il dit », cela signifie arriver à se détacher du sentiment de nécessité :

‘« J’aimerais vraiment être comme lui, quoi, ça c’est sûr. Je le lis, et d’un coup, mais il est formidable, il a dépassé tellement de choses, que je n’arrive pas à faire. Peut-être que dans un an j’y serai arrivée ou alors je serai complètement névrosée, je n’en sais rien, mais en tout cas, oui, je tends vers ce qu’il dit. »’

L’apaisement provient chez Julie de la possibilité de faire « nécessité vertu » au moyen des textes de Bobin. Elle décrit ses conditions d’existence en terme de domination, ainsi qu’en témoigne sa manière de relater l’histoire des emplois qu’elle a successivement occupés. Elle n’est en effet jamais dans l’affirmation d’une volonté et d’un choix dont ses activités professionnelles résulteraient. La logique mise en avant est plutôt liée à l’idée de survie économique, qui lui font accepter des « petits boulots », même si ceux-ci lui sont si pénibles qu’elle en fait des dépressions nerveuses (« ‘c’était vraiment un truc ça me déprimait [un travail de standardiste à La Redoute]. Je n’en pouvais plus. Même ça aurait été grave, quoi, je ne pouvais plus c’était impossible’ ).

Il n’y a pas de trace dans son discours d’un plan de carrière ou d’une orientation consciemment construite de ses activités professionnelles vers un but défini. La façon dont elle relate son arrivée dans la librairie est à ce propos éloquente : c’est grâce à une « sacrée chance » qu’elle s’est « retrouvée là ». Tout commence par une « rencontre », avec sa future patronne : «  ‘et ça, c’est formidable d’avoir rencontré quelqu’un comme ça. Moi vraiment, c’est une rencontre. Ha oui, c’est une rencontre, importante dans ma vie.’ » Elle attribue cette rencontre au hasard. Il ne s’agit pas d’une chose qu’elle aurait pu prévoir ou planifier. Elle emploie d’ailleurs une expression qui résume bien le sentiment d’impuissance qui semble gouverner sa vie professionnelle : « ‘c’est bien tombé dans ma vie, les choses sont assez bien tombées dans l’ensemble, quoi. Au niveau du travail.’ » En général, ce qui « tombe » ce sont des évènements imprévisibles, bons ou mauvais, sur lesquels on n’a que peu de prise (à la manière dont la pluie tombe du ciel). Cela s’oppose à la vision constructive de sa propre vie où tout ce qui arriverait ne serait que la résultante d’efforts (pour une vision constructive de sa vie, voir le portrait n°13, de Léon).

Julie occupe avec bonheur au moment des entretiens le poste d’employée de librairie à mi-temps. Sa patronne, en l’embauchant l’a sauvée d’une dépression (« ‘heureusement, j’ai rencontré les Chassin, mais ça a été vraiment une rencontre extraordinaire, parce que j’aurais pas pu tenir, je pense, heu, j’aurais craqué avant. J’aurais fait une dépression ou quelque chose comme ça, ou j’aurais été malade, enfin’ »).

Le contact avec la clientèle et les livres sont les éléments qui plaisent le plus à Julie dans son travail. Pour elle, son emploi consiste en un retour vers les livres et la lecture. Pendant toute la période de ses travaux alimentaires, c’est-à-dire à la fin de ses études inachevée à l’Efap et jusqu’à son poste dans la librairie, elle a finalement peu lu, par « manque de temps » et en raison de ses « soucis » :

‘« J’ai toujours lu, mais je lisais moins. Je lisais beaucoup moins. Quand tu rentres du travail, t’es crevée, et puis t’as pas spécialement l’esprit à lire, quand t’as des soucis, tu te sens pas bien. Il faut être dans un état d’esprit pour lire, et y a des moments tu peux pas lire, t’as des soucis, t’as des problèmes dans ta tête, t’as des choses... Tu ne peux pas t’évader dans la lecture, c’est impossible. »’

La lecture revient donc en force avec son travail à la librairie parce qu’entourée de livre, elle est tout d’abord sollicitée par sa patronne de lire un maximum d’ouvrages de manière à être performante dans ses conseils aux clients, et puis parce qu’elle se sent plus sereine et « soulagée » dans sa vie professionnelle. Elle ramène donc des livres de la librairie chez elle et avec son compagnon, se couche tôt pour lire au lit (« ‘c’est comme ça que je suis le mieux. Et c’est vrai que depuis qu’on travaille à la librairie, on lit énormément’ »). Elle choisit ses lectures au regard des nouvelles parutions. Le travail à la librairie lui permet d’être bien informée sur les nouveautés et elle s’efforce tout à la fois de suivre les auteurs qu’elle aime bien (Bobin, Delerm396, ...), et d’en découvrir de nouveaux, sans pour autant mettre en place de stratégies pour mémoriser les textes lus (pas d’achat des livres, pas de prises de notes, pas de marques sur les ouvrages et pas de thésaurisation de ceux-ci à la maison).

Lire beaucoup est une pratique à laquelle elle s’adonne alors d’autant plus volontiers que celle-ci renoue avec des habitudes passées, héritée de son enfance. Ses parents, qui ont tous deux travaillé dans l’édition, rapportaient des quantités importantes de livres à la maison. Julie et sa famille ont donc été habitué tôt à être entourés de livres et à développer un goût tant pour les objets que pour la pratique (« ‘m’enfin j’ai toujours aimé les livres puisqu’il y en avait constamment, mon père en nous en amenait. Ça faisait partie de notre univers quoi. Donc, j’ai toujours vu des livres. Donc forcément, je pense que ça aide à aimer la lecture. De toute façon, tous les soirs on lisait. Mes parents me disaient qu’il fallait lire. Enfin tout le monde lisait tous les soirs à la maison’ .»). En prenant elle-même un emploi se rapportant au monde des livres, Julie a donc la sensation de suivre un fil conducteur tissé par sa famille, et d’inscrire sa propre vie dans une logique dont le sens se construit au regard des pratiques professionnelles familiales. A plusieurs reprise lors des entretiens, elle précise que tout le monde aime les livres dans sa famille, au point d’être tous « dans l’édition » : « ‘mon père a tout le temps travaillé dans l’édition, ma mère l’a aidé un temps. Mon frère travaille dans l’édition. Et moi aussi. On a quelque chose avec les livres, ce n’est pas possible !’ ». Le sentiment d’une trajectoire chaotique et soumise à la nécessité de survie économique s’estompe donc lorsque Julie arrive à rapporter son activité à une identité professionnelle familiale : « on est une famille de lecteurs ». Son travail a donc du sens puisqu’il renoue avec un amour pour les livres transmis par ses parents et poursuivi par son frère. C’est l’appartenance à une famille de lecteurs qui donne à Julie le sentiment d’une cohérence et d’un sens à sa vie professionnelle. Ce sentiment est renforcé par une anecdote qu’elle relate lors du second entretien. Sa mère a elle aussi, lorsqu’elle était jeune, travaillé dans une librairie :

‘« Mais alors curieusement, c’est étonnant le hasard de la vie, quand elle était plus jeune, plus jeune que moi, elle devait avoir vint-cinq, une vingtaine d’année, ou vingt-cinq ans, elle a travaillé dans une librairie à la Croix-Rousse, et c’était une librairie papeterie, comme chez Chassin. Alors on en parlait, elle me disait, tu te rends compte ! C’est marrant comme la vie, enfin les choses recommencent. Et je trouvais ça très bien parce que c’est vrai qu’elle me disait ha ben oui, moi j’y travaillais. Et elle a travaillé des années, et elle a même failli, être gérante de cette librairie, mais comme elle avait une mère qui était très malade, et elle était obligée de s’occuper d’elle, elle n’a pas pu prendre la gérance de l’autre personne, une fois que la libraire a pris sa retraite. Sinon elle aurait pu, elle lui avait proposé. C’est un petit peu un regret quoi, dans sa vie. Mais bon, elle a toujours été dans les livres, avec mon père aussi quoi, voilà. »’

Julie est donc au moment des entretiens dans une période où sa vie professionnelle coïncide en partie avec ses dispositions tournées vers le monde de l’art et de la culture (« moi, je trouve que quand j’ai lu deux heures d’affilée, je suis vraiment contente, j’ai l’impression d’avoir rempli mon temps . C’est quelque chose qui est essentiel pour se sentir bien . Donc c’est vraiment un moment où je me retrouve en fait, la lecture, c’est vraiment ça. Donc là, baignant dans les livres , on est comme des poissons dans l’eau »). Pour autant, elle ne se sent pas complètement épanouie. L’emploi à la librairie est une des possibilités professionnelles parmi celles pour lesquelles a été préparée et dont elle rêve. Mais son désir aurait été de travailler dans le cinéma. « Mal conseillée » dans son orientation, elle a intégré une école d’attachée de presse, dans laquelle elle s’est sentie en tel décalage avec ses collègues, qu’elle a arrêté au bout de deux ans une formation qui en compte trois :

‘« Ben j’ai fait, je suis allée à l’Efap. C’est vraiment quelque chose que je n’aurais pas du faire, c’est l’école des attachés de presse. C’est une école privée. Donc en fin de terminale, je me demandais ce que je voulais faire et puis en fait j’aurais aimé faire autre chose, mais j’ai été un peu mal conseillée. Pas mal conseillée, mais bon, je ne savais pas trop quoi faire mais je savais que je voulais m’orienter vers le cinéma, en fait, et mon but, j’ai toujours été passionnée de cinéma, et en fait j’ai mal choisi, je me disais, je pourrais toujours trouver un travail de communication dans le cinéma, du genre attachée de presse ou. »’

A l’issue des deux années d’école d’attachés de presse, elle décide d’arrêter ses études et de chercher un travail « alimentaire » (« ‘non, je n’avais plus envie de faire des études. Ca n’était pas mon truc. Je voulais gagner de l’argent, déjà, pour vivre, en plus je m’étais installé avec un copain à l’époque, on avait besoin d’argent, on avait besoin de se loger’  »). C’est alors le début de la ronde des petits boulots, jusqu’au moment où elle trouve son emploi dans la librairie. Son désir de travailler dans le cinéma ne s’est pas réalisé. Elle en garde un regret, et continue d’y penser :

‘« En fait, moi j’aurais aimé travailler dans le cinéma, mais quand j’y repense maintenant, peut-être faire un travail plus manuel, du genre, le montage. Mais j’ai raté le coche à dix-sept, dix-huit ans, je ne savais pas. Enfin, j’aurais dû partir à Paris, peut-être, laisser mes parents. Alors ça n’était pas évident. Donc voilà, donc j’ai toujours eu ce regret de pas trouver un travail dans ce milieu là, mais je n’aurais peut-être pas été à l’aise non plus parce que c’est un milieu particulier. »’

Si donc son travail à la librairie constitue une des réalisations professionnelles possibles satisfaisantes pour Julie, deux éléments empêchent son plein épanouissement. Tout d’abord une envie souterraine contrariée de travailler dans le cinéma, qui mobilise l’essentiel de ses rêves professionnels, et d’autre part, le sentiment d’une instabilité, d’un manque de maîtrise sur l’avenir de son emploi, qui l’empêche de se projeter à long terme. Elle a tout d’abord peur de se lasser de ce travail (ce qui est arrivé pour ses autres emplois, même lorsqu’ils lui plaisaient un peu) :

‘« J’espère que ça continuera autant que possible quoi. Mais enfin on ne peut pas dire, on ne sait jamais ce qui peut se passer. On peut très bien dans deux ans être complètement ailleurs, c’est vrai que je ne peux pas, je n’arrive pas à faire des projets à long terme. Surtout avec le travail, c’est difficile maintenant quoi. »’

Puis, voyant ses patrons au bord de l’âge de la retraite, elle ne sait pas ce qu’il adviendra de son poste lorsqu’ils cesseront leurs activités :

‘« Non, je me dis ça parce que monsieur et madame Chassin sont quand même âgés. Je ne sais pas ce qu’ils vont faire après. Non ça peut durer, bien-sûr, ça peut durer, mais je veux dire qu’il y toujours cette précarité quand même. Tu ne sais pas, c’est peut-être par rapport à leur âge, je me dis, quand ils prendront leur retraite, est-ce que, comment ça va se passer, est-ce qu’ils nous confieront la librairie, ce qui est possible, aussi, on n’en a jamais parlé encore. Un jour en riant, madame Chassin a dit : ‘ ho, mais vous serez les directeurs’. Mais en rigolant, alors peut-être qu’elle se dit de toute façon elle ne vendra jamais sa librairie je pense. A moins qu’elle ait vraiment besoin d’argent, et que, donc elle la gardera toujours à ce moment-là et nous, peut-être on pourrait être là en gérance. Ça pourrait, alors là ça serait super. Moi ça me plairait beaucoup. Mais on n’en a jamais parlé, tu te rends compte, c’est quand même...»’

Julie craint donc tout à la fois son propre état d’esprit, qui peut changer et lui transformer son goût pour le travail à la librairie, et la fermeture de celle-ci. Il lui est donc difficile d’envisager dans la continuité et d’une manière stable son avenir professionnel. Même si son emploi actuel est au plus proche de ce qu’elle aime ‘(« ça correspond plus à ce que j’aime, c’est tout à fait, ce qu’il me faut actuellement ’»), elle se sent doublement soumise. Sa propre instabilité d’humeur jointe à la situation de la librairie se conjuguent pour inscrire ses actes quotidiens dans un court terme qui l’empêche de faire des projections ou d’avoir le sentiment de maîtriser ses conditions objectives d’existence. On comprend dès lors mieux les effets possibles sur Julie des textes de Bobin qui préconisent de ne pas accorder d’importance aux choses matérielles et de savoir se contenter de peu. L’apaisement et la détente provoqués par la lecture des « remèdes » proposés par Bobin jouent finalement le même rôle que celui mis en évidence par Pascale Noizet dans le cas de la littérature sentimentale. Dans ce cas, la lecture des romans Harlequin est vue comme une « relaxation » au moyen de la mise en oeuvre de façon distanciée des rapports conflictuels entre hommes et femmes. En lisant ces romans, les lectrices font travailler de façon distanciée des configurations conflictuelles dans les rapports sexués (voir l’introduction de la deuxième partie).

Sur certaines thématiques se rapportant notamment aux questions existentielles, il apparaît donc que les textes de Bobin permettent au lecteur de travailler les points conflictuels et douloureux de son ordinaire. Si Julie s’apaise à leur lecture, c’est parce qu’ils offrent des temps de « relaxation » où des schèmes d’interprétations viennent donner du sens. Loin de n’être que des ouvrages divertissants ou constituer une échappatoire à un quotidien ennuyeux, les livres de Bobin, tout comme les romans de paralittérature sentimentale selon P. Noizet, sont en dialogue avec les schèmes d’interprétation de lecteurs tels que Julie. Il s’agit de lecture qu’ils ancrent dans le réel et dont les attendus sont d’aide à l’appréhension et à la compréhension de celui-ci. Nous proposons le terme de fonction d’aide symbolique pour qualifier cette attente qui ne correspond ni à du divertissement ni à un besoin de connaissances, et encore moins à une plaisir esthétique pur (le développement de cette fonction d’aide symbolique est effectué au chapitre X).

Cette fonction tout à fait particulière de la lecture, qui s’oppose au divertissement, se met en évidence chez Julie à plusieurs occasions dans les entretiens. Elle est amenée par exemple au cours de la conversation, à évoquer les pratiques de lecture des membres de sa famille. Il est intéressant de constater à ce propos comment les connaissances retenues de la lecture des textes de Bobin sont mobilisées dans son appréhension des situations ordinaires. Elle commence par présenter les manières de lire de sa mère et de son frère :

‘« On avait des livres, et puis chez ma mère, c’est vrai, il y a une tonne de livres... Je ne sais pas comment ça se pèse, en tonnes. Mon frère alors c’est un lecteur, mais fou, quoi, il n’arrête pas de lire, il fait que ça, même, donc c’est vraiment une famille de lecteurs. Et moi je suis peut-être celle qui lit le moins, par rapport à ma mère, elle est à la retraite, en plus elle est malade, alors y a que ça quoi, elle lit, elle lit. C’est bien. »’

Elle enchaîne immédiatement par une remarque générale visant à inscrire le comportement décrit dans une échelle de valeur qui s’est élaborée au moyen de la lecture des textes de Bobin :

‘« Enfin il ne faut pas trop lire, c’est ce qu’il dit, d’ailleurs Bobin. Il le dit à un moment il parle de la lecture, il dit que : il y a le moment avant qu’on sache lire, on est vraiment dans le paradis en fait, et puis après on commence à lire et c’est une parcelle de Dieu qui s’en va. Il le définit comme ça, c’est, c’est trop parce qu’il dit, et puis après, y a ceux qui ne lisent jamais, y a ceux qui lisent trop, qui s’enferment dans la lecture. »’

Elle bascule des pratiques de lecture de ses proches à ce qu’en dit Bobin dans ses textes. Cela montre comment les connaissances assimilées lors de la lecture sont réutilisées par Julie : a l’évidence, elle se sert des schèmes d’interprétation pour donner du sens à des pratiques dans la vie ordinaire, pour peu qu’il s’agisse de thèmes investis par l’écrivain. Ce n’est pas seulement lorsqu’il revient à Julie de parler des textes de Bobin qu’elle présente ce qu’elle en a retenu, mais également, lorsque des situations ordinaires les lui rappellent. Les schèmes d’interprétation issus des textes ne sont donc pas mobilisés seulement dans des situations de lecture ou par référence intertextuelles. C’est dans l’expérience ordinaire que Julie ancre et fait dialoguer le savoir extrait des livres de Bobin.

La fonction remplie par les textes de Bobin chez Julie se retrouve également pour d’autres auteurs. Il est un écrivain, Philippe Delerm, que Julie assimile et confond à Bobin. L’usage qu’elle a de ses textes est identique à celui mis en place pour les textes de Bobin. Elle évoque cet écrivain alors qu’elle est en train d’expliquer les avantages et inconvénients de sa vie campagnarde (elle habite avec son compagnon et les deux enfants de celui-ci dans une vieille maison à la campagne). Si elle se trouve très heureuse dans cette habitation, elle déplore toutefois l’humidité durant la période hivernale. Elle se souvient alors avoir lu quelque chose sur l’humidité dans un texte de Bobin ou de Delerm, qui visait à la valoriser :

‘« Oui, il fait humide, il fait froid. Ben je ne sais pas si c’est dans un livre, non, c’est pas Bobin, c’est Delerm, qui parle. C’est marrant parce que je les confonds maintenant. Ils parlent de sa maison en Normandie, qui est toute humide et tout, et il dit que c’est super l’humidité, sur les murs, enfin il en fait quelque chose de, d’assez touchant quand même. Mais c’est vrai que le froid, moi je n’aime pas trop. Mais bon, c’est marrant parce que John m’avait fait lire : ‘et tu vois, lui aussi, il est dans une maison humide, et il est content et tout’, mais bon. Enfin c’est mieux que la ville de toute façon. »’

Pour un thème ne relevant pas des questions existentielles, Julie a donc la même approche : elle confronte ses schèmes d’interprétation avec ceux trouvés dans les textes, afin de voir s’ils ne peuvent pas l’aider à transformer l’appréhension d’une situation. Si cela fonctionne dans certains cas, elle n’est pas convaincue pour le problème d’humidité (« mais bon, moi je n’aime pas le froid. ») Le fait qu’un écrivain puisse même louer les tâches d’humidité sur sa tapisserie la fait rire, ce qui montre la distance qu’elle garde par rapport aux assertions des textes. Certaines peuvent l’aider, lui correspondre, là où d’autres ne lui servent à rien.

Par le biais des textes de Bobin, Julie retravaille ainsi mentalement l’appréhension de situations ordinaires douloureuses telles que son instabilité professionnelle et sa précarité économique. En insistant sur la dimension spirituelle de la vie, plutôt que matérielle, les écrits de l’auteur aident l’enquêtée à repenser d’une façon positive des conditions d’existence qui lui semble insurmontables. Une sorte de panoplie de pensées servant à se résigner et envisager d’une part son sort comme exemplaire et d’autre part comme cohérent est ainsi mobilisée. En valorisant la lecture, en proclamant cette activité comme incontournable, les textes permettent à Julie de tisser des liens entre une pratique familiale fortement développée et ses propres pratiques en la matière, à une période de sa vie où lire et être en présence de livre occupe l’essentiel de ses journées. Cela permet donc à Julie d’inscrire sa propre pratique à la fois dans un référent familial (sous forme de fil conducteur, et d’héritage), et de donner un sens à sa vie professionnelle qui avait été jusqu’alors peu satisfaisante et placée pour l’enquêtée sous le signe d’un hasard malheureux.

Portrait 3 – : Céline : « Bobin, ça fait partie de mon petit monde »
Age 29 ans (née en 1971)
Profession Sans profession. Etudiante en art plastique (licence)
Situation matrimoniale Vie maritale
Origines sociales Mère : au foyer
Père : gérant d’entreprises d’électro-ménager
Une soeur aînée, mariée à un pilote de chasse. Elle a fait des études d’archéologie
Livres de Bobin lus La Folle allure, L’homme qui marche, l’Inespérée, Geai, La plus que vive, L’Equilibriste, Le Très-bas, Une petite robe de fête, La Part manquante, La Merveille et l’obscur.

Céline, vingt-neuf ans, habite Lyon avec son «petit copain », dans un appartement en plein centre ville, d’un standing qui semble plutôt élevé dont le loyer est payé en partie au moyen d’aides financières. Son ami est diplômé en maîtrise de physique, enseignant remplaçant (maître-auxilière) de physique en collège. Elle-même a fait des études en histoire de l’art jusqu’en licence à l’issue d’un baccalauréat mention littérature et art plastique obtenu à vingt ans, d’un BTS et d’un petit tour aux Beaux-Art. Après une année passée à préparer le CAPES d’arts plastique, elle venait d’apprendre au moment du premier entretien qu’elle avait échoué au concours. Lors du second entretien, elle nous informe de son nouvel échec et qu’elle a abandonné définitivement l’idée d’être enseignante d’art plastique. Céline occupe alors un emploi à temps partiel d’animatrice auprès d’enfants, dans une Maison des Jeunes et de la Culture.

Les contextes au moment des deux entretiens sont donc légèrement différents. Lors du premier, Céline reste dans la logique de préparation de son concours, elle garde son statut d’étudiante et inscrit ses actes dans la continuité avec l’année scolaire qui s’achève. Lors du second, en revanche, elle se retrouve face à la question de sa réorientation. Il s’agit donc d’une période de questionnements, de remise en cause d’elle-même et de ses activités ordinaires dont les répercussions sur certaines de ses occupations (parmi lesquelles la lecture) sont sensibles. Ainsi, contrairement à la plupart des enquêtés, rencontrés dans des périodes de stabilité (professionnelle, sentimentale, familiale), Céline est amenée à produire des discours sur ses pratiques de lecture et son rapport aux textes de Bobin à des moments charnières de sa vie. Cette dimension est à garder à l’esprit lors de l’analyse de ses expériences de lecture : dans ses choix de livre, à propos de son travail interprétatif, des modes de questionnements de soi et des manières d’y répondre par la lecture se dévoilent.

Cela ne faisait pas très longtemps au moment du premier entretien que Céline avait découvert les textes de Bobin. Sa manière de relater sa prise de contact utilise le champ lexical de la rencontre bienheureuse et fortuite. Sans information préliminaire à propos de l’écrivain, elle entre un jour dans une librairie avec l’envie « d’acheter quelque chose ». C’est alors qu’elle est attirée par de tous petits livres dans la collection Folio, dont les couvertures s’ornent d’une photographie de Boubbat. Il s’agit d’un photographe qu’elle connaît et apprécie :

‘« Je connaissais le photographe, et j’ai vu qu’il y avait plein de petits bouquins, en plus ils étaient très fins, avec plein de photos de Boubbat, je me suis dit que ça devait être très dans l’optique Boubbat, et j’ai commencé à feuilleter et à lire derrière, et puis j’en ai acheté deux. »’

Les titres l’intriguent et lui plaisent également. Elle achète donc ses premiers textes de Bobin, heureuse de partir à la découverte d’un écrivain pour lequel elle n’a aucune point de référence. Le premier livre lu est Une petite robe de fête, qu’elle dit avoir « dévoré » : « c’était beau, ça m’a plu ». Dès lors, elle va poursuivre avec assiduité la lecture de tous les textes de Bobin parus en Folio. L’émotion inaugurale est si forte et semble tellement correspondre à ce que Céline avait envie de lire et de ressentir qu’elle va jusqu’à construire un discours sur la providence qui l’a conduite vers les textes de Bobin :

‘« Je crois vraiment si un jour je suis rentrée dans ce magasin pour acheter des bouquins et que je suis tombée sur ce Bobin, enfin j’imagine quoi, c’était tout à fait ce que je recherchais. Moi je suis tout à fait persuadée. Ca n’était pas le hasard, quoi, parce que ça faisait très longtemps que j’avais pas eu autant de plaisir à lire. Bon, après je retournais en acheter. »’

Peu à peu, elle se procure une dizaine de textes de Bobin, essentiellement des parutions en Folio. Elle est ainsi amenée à lire La Folle allure, L’homme qui marche, l’Inespérée, Geai, La plus que vive, L’Equilibriste, Le Très-bas, Une petite robe de fête, La Part manquante, La Merveille et l’obscur. Le recensement des titres est possible parce que Céline garde près d’elle à chaque entretien l’ensemble des textes qu’elle possède et les mobilise lorsqu’elle est amenée à en parler. Ainsi, elle dévoile un rapport « charnel » à ces objets : elle les caresse, les feuillette, fait des commentaires sur les photographies qui la font rêver.

Le premier livre lu de Bobin est Une petite robe de fête. C’est le « meilleur souvenir » de lecture de Céline :

‘« Moi, le meilleur souvenir, c’est le premier bouquin, j’étais dans un supermarché. J’avais vu la photo dans un magazine qui s’appelle Photographies. Et tiens, c’est la photo de Boubbat, et tout, et ça a été vraiment, je l’ai dévoré en un trajet. Et j’crois bien que je l’ai gardé dans mon sac, ça faisait partie de mon petit monde. J’étais à me dire : ‘ ha, ça y est, enfin quelqu’un qui écrit ce que j’ai envie de lire’. On se sent moins seul au monde. »’

Pour elle, la lecture des textes de Bobin arrive à un moment où elle en avait « besoin ». Il s’agit d’une période de conversion dans sa vie étudiante, où décidant de ne pas s’inscrire en maîtrise d’histoire de l’art à l’issue de sa licence, elle commence à préparer le CAPES. La présentation de son usage des textes de Bobin reprend le modèle de transfiguration du quotidien et de ré-appréhension de situations problématiques :

‘« J’ai l’impression que si, il y a un thème qui m’intéresse, mais je ne sais pas si c’est un thème, c’est quelque chose qui revient tout le temps, c’est ce truc d’exprimer quelque chose, heu, comme si c’était, éternel, quoi, cette constance, il parle de quelque chose, mais, je ne pourrais pas te citer un exemple, mais... Et ça remonte le moral, parce qu’on a l’impression que rien n’est vraiment dû au hasard, et que, si on sait regarder, y a plein de petits signes, et y a une espèce de constance, quoi, on a ce qu’on mérite, et on fait ce qu’on sait faire, et on vit ce qu’on doit vivre, je sais pas j’ai l’impression. [...] Il faut être patient, aussi, il faut savoir regarder, autour de soi, enfin, ça c’est ce que j’ressens, mais je sais pas si c’est un thème. »’

La pensée d’une unité de soi sous la diversité des situations qu’on est amené à vivre selon les époques est un thème cher à Céline, qui s’explique par l’incertitude professionnelle dans laquelle elle vit. Elle relate ce thème dans les deux entretiens, tout d’abord lorsqu’est abordée la question de ses deux années de préparation au CAPES, puis de son avenir professionnel. Elle avoue avoir très mal vécu ces échecs : « non seulement c’est difficile à vivre, l’échec, mais après c’est écrit noir sur blanc, c’est deux années d’échec. De n’avoir rien validé. » Un retour sur son parcours universitaire par l’intermédiaire de son curriculum vitae lui donne l’impression d’une trajectoire « décousue » et dépourvue de sens :

‘« J’ai un CV, il est complètement décousu. J’ai un BTS, après j’ai fait les Beaux-Arts, après j’ai fait une licence, après j’ai fait deux ans de Capes, maintenant je retourne en DU, je vais encore rajouter une maîtrise, et puis quand je l’aurais on va me dire, ouais, mais vous avez pas... mais c’est terrible, tu te dis, qu’est-ce que c’est du temps de perdu, alors que la vie c’est... Et y a toujours quelqu’un qui est mieux que toi. »’

On imagine donc l’importance d’un propos qui s’axe principalement autour de l’idée qu’on « vit ce qu’on doit vivre » pour Céline. Ne sachant pas si elle doit poursuivre ses études en maîtrise, chercher du travail, elle se retrouve aux abords de la trentaine avec un désagréable sentiment de piétinement, qui peut aller jusqu’à « lui faire péter les plombs » :

‘« Et un jour j’avais carrément pété les plombs j’avais été au service de médecine de santé de la Doua, j’avais expliqué, moi ça ne va pas du tout, j’ai l’impression d’avoir complètement foiré. Et elle m’a dit, mais prenez ça positivement, vous êtes polyvalente, si on vous questionne sur votre CV, vous expliquez que vous êtes polyvalente. Et donc j’en étais ressortie plus forte, d’avoir discuté avec elle. »’

Elle conclut ses réflexions par une injonction qui rejoint celles relevées dans les textes de Bobin : « enfin, faut être patient ».

Passé la surprise de la découverte d’émotions si particulières lors de la lecture du premier texte, Céline apprend à provoquer ces sensations et à les mobiliser à des moments où elle en a besoin :

‘« Il faut que je sois seule, il faut que je sois seule, et que je sois disponible à la rêverie, au lieu d’aller dans un petit coin, et en fait ce n’est pas vraiment des moments de cafard, parce que c’est des moments que j’aime bien. C’est avoir vraiment envie d’un petit moment de tristesse, mais de se l’approprier, et pas de le subir, et dans ces moments-là, soit je prends une cigarette, ou je mets une musique triste, soit je prends un livre, un livre de Bobin, sous la couverture, c’est pas quand je suis très très [triste]. Et après ça me rend joyeuse, après. Oui, mélancolique, voilà, tout à fait, et après, je quand je finis un livre, je suis une battante, quoi, je vais dans la rue, je regarde les gens différemment, et puis, je me dis que moi aussi, je suis utile, j’ai des trucs à faire... .»’

L’apport des textes de Bobin est ainsi identifié par Céline et circonscrit autour d’un certain nombre de sensations et d’expériences de lecture. Pour elle, c’est plus un « comportement » qui se dévoile à leur lecture qu’une somme de connaissances concrètes :

‘« Souvent, les gens, c’est, on a un bouquin parce qu’on va apprendre des choses, des trucs concrets, l’histoire de France, l’histoire des guerres, et puis, des petits livres ne t’apprennent rien de concret mais c’est tout un comportement. »’

Le terme est éloquent et montre combien l’ethos des textes est susceptible d’être approprié et mobilisés par les lecteurs pour eux-mêmes. L’usage des textes de Bobin est donc essentiellement centré sur la mise en pratique des principes figurant dans les écrits. A plusieurs reprises dans les deux entretiens, Céline relate comment elle met en application pour elle-même, cet ethos :

‘« Il y a un très beau texte de Bobin sur les livres qui disait, je ne sais plus dans quel texte, que chez les gens, t’avais soit des étagères remplies de bouquins, soit des étagères remplies de bibelots et qu’en fait quand t’avais des livres t’avais pas besoin de bibelots parce que ta vie elle était remplie de livres. Un jour, quand j’ai lu ça, j’ai décidé de mettre tous mes livres en rayon, et c’est vrai, d’appliquer. C’est vrai, il a raison. Plus t’as des livres et plus tu lis des livres et moins t’as besoin de choses. »’

Ainsi pour Céline, comme pour Julie (portrait n°2), la lecture permet de compenser la précarité économique et le manque matériel. Une manière encore une fois de faire nécessité-vertu se dévoile par ces propos et se trouve confirmée par une observation de la bibliothèque de Céline. Elle s’est donc constituée à la suite de cette lecture. Elle trône dans le salon de l’appartement. Son homogénéité réside dans un choix de supports textuels : seuls les livres de petits formats et essentiellement des Folio y figurent. Cette configuration est la résultante d’une esthétique propre à Céline (elle n’apprécie que les Folio parce qu’ils présentent une illustration sur leur couverture), et d’une soumission à un impératif économique (son statut d’étudiante ne lui permet pas d’acheter en grande quantité des « gros livres »). Les Folio correspondent ainsi au compromis idéal entre le beau livre, surtout lorsque les couvertures reprennent des photographies en noir et blanc de photographes célèbres qui de plus aident Céline à « mémoriser ce qu’il y a dans le livre », et le livre bon marché (« c’est vrai que si j’avais plus d’argent, j’achèterais des gros livres »). La « rencontre » avec les textes de Bobin est donc la résultante d’une alchimie aux composants variés parmi lesquels l’impression de posséder des livres précieux, rares, « beaux » à peu de frais. La parution de textes de Bobin en Folio s’inscrit donc plus dans la continuité des logiques mises en oeuvre pour les premières parutions (dans de petites maisons d’édition, avec les pages à découper soi-même), que dans la rupture. Céline, qui n’a pas les moyens d’acheter tous les livres de Bobin dans les collections coûteuses, relate des impressions de lecture proches de celles que des lecteurs plus argentés on pu effectuer avec des livres publiés dans ces collections. De plus, le thème de l’enrichissement spirituel contre l’accumulation de biens matériel (« plus t’as des livres et plus tu lis des livres et moins t’as besoin de choses ») contribue à donner à Céline les moyens de « faire nécessité vertu » pour reprendre les termes de P. Bourdieu dans La Distinction. La précarité économique et l’incertitude professionnelle semblent ainsi être les données contextuelles favorables à une écoute attentive des propos de Bobin.

Il s’avère que quel que soit le thème dans les textes de Bobin repéré par Céline, il est toujours rapporté à son vécu. Il est frappant de constater combien est systématique le va-et-vient entre les thèmes relevés et certaines situations de sa vie. Céline est ainsi amenée à évoquer la question des épisodes biographiques de l’auteur, sa manière de parler des femmes, et de la religion et que nous allons présenter successivement.

Il est tout d’abord un sujet rapporté par Céline, qui semble lui plaire et la rassurer : il s’agit des épisodes biographiques dans lesquels l’écrivain précise qu’il a connu des périodes de vide, de chômage, avant que son succès ne renverse la situation. Céline commence par nous demander si ces anecdotes sont authentiques pour, devant notre réponse affirmative, en retirer certaines considérations :

‘« Donc il a vraiment vécu des périodes où il était au chômage, où il n’avait rien à faire. Parce que dans Geai, il y a un moment, il n’a pas de boulot aussi. Et je me dis que des fois, quand t’es vraiment passionné par un truc, il ne faut pas avoir peur d’avoir des passages à vide, de rien faire, d’être complètement loin de ça, mais au quotidien c’est pas gérable. C’est dur, parce qu’il y a toujours l’incertitude, il faut que tu manges. [...] mais c’est vrai qu’il a une philosophie, il se rend accessible, il fait du bien, mais en même temps il nous rappelle, enfin moi, dans ce petit bouquin bleu (la merveille et l’obscur), je me suis dit que lui aussi avant de pouvoir écrire ses bouquins, il a douté. Non, il a galéré. »’

Cette « galère » la rassure car elle la rapporte à sa situation présente : Céline a aussi une passion, le dessin. Elle espère pouvoir un jour vivre de son art et se résigne d’autant mieux aux périodes d’hésitations professionnelles et de chômage qu’elle rencontre dans les propos de l’écrivain une sorte de modèle. Le discours de l’écrivain est ainsi fondé sur une double injonction. Il l’invite à la fois à se résigner aux conditions actuelles de sa vie (« on a ce qu’on mérite, et on fait ce qu’on sait faire, et on vit ce qu’on doit vivre ») tout en promettant que tout peut être différent (« ‘et j’me dis que des fois, quand t’es vraiment passionné par un truc faut pas avoir peur d’avoir des passages à vide, de rien faire’ »). Ainsi, la période d’incertitude par rapport à son avenir professionnel trouve un sens et une justification au regard des écrits de Bobin. Alors que Céline ne sait pas trop ce qu’elle doit faire à un moment de reconversion, lire les assertions de Bobin l’aide à envisager d’une manière positive sa situation présente. Sans qu’elle ait besoin de la transformer radicalement et rapidement, l’écrivain lui livre donc des schèmes d’interprétation de celle-ci, rassurant et légitimant : tous les artistes sont susceptibles d’éprouver ce genre de temps à la fois vide et éprouvant. Si Céline continue d’espérer vivre de son art ‘(« non, mais je vais essayer de rester quand même plus proche de ma passion, mais c’est vrai que si un jour je n’arrive pas à vivre de ma passion...’ »), les écrits de Bobin peuvent alors lui servir d’encouragements.

Elle est également sensible à d’autres thèmes parmi lesquels la figure maternelle et la façon dont l’auteur traite de la féminité. Parler aux femmes et parler des femmes sont alors les principales thématiques repérées par Céline, qui vont toujours dans le sens d’une transformation de son regard ou de son attitude :

‘« C’est vrai qu’il a une façon de percevoir les femmes. Cette femme justement qui attend à la gare [la Part manquante], qui parle avec son enfant, c’est magnifique, quoi, après, tu regardes les gens différemment, et moi, je suis souvent à la gare et je regarde autour de moi pour voir si je ne voyais pas une femme, et comprendre vraiment.. »’

L’anecdote est intéressante car elle montre comment Céline passe de ses lectures à une interprétation de la réalité : après avoir lu un passage sur la beauté d’une mère et de son enfant, Céline se promène dans la même gare où l’auteur rapporte la scène, et tente de mettre en oeuvre le schème de perception ainsi relevé. L’enquêtée a alors l’impression que grâce aux textes de Bobin, elle peut « comprendre vraiment » ce qui l’entoure. Comme si les évènements ordinaires devaient au préalable avoir été transformés en thèmes littéraires pour être relevés et « compris » par Céline.

Lire des textes de Bobin est également pour elle une manière de vivre une histoire d’amour. Car l’émotion qu’elle éprouve à la lecture de ces textes est de l’ordre du sentiment amoureux. Lorsqu’elle lit les lettres que l’écrivain adresse à une femme, elle avoue s’identifier à celle-ci : « ‘ouais, moi, je m’identifie, si un homme pouvait m’écrire des lettres comme ça, c’est clair que je tomberais amoureuse de lui. [...] Mais c’est vrai que c’est une forme d’adultère. J’ai l’impression qu’aucun homme ne peut vraiment comprendre une femme, sauf Bobin.’ »

Enfin, le dernier thème relevé par Céline concerne la manière dont l’écrivain traite du divin. Pour Céline, c’est un vocabulaire et un rapport au divin qu’on lui offre :

‘« Enfin je vais peut-être aller carrément trop loin, mais moi j’ai l’impression quand je lis du Bobin, des fois on est presque plongé dans un livre religieux, et ça me fait vraiment du bien parce que c’est vrai que moi j’ai des croyances religieuses, mais je ne me retrouve plus du tout dans la pratique contemporaine. Je ne vais pas à la messe, quand je parle avec des gens qui pratiquent, je ne me retrouve pas du tout en eux, et Bobin ça me permet de me retrouver face à moi-même, et après je me sens beaucoup plus sensible à la présence de Dieu.»’

Pour tous les thèmes cités, il est remarquable de constater l’usage qu’en fait Céline. Elle rapporte toujours les propos de l’écrivain à son quotidien et mobilise constamment le modèle de la transfiguration du quotidien. Soit il s’agit de repenser l’apport des livres, et cela la conduit à la construction d’une bibliothèque, soit c’est une nouvelle manière de regarder les femmes et de s’appréhender soi-même comme femme, soit enfin, c’est un rapport au divin qui comble ses attentes. Ainsi, l’aide à l’appréhension de son quotidien est véritablement la constante dans sa manière de lire les textes de Bobin. Celle-ci est si prégnante chez Céline qu’elle a le sentiment qu’il lui faut faire découvrir cet écrivain : « ‘j’ai l’impression en fait, qu’il faut en parler, parce que ça peut aider les gens.’ » Cette conviction se traduit par une pratique rare chez elle, réservée aux seuls textes de cet auteur. Elle apprend par coeur des extraits de manière à pouvoir les réciter aux membres de sa famille et de son entourage :

‘« Il m’arrive d’apprendre par coeur des morceaux de phrases, ou les petits résumés de derrière, parce que c’est beau. Ça donne envie d’écrire, mais moi, je n’ai aucun talent. [...] Si, si, j’en ai recopié, mais j’ai trouvé ça dommage, en fait, j’ai pris un grand carnet, et au milieu, en noir, en tout petit, en signant Christian Bobin, mais en fait, j’ai envie de les apprendre pour pouvoir, quand on est dans une discussion, par exemple, pour pouvoir citer, et puis dire, : ‘ tu sais, ce n’est pas si noir que ça, la vie’. J’ai envie de les garder en moi, je n’ai pas envie d’avoir recours à un cahier, parce que c’est une façon, un peu, de donner envie à d’autres de lire. »’

Le thème majeur qu’elle repère dans ses livres et qu’elle a envie de transmettre est bien l’idée que « c’est pas si noir que ça, la vie » montrant par là quel usage elle fait et imagine que d’autres pourraient avoir des textes de Bobin.

Contrairement à certains enquêtés qui ont été accompagnés dans toutes les étapes de leur découverte des textes de Bobin par des discours plus ou moins légitimes (de la critique littéraire aux amis en passant par les collègues de travail), Céline n’a rencontré que peu de personnes avec qui échanger ce goût de lecture. Elle déplore d’ailleurs de ne pouvoir discuter de ses impressions avec d’autres lecteurs. Les quelques tentatives faites pour donner envie de lire des textes de Bobin à son entourage se sont soldées par des demi-échecs : ayant offert plusieurs fois des livres à ses parents ou amis, Céline n’a pas eu de retour quant à leurs expériences de lecture. Avant de nous rencontrer, elle ne connaissait qu’une étudiante préparant comme elle le CAPES d’art plastique auprès de qui parler avec la même émotion des textes de l’écrivain. Savoir qu’un travail universitaire avait été entrepris sur le thème du lectorat de Bobin lui a d’ailleurs beaucoup plu et offert en quelque sorte la légitimité que l’entourage a pu autoriser chez les autres enquêtés. Par ailleurs, Céline, pourtant grande « consommatrice » de magazines de presse féminine, n’a relevé qu’à une seule occasion le nom de Bobin dans la presse. Il s’agissait d’un test de personnalité pour lequel il fallait indiquer le nom d’un écrivain apprécié. En lisant les analyses, elle s’est rendue compte qu’avoir cité Bobin la plaçait du « côté des femmes sans personnalité qui ne font que suivre la mode » :

‘« Et vers Noël, j’avais lu un test, justement, qui êtes-vous, dans une question, il y avait quels écrivains appréciez-vous et y avait Christian Bobin, et en fait quand tu lisais après, si t’étais une lectrice de Bobin, t’étais une victime de la mode. Mais très, je n’avais pas du tout apprécié. C’était à la mode, je n’avais pas du tout aimé. C’est là dedans que j’avais vu que c’était un écrivain qui était très médiatique. »’

La réception qu’elle construit pour les textes de Bobin est donc moins soutenue que chez d’autres lecteurs par les discours d’autrui. Et lorsqu’elle tend à être balisée, c’est pour renvoyer à Céline une image plutôt péjorative d’elle-même : elle apprécie un écrivain pour lequel son entourage, sollicité, ne répond rien, et qui est critiqué dans la presse féminine.

Cet « isolement » ne l’empêche pas d’inscrire son discours dans le cadre d’une rencontre forte et déterminante dans ses manières d’appréhender ses conditions d’existence. Si les discours d’autrui n’ont pu l’aider à construire ce type d’expérience de réception, cela signifie qu’elle a mobilisé des éléments directement venus des livres, qu’il s’agisse de leur matérialité ou du contenu des textes. Elle s’étend d’ailleurs longuement sur le thème de la matérialité des textes de Bobin. Son discours montre comment son anticipation de réception a été informée par l’aspect physique des Folio, et notamment le rôle que les photographies de Boubbat en couverture ont joué dans la préparation son expérience de lecture : « ‘et moi je sais que si j’ai lu Bobin, c’est parce que les couvertures me plaisaient.’ » Celles-ci, avec les titres, aident à la compréhension du contenu des textes. Tout comme les photographies font rêver, les propos de l’auteur sont à méditer, à lire puis à reposer, sans se préoccuper de tout comprendre. Ils font également « rêver ».

Pour illustrer l’usage des supports physiques des textes comme moment incontournable dans l’anticipation à la réception, on peut rapporter une anecdote à propos d’un texte que Céline n’a pas souhaité acheter. Il s’agit d’Autoportrait au radiateur. Céline a acheté pratiquement tous les livres de Bobin sortis en Folio. Peu avant le second entretien, l’envie lui est venue de continuer sa collection. Elle est donc allée à la Fnac pour tenter de repérer les nouvelles sorties des textes de l’écrivain en Folio. Elle remarque alors un texte intitulé Autoportrait au radiateur, édité dans la collection nrf de Gallimard. Son attitude par rapport à ce livre illustre le rôle combiné du titre et de la matérialité du texte dans son anticipation de lecture. Déconcertée par un titre qu’elle trouve « lourd » et empli de « souffrance », Céline rebrousse chemin alors qu’elle se trouve en route vers la caisse, afin de reposer un livre qui finalement ne lui « fait pas envie » :

‘« C’est vrai que les livres de Bobin, ils ont toujours des titres, tu as envie de savoir ce qui se cache derrière. Sauf Autoportrait au radiateur, je n’aime pas trop, ça n’est pas très mystérieux. Oui, c’est un peu maso. Ça fait, un peu aussi, c’est la souffrance, alors que dans les autres, il y a une légèreté. Parce que c’est vrai, autant L’Homme qui marche, que L’Equilibriste, qu’Une petite robe de fête, je ne sais pas, il y a une légèreté. Et là. J’ai pris le livre et j’ai commencé à venir à la caisse et puis je l’ai reposé parce que je me suis dit que c’était dommage de...»’

Titres et couvertures en Folio s’associent donc pour produire une impression de « légèreté ». L’anticipation de lecture porte sur un sentiment qui rejaillira sur le contenu des textes lorsque Céline les lira. Sa technique de choix des livres tourne d’ailleurs principalement autour de ces éléments d’information : « et depuis que je me remets à lire, je lis des bouquins que je choisis en fonction de la photo. La photo et puis le titre ». C’est également en fonction de ces éléments qu’elle mémorise les livres. Tout au long des deux entretiens, lorsqu’elle a à évoquer ses lectures, elle propose systématiquement des descriptions de livres, avant de citer le nom de l’auteur ou le titre. Par exemple, La Merveille et l’obscur, qui est un recueil d’entretiens avec Bobin que Céline est en train de lire au moment de notre deuxième entrevue devient « ‘ce petit bouquin bleu » ; Une petite robe de fête est « le livre avec l’asiatique sous le cerisier’ » en référence à la photographie de Boubbat en couverture ; et La Part manquante « ‘le livre avec la femme qui donne le sein à son enfant’ ».

Cette forme de réception, qui fait plus penser à des modes populaires d’appropriation des textes pour lesquels le choc des images (de la couverture) et l’éloquence du titre sont des éléments primordiaux de l’accroche, n’empêche pas chez Céline la mobilisation d’éléments d’analyse textuelle. Elle rapporte la production de Bobin au genre poétique et repère certaines figures de style :

‘« Dans La Plus que vive aussi, c’est quand même une histoire, mais il s’évade souvent, c’est des métaphores, et puis. Et il y a un truc que j’ai compris par rapport à la dernière fois, c’est que, il se revendique plus comme poète que comme écrivain, et ça je ne l’avais pas du tout réalisé et finalement ça m’étonnait pas que j’aime Bobin, parce que moi j’aime bien la poésie. Mais pas la poésie moderne. Et je pense que c’est pour ça que j’aime bien. Enfin de la poésie et de la méditation. »’

Sa présentation de l’ensemble de l’oeuvre de Bobin reprend des éléments cités par l’auteur lui-même en début de textes montrant une assimilation de ses propos :

‘« Je ressens tout à fait quand il les présente, c’est des petits livres liés les uns aux autres, et c’est pour ça que dès qu’il y en a un qui sort... Je sais pas mais cette collection Folio, j’aime beaucoup, c’est en noir et blanc, c’est des tous petits livres, j’ai vraiment l’impression de construire quelque chose avec.»’

Bien que se présentant comme quelqu’un de « pas littéraire », Céline dispose tout de même d’assez d’outils d’analyse textuelle pour catégoriser l’ensemble de ces textes et relater son expérience de réception.

Si l’on se penche également sur son passé de lectrice, on rencontre une enquêtée au goût prononcé pour les histoires dramatiques et ancrées dans le réel, amorcé dès l’adolescence. C’est en effet à cette époque qu’elle se plonge dans les récits autobiographiques :

‘« Et ce que je lisais c’était vraiment une approche personnelle. Et ce que je lisais c’était des journaux intimes, des adolescentes, qui avait au CDI, donc c’était l’une le divorce de ses parents, une qui avait une leucémie, et j’étais sans arrêt plongée dans des journaux intimes, et quelque part y a un petit peu de spiritualité, parce que c’est, ce n’est pas aussi fort qu’avec Bobin, mais c’est des gens qui sont face à eux-mêmes, et qui parlent de leurs, difficultés à vivre. »

Le thème qu’elle appréciait principalement était celui de la manière dont des individus engouffrés dans des situations insurmontables (le cancer, le sida), « des problèmes énormes » (la drogue, l’inceste, la prostitution, les camps de concentration) utilisent l’écrit pour donner du sens à leur vie : « écrire en fait pour réussir à vivre avec le mal qu’on avait. Et c’était vraiment des gens qui souffraient d’un mal de vivre existentiel. »

A l’opposé, elle n’aime pas les romans historiques, qui déroulent des histoires trop lointaines pour qu’elle s’y intéresse. Ses manières de lire ont peu varié depuis son enfance : lorsqu’elle découvre un auteur qu’elle apprécie, elle va tenter de lire tout ce qu’il a produit, jusqu’à « écoeurement ». Elle relate donc ses lectures en parlant de « périodes » : « ‘j’ai eu ma période Yves Simon, ma période Marguerite Duras, ma période Alexandre Jardin, ma période Yves Simon...’ ». Pour les textes de Bobin, elle procède de la même manière : la période est seulement plus étalée dans le temps que pour les autres écrivains.

Son goût pour les histoires réelle et tragique ne s’est pas amenuisé avec le temps. Dans ses récits de lectures, elle cite un livre, particulièrement apprécié :

‘« Ha si, il y avait un bouquin que j’avais beaucoup aimé. C’était une femme, elle est morte d’ailleurs après avoir vécu la déportation, et puis quand elle est revenue ses parents étaient morts, son appartement était habité par d’autres personnes, ses jouets étaient des jouets d’autres enfants. Après elle a écrit un bouquin, Le crabe sur la banquette arrière. Elle avait un cancer, et en fait sa maladie elle l’a eue parce qu’elle avait vécu plein de choses, qu’elle avait gardé en elle. Mais c’est vrai que c’est très torturé ce que je lis. »’

Ainsi, si Céline mobilise des éléments d’analyse textuelle pour présenter ses lectures de Bobin, il faut également considérer que celles-ci prennent sens par rapport à un goût de lecture pour les histoires réelles portant sur le thème du mal de vivre. Il y a donc une continuité entre les auteurs lus à partir de son adolescence, tels que Valérie Valère, Cyril Collard ou encore Hervé Guibert et Bobin : la thématique principalement investie par Céline reste centrée autour des vécus problématiques des personnages, même si l’approche de Bobin diverge des récits biographiques. Le goût de Céline pour « les histoires réelles et contemporaines » n’est pas contrarié par les genres littéraires investis par Bobin. Reconnaissant qu’il n’y a que peu de romans dans son oeuvre, Céline n’en apprécie pas moins la diversité qui lui permet tout à la fois de méditer et de se raccrocher à quelques anecdotes biographiques de l’écrivain.

Le goût de Céline pour les biographies et autobiographies thématisant le mal de vivre ne se rapporte à aucun incident ou traumatisme dans sa vie. Elle se présente ainsi qu’une adolescente facile et sans problème particulier. Si elle évoque parfois avoir éprouvé des sentiments de mal-être, de tristesse ou de mélancolie, ce n’est pas en les référant à des évènements qui lui seraient survenus. Ils se rapportent plus à des états passagers sans cause apparente. A ces moments, Céline sent que la lecture (et notamment celle des textes de Bobin) est une aide appréciable (« dès que ça va mal, je sais qu’il faut que je prenne un livre »). Néanmoins, dans la pratique, il ne suffit pas qu’elle ressente un malaise pour se plonger dans un livre. Pour lire, elle a besoin d’être dans une période de vide et d’attente dans laquelle des déclencheurs vont agir dans le sens d’une stimulation à la lecture. Les conditions idéales sont alors  un environnement où elle peut être guidée dans ses lectures par des discussions avec des amis ou proches lisant ; des temps de longs trajets fréquents (prendre le train quotidiennement par exemple). Ce n’est pas seulement parce qu’elle va mal qu’elle prend un livre ; il faut un ajustement de cet état d’esprit à des conditions matérielles particulières. Ainsi, entre le premier et le second entretien, Céline relate avoir complètement cessé de lire. Elle n’allait plus à Saint-Etienne pour préparer son concours. A la suite de notre prise de rendez-vous par téléphone pour fixer la date du second entretien, elle se remet à lire d’une façon intensive. Le déclencheur a été la perspective d’avoir à discourir sur ses pratiques de lecture et son rapport à Bobin. Dans le même temps, elle avoue avoir senti un manque pendant cette longue période (« ‘Il manquait quelque chose dans ma vie, en plus je sentais qu’il manquait quelque chose. Parce qu’en fait on dit tout le temps qu’on n’a pas le temps, mais je trouve que ça donne de l’énergie pour faire d’autres choses après. Quand t’as fini un bouquin, t’as envie de faire des chose. ’») Stimulée par le fait d’avoir à en parler pour l’entretien, elle se remet donc à acheter (elle complète sa collection de livres de Bobin en Folio) et à lire sans s’arrêter. Elle se propose de poursuivre ses lectures après notre entrevue, ressentant la lecture comme un besoin.

Céline présente donc le portrait d’une lectrice pour lequel la mobilisation d’un mode mixte d’appropriation tend davantage vers un mode éthique qu’analytique. Même si elle utilise des outils d’analyse textuelle, c’est en référence à des histoires biographiques tournant autour du mal de vivre et non à des textes de philosophes (« ‘Sartre, tout ça, je n’ai jamais eu envie de lire ’»), ou d’écrivains classiques ‘(« à part Maupassant, je n’ai pas beaucoup lus, ou je n’ai pas aimé ’»), que s’est construit sa carrière de lectrice. Sa réception des textes de Bobin montre qu’une expérience heureuse n’est pas le fait par des lecteurs disposant de compétences nécessaires à la mise en oeuvre d’une lecture analytique. Les faiblesses déclarées par Céline en français (« ‘j’ai toujours été moins que moyenne en français. [...] j’ai suivi des cours d’orthophonie parce que j’étais très mauvaise en orthographe, grammaire, tout ça’ »), son inintérêt pour les formes philosophiques des questionnements existentiels ne l’empêchent ni de relater en terme de « révélation » son expérience de réception des textes de Bobin, ni de mobiliser le modèle de transfiguration du quotidien.

Portrait n°4- John : « Bobin, un poète rebelle »
Age 38 ans
Profession Employé de librairie
Situation matrimoniale Divorcé, vie maritale, deux enfants de onze et huit ans (en a la garde)
Origines sociales Père : immigré danois, livreur de pain – grand père artiste (tenait une galerie de peinture)Mère : d’origine campagnarde
Un frère plus âgé
formation Quitte le lycée en première ; s’inscrit à l’école des Beaux-Arts, abandonne en cours d’année
Livres de Bobin lus Le Très-Bas, La plus que vive, Une petite robe de fête (et quelques autres qu’il ne nomme pas)

On est d’emblée avec John, en présence d’un individu pour lequel la trajectoire sociale s’éloigne des évidences sociologiques. Dire par exemple qu’il est au moment des entretiens, divorcé, père de deux enfants dont il a la garde, et employé de librairie laisse dans l’ombre son passé professionnel et ses activités culturelles pourtant déterminants dans la reconstruction de son rapport aux textes de Bobin. Un détour du côté des différents temps forts de sa trajectoire s’impose donc en distinguant les périodes plus ou moins stabilisées et les moments de rupture : sa découverte et son goût pour les textes de Bobin correspondent à une reconversion professionnelle vécue dans la douleur, ainsi qu’à un changement de statut matrimonial. L’appropriation de son oeuvre est la conséquence d’un rapport aux livres et à la culture tout à fait particulier qui se rapporte à son passé de chanteur de rock dans un groupe et que nous allons nous attacher à reconstruire.

John naît dans une famille où les livres sont inexistants. Son père, immigré danois livreur de pain, et sa mère, d’origine campagnarde, sont présentés par leur fils comme vivant dans un univers où la lecture est absente : seul son grand-père ‘« qui était plutôt artiste, on va dire, puisqu’il a fait une galerie de peinture ’» lisait. C’est John qui constitue peu à peu une bibliothèque dans le foyer familial. Son goût pour les livres, qu’il avoue avoir éprouvé relativement tôt est, selon lui, ce qui l’a « sauvé » de son milieu « prolétaire » :

‘« C’était le genre de plan, à l’époque, tu bossais à douze ans. Donc pas d’école, pas de système scolaire [pour son père]. Pour ma mère idem, quand elle avait dix, douze ans, elle était perdue dans une campagne au fin fond de la Touraine, où je ne sais pas trop, donc très peu de lectures, et très vite le boulot, à quinze ans. Donc moi j’ai, disons, j’aurais pu subir la même chose, mais très vite, j’ai été attiré par les bouquins. »’

Dans tous les récits relatifs à son enfance et à ses origines percent des connotations péjoratives montrant par-là une assimilation des valeurs de la culture dominante. Par exemple, la télévision est considérée comme un bien culturel sans légitimé qui était consommé massivement par ses parents et son frère :

‘« Parce que nous on était, enfin mes parents étaient très culture télé. Donc il n’y avait pas beaucoup de place pour la lecture parce qu’on était planté devant la télé. Et j’en suis sorti à un moment, au moment où il fallait, heureusement, donc à quatorze ans, j’ai pu mettre la tête hors de l’eau, parce qu’autrement je serais encore planté devant une série, les sitcoms, et tous ces trucs-là. »’

« S’en sortir », « mettre la tête hors de l’eau » sont bien des expressions qui renvoient à une idée de sauvetage : la lecture, le goût pour les livres, pour la culture permettent à John d’échapper au fatalisme de la reproduction sociale. Cet amour des livres et de la lecture ne sont pas présentés par l’enquêté comme innés, mais plutôt comme les conséquences de « rencontres » marquantes. Il emploie d’ailleurs ce vocable fortement connoté dans la culture littéraire ou religieuse, pour qualifier soit des individus, soit des textes. Ses premières rencontres sont effectuées avec des livres : « une première rencontre très très importante, ça a été Les Six compagnons ». Puis, en quatrième, c’est un « prof de français, c’était le vrai prof » qui devient la rencontre marquante. Celui-ci invite en effet ses élèves à satisfaire leur curiosité en allant lire des textes réputés difficiles. Ce faisant, il dédouane John d’un sentiment d’infériorité par rapport à la culture littéraire légitime :

‘« J’ai rencontré un type là, on avait un prof de français, c’était LE prof de français, je l’ai eu à treize, quatorze ans. Et lui, pour dire par quoi on a commencé, ça a été, La Divine comédie, de Dante. Première lecture conseillée, pas au programme, vous pouvez lire La Divine comédie. Deuxième lecture, La Symphonie pastorale, L’Etranger... Alors tu passes des Six Compagnons à ça, et tu ne comprends pas bien ce qu’il t’arrive ! »’

L’importance de ces lectures se situe pour John à deux niveaux. Tout d’abord, elles lui « ouvrent l’esprit ». Les livres lus pendant cette période sont considérés comme l’ayant « marqué à vie ». Elles lui permettent également d’éprouver un sentiment de « fierté » :

‘« J’ai aussi lu Quatre-vingt-treize et Les Chouans, qui était plus un truc historique. Ca a été important aussi, là j’ai eu l’impression de sortir du bouquin la tête haute, en me disant : « là t’as lu quelque chose de bien, mon gars ». Parce que quand tu découvres quelque chose, tu penses que c’est réservé à une certaine élite et en fait, y a des milliers de gens qui ont fait ça avant moi. Tu commences, tu te transformes, et dans le monde un peu prolo, tu sais, t’as toujours l’échine courbée, on te dis à la naissance, non tu fais pas partie de ce monde-là, et tu t’en sortiras pas, y a des gens plus haut que toi, et c’est eux qui ont le pouvoir. »’

On voit à travers cet extrait comment les biens culturels légitimes que sont les livres de Balzac ou de Hugo transmettent à John une part de leur légitimité. Même s’il n’apparaît à aucun moment dans son discours que les livres auraient été lus avec le projet explicite et conscient de quitter son milieu social et de s’approprier la légitimité des « gens plus haut », il faut considérer que cette dimension est indissociable de ses expériences lectorales et de sa carrière de lecteur. La confrontation avec des textes légitimes ne s’effectue d’ailleurs pas sans dégâts : même si ceux-ci sont à peine mentionnés par John, il faut noter l’emploi du terme ambigu de « claques » : « donc je prends des petites claques quoi » évoquant à la fois une émotion forte et une expérience faite dans la douleur. De tous les enquêtés, John est le seul à relater dans ces termes son apprentissage de la culture littéraire légitime. On imagine pourtant qu’il est loin d’être le seul à l’avoir éprouvé. La possibilité d’avoir vécu puis de mémoriser et relater ce genre d’apprentissage est sans doute soumise à certaines conditions parmi lesquelles figure l’origine sociale. John est parmi tous les lecteurs heureux de Bobin, celui qui naît et grandit dans un univers familial le plus éloigné des livres, ce qui rend le travail de familiarisation aux auteurs légitimes moins susceptible d’être oublié que chez certains autres enquêtés.

Les périodes de fortes et de faibles lectures fluctuent chez John en fonction de ses occupations ordinaires et de leur plus ou moins grande orientation vers le monde culturel. En classe de seconde, il éprouve un autre « choc » littéraire et se met à lire « furieusement ». Après une hésitation, il s’oriente vers une filière littéraire. A la fin de sa seconde, il passe et réussit le concours d’entrée à l’école des Beaux-arts, privilégiant à ce moment le dessin. Il devient donc étudiant et se met à côtoyer d’autres étudiants qui lui ouvrent de nouvelles perspectives de lecture. C’est également à cette époque qu’il se met à jouer de la guitare (il apprend tout seul, en autodidacte), et commence à écrire des chansons, avec la volonté de monter un groupe de rock. Il présente sa production artistique comme s’inscrivant dans le mouvement du « rock culture littéraire ». Peu à peu la musique et l’écriture de chansons prennent le pas sur ses autres activités culturelles et il décide d’abandonner les Beaux-Arts : « ‘le rock, tout ça, ça a été plus important que tout ’». A ces moments, la lecture est très présente dans sa vie puisqu’elle constitue une source importante d’inspiration. Ses choix de lecture résultent de deux stratégies : il baigne dans un milieu où ses connaissances l’orientent vers certains auteurs également lus par d’autres chanteurs de rock dont il se sent proche (Verlaine, Rimbaud...) ; il se met à thésauriser un grand nombre de livres de poches, afin d’en lire un par jour : « ‘je passais tous les jours devant un soldeur, et j’avais décidé d’acheter un livre par jour. Et je les ai encore. J’en ai acheté plein.’ » La seconde stratégie relève d’une volonté de culture tout azimut souvent présente chez les autodidactes. La première montre la manière dont la culture légitime peut être appropriés par des groupes marginaux (les chanteurs dont il se sent l’héritier ne sont pas devenus populaires) aux pratiques elles-mêmes peu légitimes (le rock est moins légitime que la musique classique). Le lien entre la culture littéraire et la musique rock est une découverte faite par John, qui renforce son désir de lecture :

‘« Je commençais à jouer de la guitare, et donc j’ai découvert des amis qui eux, étaient branchés sur la littérature et la culture. C’est-à-dire que j’ai eu de la chance de rencontrer trois ou quatre personnes qui écoutaient un rock littéraire. C’est-à-dire que si Rimbaud avait vécu à cette époque, il aurait fait du rock, en écrivant ce qu’il écrivait. C’était un rock plus proche de Léo Ferré que de Patrick Bruel. Alors je me suis aperçu avec ces jeunes-là, qu’il y avait des gens qui faisaient de la musique et qui puisaient leurs sources dans la culture. Un beau mélange. C’était des gens comme Patty Smith, qui était un fan de Rimbaud, un fan de Lautréamont, des gens comme ça. Et y a eu un personnage qui était très important dans ce que j’ai aimé qui s’appelle Tom Verlaine, qui avait repiqué son nom à Verlaine. Donc c’est tout un système, c’est tout un créneau. Des gens comme Iggy Pop, qui sont plus des écrivains que des musiciens. C’est des gens complets, ce sont des artistes. Et donc il s’avère que par le biais de ces gens, quand tu lisais leurs textes ou quand tu prenais l’essence de ce qu’ils dégageaient, ben, t’étais obligé de lire, t’étais obligé de t’intéresser aux lettres, aux écrivains... »’

John fonde alors un groupe de rock et « tourne» pendant une douzaine d’année. C’est également l’époque des petits boulots (plongeur, tapissier...) qui sont bien vécus parce que pensés comme secondaires par rapport à son activité principale d’écriture de chansons et de réalisation de concerts. Beaucoup de lectures et de rencontres culturelles sont évoquées par John lorsqu’il relate cette période. Vers la fin de cette carrière, il se marie, après avoir eu un premier enfant. Il en aura un deuxième pendant son mariage. Il abandonne alors la scène et trouve un travail de nuit dans la presse de magazine. C’est une période difficile car son emploi le fatigue beaucoup. Il en garde des souvenirs de peu de lecture par manque de temps, d’énergie et de motivation. Sa femme le quitte, et il se retrouve seul à élever ses enfants. Il cesse également son travail et s’inscrit au chômage. Il s’agit pour lui d’un chômage « volontaire » qui durera cinq ans, pendant lesquels il s’occupe de ses enfants :

‘« Après il y a eu le boulot de nuit. De quatre-vingt-treize je me suis arrêté, y a eu cinq ans de chômage volontaire. Je me suis laissé vivre, et j’ai laissé les choses. J’ai eu l’occasion d’avoir du fric, donc ça m’a permis de vivre comme ça et d’élever mes enfants surtout, être avec eux, de partager des choses, de ne pas leur proposer autre chose que ce que j’avais envie de leur proposer. » ’

C’est au moment de son travail alimentaire et pendant son divorce qu’il découvre des auteurs tels que Bobin, Khrisnamurti, Semprun... Il « rencontre » et apprécie ainsi les textes de Bobin à une époque tout à fait particulier de sa vie et dans sa manière d’en parler, il ne dissocie pas cette lecture du contexte dans lequel il se trouvait :

‘« Après oui, j’ai fait ça pendant 12 ans, et puis, en 90, 91 à peu près, j’ai divorcé, alors pas à l’époque, mais y a eu un crach, et c’est là que j’ai pris un virage ? Et Bobin a correspondu à cette époque à peu près, et là j’ai commencé, j’ai fait un autre boulot complètement alimentaire, vraiment alimentaire, qui m’a un peu miné la santé, qui m’a fatigué. »’

John évoque ses premières lectures des textes de Bobin en termes de « choc » et de « rencontre ». C’est lui qui, de tous les enquêtés, a la formule la plus brutale pour décrire son expérience de réception : « ‘et là tu prends une bonne baffe avec tout ce qu’il dit’ ». Le contexte qu’il décrit est un mélange de reconversion professionnelle et de changements de situation matrimoniale qu’il évoque sous le terme de « virage »:

‘« Ouais, parce que ça correspondait à, j’étais un peu perdu, à cette époque-là, et, ben, c’est en 92, 93, quoi, il y a eu une espèce de virage dans ma vie. Non pas un rejet du passé, mais plutôt un virage, qui continue d’ailleurs, ce qui fait, que, je continue d’avancer, mais ce virage il continue de tourner, et je pense que ça va tourner encore un petit moment. Ouais, c’est ça, la spirale. »’

Le premier texte lu de Bobin est Le Très-Bas. Après avoir entendu parler de l’auteur lors d’une émission radiophonique, il achète cet ouvrage dans une librairie, attiré par la jaquette précisant que le livre avait reçu un prix religieux :

‘« Non, malheureusement, j’ai peu de mémoire donc je resitue pas vraiment le contexte, dans quelle librairie etc., mais je crois que c’est le prix oecuménique, qui m’avait, je crois qu’ils avaient sorti une espèce de bandeau qu’ils mettent sur les livres quand ils ont un prix. Ce n’est pas spécialement ça qui avait fait tilt, mais, je crois que j’avais entendu quelque chose à la radio, et ça m’avait un peu intrigué. Ca répondait peut-être à une question face à la religion, à cette époque-là, où je m’interrogeais sur pas mal de choses, et le fait qu’il ait eu le prix oecuménique, je me suis dit, tiens je vais lire ce bouquin, ça peut être bien, pourquoi pas. »’

Ainsi, la lecture du premier texte de Bobin arrive dans un contexte où l’enquêté est en train d’effectuer un « virage » à la fois professionnel et sentimental, qui se traduit par des questionnements d’ordre existentiels et spirituels. Les livres de Bobin sont alors principalement lus sous l’angle de ces préoccupations et sont à rapprocher à d’autres auteurs découverts à la même période (tels que Khrisnamurti) : « ‘Et ça a correspondu, je ne sais pas, peut-être à un désir d’avancer peut-être dans ce côté peut-être un petit peu semi-mystique ? Mais je l’associe à d’autres, d’autres écrits, que je lisais peut-être à l’époque.’ »

L’impression décrite évoque l’idée d’un choc et le contenu est d’emblée rapportée à la dimension critique de la société. Par la suite, dans tous les livres de Bobin que John lit (et il essaye de suivre les parutions depuis qu’il travaille dans une librairie), c’est essentiellement cet aspect de l’oeuvre qui est relevé et apprécié. Bobin est présenté par John comme un « poète rebelle », le ton de ses écrits est qualifié de « caustique », de « dérangeant » :

‘« Surtout y a des touches, dans ce bouquin [Le Très-Bas] y a des touches, c’est un peu, c’est un peu caustique par moment. C’est ce qui me plaît, c’est ce qui m’a plu, c’est ce que j’ai ressenti moi. Dans Le Très-bas y a certains passages, y a certaines lettres au père, tout ça, tu vois, qui sont très... Qui correspondaient peut-être à ce que j’avais envie de penser à l’époque, et c’est pour ça que j’ai lu Le Très-bas, et puis j’ai aimé le style de l’écrit. »’

Bien que le parallèle ne soit jamais explicitement effectué par John, il est intéressant de constater la proximité existant entre la manière dont l’enquêté qualifie Bobin et celle dont il se présente en tant qu’artiste. A l’image du « poète rebelle » correspond celle de John « chanteur rebelle ». Si Bobin utilise sa plume pour contester les dénoncer de la société, d’autres ont pris la guitare :

‘« Ha la société ! Je trouve qu’ il [Bobin] se rebelle pas mal sur la société, enfin je trouve. Je ne sais pas si j’ai raison, mais en tout cas pour moi, ça m’apporte ça, c’est quelqu’un qui ne se plaint pas. Enfin c’est pas qu’il ne se plaint pas, mais c’est un anarchiste, une forme d’anarchiste quoi. Quelque part il est là et il ne dit pas ’réveillez-vous’ de la même manière, mais il pourrait prendre une guitare et puis le dire, il pourrait prendre un pinceau et le dire à sa manière, bon ben lui c’est l’écrit. Bobin il est rebelle. Je trouve c’est un, c’est quelqu’un qui râle. »’

En fait John se sent en adéquation avec la marginalité de la position d’écrivain qu’il ressent chez Bobin. Elle correspond à la marginalité affirmée de sa propre position de chanteur de rock « culture littéraire ». Cette prise de position s’évoque à plusieurs endroits de son discours : elle est largement présente lorsque John explique les raisons qui l’ont poussé à arrêter sa carrière de chanteur, mais également lorsqu’il parle de ses choix de vie (et notamment de sa période de chômage volontaire) et par conséquent de son rapport à l’argent. Dans tous ces cas, des prises de position effectivement très proches de celles trouvées dans les textes de Bobin sont repérables. Par exemple, l’abandon de son activité artistique est présentée par John comme corrélative d’une prise de conscience concernant le mode de fonctionnement du milieu de la musique :

‘« On s’est arrêté parce qu’en quatre-vingt-dix j’ai pris conscience de quelque chose que j’aurais peut-être pu prendre conscience avant, mais. Le côté musical dans lequel je me situais moi a été assassiné par les majors, par les boites de disque. [...] Ils ont complètement détruit ça. Et la dernière fois qu’on a fait les maisons de disque, on s’est entendu dire que c’était génial ce qu’on faisait mais que de toute façon, il n’ y avait pas d’argent pour ça. »’

Il poursuit par une explication de la manière de fonctionner des maisons de disque dans laquelle transparaît l’idée que les majors préfèrent miser sur des « faux artistes » mais qui sont des valeurs sûres, plutôt que sur de réels talents innovants. Ce thème de l’artiste authentique et véritable contre le faux-semblant est également présent dans les textes de Bobin, et notamment dans une interview donnée par l’écrivain pour la revue Esprit (dont nous avons analysé quelques extraits dans la première partie). Au cours de l’entretien avec John, et sans qu’il soit explicitement fait de rapprochement avec sa propre expérience du milieu de la musique, il se montre très sensible dans les textes de Bobin à la thématique de l’artiste authentique s’opposant aux faux écrivains. C’est également un partage qu’il effectue entre les vrais chanteurs et les faux :

‘« C’est-à-dire pour eux, c’était plus intéressant de vendre le catalogue Julien Clerc et ce qu’il faisait y a dix ans, ou Michel Sardou ou autre, (je ne critique pas les artistes,) mais pour les majors c’étais plus intéressant parce qu’il suffisait de prendre les sept disques qu’ils avaient faits avant et d’en faire une compilation, ça leur coûte pas une tune, et puis, proposer ça aux gens. Et tu regardes les gens, les trois quart des trucs qu’ils écoutent, c’est ce qui passait y a trente ans, ils écoutent pas de nouveaux chanteurs, de nouveaux auteurs. Ou alors ceux qu’ils écoutent, c’est ceux qui sont dans le moule, ceux qui ressemblent à ce qui se faisait avant. Tu prends Bruel, bon ben c’est un clone de ce qu’était Johnny à l’époque et c’est sans intérêt. C’est des gens qui ne sont pas des artistes. Ils le sont parce qu’on dit que ce sont des artistes mais ce ne sont pas des artistes. »’

Ainsi il semble qu’un même schème d’interprétation soit au principe de construction d’une vision du monde artistique (littéraire pour Bobin, musical pour John) renversé, où l’authenticité est un label qui ne s’accorde qu’aux artistes à la marge tandis que les plus reconnus dans ces milieux sont disqualifiés. On reconnaît là la logique de fonctionnement du sous-champ de production restreinte à laquelle Bobin appartient au début de sa carrière, et à laquelle, vraisemblablement, John appartient également durant sa carrière de chanteur de rock. Il y a donc entre l’écrivain et le chanteur des prises de position communes qui leur viennent de l’occupation de positions homologues dans leurs champs respectifs. Ces prises de positions débordent le seul thème de la désignation des artistes authentiques pour se rapporter également au style de vie. Plusieurs éléments biographiques chez John sont en effet identiques à ceux de Bobin. Les périodes de « petits boulots » bien vécues pendant sa carrière de chanteur sont relatées par l’écrivain (et dans les mêmes termes) lorsqu’il écrivait sans pouvoir vivre de ses productions. De même, le temps du chômage volontaire, lorsque John « choisit » de ne pas travailler et de se consacrer avec bonheur à l’éducation de ses enfants montre une attention portée au temps libre qui permet l’épanouissement individuel et la créativité. C’est une reprise de l’opposition entre la qualité de la vie entendue comme l’épanouissement personnel contre l’argent et l’accumulation de biens matériels. Les périodes de travail alimentaire, puis de chômage avec pour seule occupation la garde d’enfants est également une anecdote rapportée par Bobin dans plusieurs de ses ouvrages ou articles de presse. Il y a là un point commun non seulement dans les biographies du lecteur et de l’écrivain, mais dans les manières de les appréhender : pour John, ce temps de chômage est relaté en des termes positifs car il correspond à une vacance lui permettant de s’investir dans l’éducation de ses enfants. Le thème du clivage entre l’insertion dans la vie active pour la recherche du gain et le choix du non-travail pour la qualité de vie, présent dans l’oeuvre de Bobin, est ainsi également proposé par John, sans qu’il le réfère d’ailleurs aux textes de l’écrivain.

La période de chômage s’achève pour John avec la rencontre de son actuelle compagne (il s’agit de Julie, portrait n° 2) : ils partagent alors tous les deux un mi-temps dans la même librairie. Cette organisation, qui n’est pas la plus rentable économiquement, leur convient en ce qu’elle leur laisse beaucoup de temps libre. Ils ont également créé une association proposant diverses activités culturelles (poterie, peinture, musique, dessin...) fonctionnant par ateliers (dont certains sont animés par John). Les activités se déroulent en partie chez eux, dans le garage de leur maison aménagée en atelier. Au moment des entretiens, John a envie de recommencer à peindre (ce qu’il avait cessé de faire au moment de la constitution de son groupe de rock). Peu d’argent mais beaucoup de temps libre pour vivre des expériences artistiques multiples est alors pour John le style de vie le plus satisfaisant. Cela montre que même s’il a changé de profession en devenant employé de librairie, ses dispositions issues du champ artistique continuent de structurer ses schèmes d’interprétation et son style de vie. Ainsi, ce n’est pas seulement en tant que lecteur que John aborde la production littéraire de Bobin : dans ses manières de recevoir ses textes, il prend la position d’un artiste posant un regard bienveillant, compréhensif et empathique sur la production d’un autre, qui par ailleurs lui plaît beaucoup.

L’intérêt des lectures des textes de Bobin est centré chez John sur les états que celles-ci procurent. Il avoue avoir du mal à se souvenir des histoires, et considère que finalement, celles-ci ne sont pas très importantes. Ce qui compte ce sont les impressions laissées lors de la lecture : « Je ne me souviens de pas grand chose. Donc c’est dur avec Bobin, parce que comme c’est souvent des états comme ça, furtifs, alors ça passe, mais ça rentre par contre. » Contrairement à d’autres enquêtés lecteurs heureux des textes de Bobin, qui discutent de leur contenu, John reste plutôt en deçà, relatant essentiellement les émotions ressenties lors de ce genre de lecture. Et si lors des entretiens, des thèmes se rapprochant de ceux habituellement développés par l’écrivain sont abordés par John, la liaison avec l’auteur n’est pas immédiate pour l’enquêté. L’adéquation entre les schèmes d’interprétation du lecteur et des textes de Bobin porte ainsi sur un grand nombre de points, mais qui ne sont pas perçus de manière tout à fait claire pour John. On dirait qu’il intègre les schèmes d’interprétations proposés par l’auteur afin de donner du sens à sa propre expérience, mais en oubliant d’où lui viennent ces éléments interprétatifs. Ceux des textes se mêlent à ceux déjà constitués par John en perdant leur origine.

Les schèmes interprétatifs issus des textes de Bobin se mêlent également à d’autres provenant de lectures diverses. Ainsi des penseurs tels que Krishnamurti, des écrivains tels que Peter Handke, des chanteurs tels que Gérard Manset, Iggy Pop, Léo Ferré fournissent à John le matériau de ses expériences artistiques et intellectuelles. Il inscrit donc ses lectures dans des référents débordant le cadre de l’intertextualité, en citant plus de chanteurs que d’écrivains ou de philosophes. Cet éclectisme est d’ailleurs revendiqué :

‘« Je le [Bobin] rattache à ce que j’aime quoi, mais ce que j’aime ça passe de la peinture à la musique. C’est tout azimut, je vais aimer Edgar Poe, comme je vais aimer Bobin, je vais aimer Paul Mac Cartney parce que c’est les Beatles, et que j’adore ça. Je vais aimer Verlaine, je vais aimer Tom Verlaine, je vais aimer pleins de choses complètement différentes, je vais aimer Malher, comme je vais aimer, je ne sais pas, je pourrais citer, y a une liste infinie. [...] Je l’assimile à tout, enfin c’est vraiment quelque chose, c’est un tout. »’

Il propose une vision de la culture et du monde artistique comme un tout qui se nourrit d’expériences éprouvées aussi bien au moyen de lectures, que de peintures ou de musiques. Le point commun de toutes ces expériences est l’émotion éprouvée par John.

‘« Je me souviens d’un texte de Bukowski, je crois que c’est dans le Postier, et, putain, mais, c’est ... C’est pareil quoi, y a une force, y a une émotion, et il a un rapport avec la mère, là, je crois, ou un rapport à la vie, et je dis non, c’est trop quoi. Et bon ben il y a des gens qui vont dire mais Bukowski et Bobin, mais vous êtes fou. Ouais enfin, je veux dire, je ne sais pas, je prends la culture, je prends les émotions telles qu’elles viennent. Là on parle de ça, et puis je vais écouter Higgy Pop, pourquoi pas. »’

L’émotion est donc la principale expérience artistique qu’il recherche et la littérature correspond à moyen parmi d’autres pour y parvenir. La lecture ne revêt donc pas une place centrale dans ses activités quotidienne, même si John dit lire beaucoup en raison de son travail à la librairie. Mais il ne cherche pas à thésauriser les livres qui lui plaisent (il les emprunte à la librairie sans les acheter), et ne met pas en oeuvre de moyens pour les mémoriser (ni prise de notes, ni annotations). Peu lui importe de se souvenir avec précision de l’histoire d’un roman ou des mots d’un poème, seule compte l’émotion éprouvée. L’image qu’il utilise pour matérialiser cette conception de la culture générale est celle d’un arbre : toutes ses expériences artistiques en forment les branches et se trouvent rattachées à un tronc qui le personnifie.

Lors de ses lectures, John mobilise d’outils d’analyse textuelle : il rapporte ainsi la production de Bobin au genre poétique et religieux.

‘« C’est cette fragilité que j’aime chez lui, et c’est ce qui fait la forme, la poésie, je trouve. C’est que, y a, une espèce de souffle, alors qui doit s’associer pour certains à une espèce de souffle semi-divin, tu vois, ce qui le fait rentrer dans le mysticisme. [...] C’est poétique religieux. Mais religieux au sens, au sens où toutes religions sont acceptées, tu vois ce que je veux dire ? Ce n’est pas relié, ça appartient pas qu’au catholicisme, mettons. [...] Ouais, c’est cosmique, pour moi, c’est, il y a tout, y a pas de rejet, là par contre, y a pas de rejet. C’est quelqu’un qui, par contre a une ouverture d’esprit énorme. »’

Sa capacité à classer la production de l’écrivain dans un registre particulier ne lui permet pourtant pas de mémoriser ses écrits :

‘« Quand tu le lis, enfin je veux dire, c’est ma mémoire qui cause des problèmes, il y a des histoires que tu lis, il y a des bouquins que tu lis qui vont vraiment te marquer parce que l’histoire est très très forte. Bon, avec Bobin tu ne retiens pas l’histoire. C’est vrai que François d’Assise et Le Très-bas, je n’ai pas retenu l’histoire, j’ai simplement retenu Saint François d’Assise, Christian Bobin, maintenant, t’en parler, ça devient... Tu me donnes une journée, je vais relire le bouquin, on en parlera juste après. »’

Plus qu’un défaut de mémoire, c’est un mode d’appropriation des textes qui se dévoile où se mêlent une fois de plus une lecture analytique, et éthico-pratique, où sous le couvert d’une émotion, d’états furtifs, une adhésion aux schèmes d’interprétation des textes vient renforcer ceux de John.

Si l’on observe à présent l’évolution des pratiques de lecture de John entre le premier et le second entretien, on constate qu’il a continué de lire et d’apprécier les textes de Bobin. Il a également pris connaissances des débats dans le milieu de la critique littéraire et rencontre à la librairie des clients qui n’aiment pas cet écrivain. John a donc eu à se positionner par rapport à l’image controversée de l’écrivain. Le discours qu’il construit tend à renforcer sa position de défenseur de Bobin. Selon lui, les réactions de dédain de certains lecteurs sont le signe d’une « d’une société qui ne tourne pas rond », ce qui confirme le diagnostic pessimiste justement proposé par l’écrivain. John présente alors l’image de Bobin comme celle d’un artiste complet et pur : et si les gens se lassent, c’est qu’ils ne sont pas à la hauteur de ce que l’écrivain leur propose.

‘ « Si je suis déçu face à un texte de Bobin ou face à quelqu’un que j’aime bien, j’assume la déception, c’est-à-dire que je me dis que c’est moi, qui, ce n’est pas un problème, mais je me donne le temps d’aimer dans quinze ans. Ou dans deux ans ou dans trois heures, tu vois ? Voilà. Et puis je n’ai pas envie d’avoir l’esprit critique quoi. [...] Une grosse part de déception sur la société c’est ce remplissage de critique. De jugements. Et ça, ça me sidère. Il y a des revues où ce n’est que ça, où non, y autre chose, y a des gens qui écrivent bien, y a des artistes qui font des choses bien, et ben autant prendre ce qui est bien, et puis, heu, t’as pas aimé, ben t’as pas aimé, quoi, ça sert à rien d’aller heu, d’aller juger tout le temps, d’aller démolir, non, tu vois, ça sert à rien. »’

Pour que John puisse continuer d’être un lecteur heureux des textes de Bobin, il doit « ne pas avoir l’esprit critique ». Cela semble montrer qu’esprit critique (ou cynisme) et émotion ne font pas bon ménage, et qu’une réception positive des textes de Bobin passe par l’abandon de cette posture intellectuelle. Et si John renonce à avoir l’esprit critique envers ses textes, c’est sans doute parce que la manière d’être écrivain de Bobin telle que John la reconstruit lui sert à légitimer et renforcer sa façon de se penser en tant qu’artiste. La position que John prend pour lire les textes de Bobin est alors celle d’un artiste appréciant et défendant l’oeuvre d’un autre artiste.

Les phrases de l’écrivain ne font alors pas que « résonner » chez John, elles semblent même s’y inscrire, au point que ses récits concernant par exemple sa vie d’artiste, les périodes de petits boulots, de chômage, d’éducation de ses enfants, correspondent aux manières dont l’écrivain traite ces thèmes. La proximité paraît alors grande entre l’ethos des textes et celui de John. Elle est peut-être, de tous les enquêtés, la plus manifeste, sans doute en raison de l’homologie des positions : bien qu’employé de librairie, John lit les textes de Bobin avec les schèmes de perception et d’interprétation d’un artiste issu du sous-champ de production restreinte de la chanson française.

Notes
393.

Françoise Lefèvre est un écrivain qui fait partie des pairs de Bobin (voir le chapitre 1).

394.

André Comte-Sponville, L’Amour la solitude, Editions Parole d’aube

395.

Ce thème est analysé dans le chapitre III, intitulé « L’efficace discursive »

396.

Né en 1950, Philippe Delerm a commencé à être connu lors de la parution de La Première gorgée de bière, chez L’Arpenteur, Gallimard, en 1997. Il s’agit d’un recueil de courts textes célébrant les plaisirs minuscules du quotidien tels que boire une gorgée de bière, manger des loukoums, un banana-split, écosser des petits poids...Pour les chroniqueurs littéraires de Télérama, Philippe Delerm et Christian Bobin appartiennent à une même génération d’écrivain de « l’ère des riens », de ceux qui célèbrent l’ordinaire et le quotidien. « Un peu ermites, ils s’enthousiasment pour la pluie, l’oisiveté ou les fleurs. Un courant littéraire minimaliste ? Le public est séduit. », Catherine Portevin, « L’ère des riens », Télérama n°2507, 28 janvier 1998.