Section II : Des modes d’appropriation à dominante analytique

Les trois lecteurs dont nous présentons les portraits dans cette section ont en commun la mise en oeuvre explicite d’outils d’analyse textuelle lors de leurs lectures d’une manière générale, parmi lesquelles figurent des livres de Bobin. Leur mode d’appropriation tire ainsi davantage d’un côté analytique qu’éthico-pratique, et un ensemble de références intertextuelles est mobilisé lors de leur réception. Il va donc être intéressant d’observer à quelles expériences de réception ces compétences en matière de lecture analytique conduisent les enquêtés. Car cela soulève de nombreuses questions. Elles concernent tout d’abord les éléments d’intertextualités : quels sont les textes et connaissances objectivés auxquels les enquêtés rattachent les textes de Bobin ? Comment ceux-ci sont-ils mobilisés par les enquêtés ? Les schèmes d’interprétation issus de connaissances objectivées s’intègrent-ils à leur expérience ordinaire ? Les interrogations portent également sur l’éventualité d’une mixité des modes d’appropriation : le mode d’appropriation analytique des textes est-il ou non exclusif d’une lecture éthico-pratique des textes de Bobin ? Se pose enfin la question des effets de ces textes : comment sont-ils décrits et trouve-t-on des correspondances avec ceux relatés dans la partie précédente ? Il s’agit donc d’approcher quelque peu des lecteurs, qui, bien qu’« ordinaires » au même titre que ceux présentés précédemment, n’ont pas fait l’objet d’études empiriques et pour lesquels le modèle d’appropriation analytique des textes constitue une hypothèse de recherche.

Portrait n° 5- Marie-Christine : « Les petites phrases de Bobin sont des recettes du bonheur »
Age 44 ans
Profession Institutrice 
Situation matrimoniale Divorcée, avec deux enfants (adolescents) à charge
Origines sociales Père : ingénieur des Ponts et Chaussées
Mère : à la maison
Sept enfants en tout (elle est la seconde)
Livres de Bobin lus Une petite robe de fête, La Part manquante, l’Eloge du rien, l’Inespérée

Marie-Christine est institutrice, divorcée et mère de deux garçons adolescents qu’elle élève seule. Tous trois habitent un appartement dans une ville située à soixante kilomètres de Lyon. Fille d’un ingénieur des Ponts et Chaussées qui la poussait à intégrer l’Ecole Normale Supérieure, elle a suivi pendant deux ans une classe préparatoire littéraire avant de s’inscrire en faculté d’histoire de l’art à partir de la licence. Elle abandonne sa maîtrise en cours de route, se marie et donne naissance à deux garçons. Quelques années plus tard elle divorce et se trouve contrainte de trouver un emploi rapidement. Après avoir fait ‘« de tout et de n’importe quoi, des petits boulots qui sont marrants pour les vacances, mais rien de sérieux’ », elle tente pour des raisons d’intérêt pratique (les horaires, les vacances) plus que par goût un concours pour entrer à l’Ecole Normale. Le réussissant, elle devient alors institutrice, métier qu’elle exerce sans passion au moment des entretiens : « ‘bon moi je suis institutrice, mais ce n’est vraiment pas par vocation. Et ce n’est pas du tout un métier pour moi. Ca ne me convient pas du tout, mais alors pas du tout.’ »

C’est sur les conseils d’une amie qu’elle découvre entre 1990 et 1991 les premiers textes de Bobin : « ‘c’est une amie, et c’est elle qui m’a dit : ‘ho j’ai lu un auteur extraordinaire, il faut que tu le lises’, et puis voilà, ça m’a plu’ ». A cette époque Marie-Christine est bien établie dans sa nouvelle situation familiale et professionnelle, autant d’éléments qui inscrivent ses conditions objectives d’existence dans une certaine stabilité.

Si l’on questionne l’enquêtée sur son passé de lectrice et son niveau d’étude, les indices relevés invitent la situer du côté des individus les plus susceptibles d’avoir développé un mode d’appropriation analytique des textes : un goût précoce pour la lecture qui s’est affirmé au cours de ses années d’école, un choix d’études littéraires et d’histoire de l’art, un enseignement soutenu de latin et de grec (« pendant dix ans »), et une vie estudiantine riche de lectures en tout genre. Dans ses pratiques au moment des entretiens restent d’ailleurs quelques traces d’un rapport analytique aux livres. Elle tient un carnet de citation (« comme quand j’étais étudiante »), relis plusieurs fois ses livres afin de mieux s’imprégner de leur contenu, rapporte sans erreur ni hésitation les titres au nom de leur auteur, et collectionne dans de gros classeurs des articles de presse ayant traits à la vie intellectuelle, artistique, littéraire des siècles passés. Elle se repère également avec aisance entre les différents genres tels que la philosophie, la poésie, le roman.

Si l’on se penche en revanche sur ses pratiques de lecture au moment des entretiens, une relative ambivalence règne dans ses propos : tantôt la lecture apparaît comme une pratique distinctive, classante et synonyme de connaissance, tantôt elle est perçue comme une perte de temps. «  ‘Alors moi je lis très peu, parce que je n’ai pas beaucoup de temps, et puis je lis énormément d’articles.’ » L’hésitation se traduit dans les choix faits par l’enquêtée pour se procurer ses livres : elle ne veut pas dépenser des sommes importantes d’argent pour l’achat de livres, considérant que ce n’est pas une priorité ; elle ne veut pas y consacrer beaucoup de temps, tout en proclamant ne pouvoir se passer de lecture. Ses modes d’approvisionnement en livres sont alors essentiellement la bibliothèque et l’emprunt à des amis. D’elle-même, il lui est difficile d’accepter de dépenser de l’argent pour l’achat de livre sauf dans deux cas : s’il s’agit de classiques à dix francs, ou de livres d’art sur la peinture (quel qu’en soit le prix). L’hésitation se manifeste également dans le choix des moments privilégiés pour lire. Ils se concentrent en semaine, pendant la pause du déjeuner : ‘« Et là, par mon travail, je suis obligée d’aller au café, tous les jours entre midi et deux, parce que je travaille à M., et que c’est loin. Et ce que je fais, les lectures que je fais, je vais à Maxilivre, et je m’achète des poches à 10 francs, et je lis ou je relis tous ces livres qu’on a lus quand on avait 14-15 ans. ’ »

La période la plus propice à la lecture porte ainsi sur un temps qu’il faut remplir : la lecture ne devient activité digne d’intérêt que parce qu’elle permet de passer honorablement un moment creux de la journée. Elle est donc est préférée à d’autres lorsque l’enquêtée est dans un temps d’absence d’activité. On s’éloigne avec ce genre de pratique d’une vision esthétique de la lecture, où toute autre activité (lucrative, utile, pratique) devrait s’effacer devant le plaisir de lire. La dimension utilitaire de ses attentes de lecture perce d’ailleurs également lorsqu’il s’agit pour l’enquêtée de préciser les genres littéraires privilégiés, parmi lesquels elle exclue le roman :

‘« Moi j’attends toujours des livres un plus, pas une distraction. C’est rare parce que je n’ai pas le temps pour les distractions. Donc moi, par exemple, je suis passionnée par des livres, par des livres d’art. Donc j’attends que ça m’apporte une connaissance et puis j’ai lu plein de livres, sur les oiseaux, sur les minéraux. J’aime bien aller chercher dans les livres des connaissances, des explications, ou seulement des jolies choses, quoi, des jolies photos. Même les livres que je lis, là, les poches que j’achète à 10 francs, c’est aussi pour connaître les gens d’avant, ce qu’ils pensaient, ça n’est pas pour me distraire seulement. Parce que je trouve quelque fois, enfin à notre époque, qu’on fait vite table rase de tous les gens qui ont existé avant, et quand on lit, on est étonné de voir que c’est actuel. Quelqu’un de maintenant, il peut dire les phrases qui ont été prononcées. Donc c’est par intérêt. Donc voilà ce que j’attends des livres. »’

La lecture pour l’apprentissage apparaît donc être la principale fonction attendue par Marie-Christine. Cette fonction est à rapporter aux conditions objectives d’existence de l’enquêtée. C’est en effet parce qu’elle est « divorcée, seule à élever deux enfants » et sans argent qu’elle ne supporte pas de perdre son temps à lire des romans :

‘« Mais autrement, lire un roman, à vrai dire, je n’aime pas lire de romans. Je déteste lire des romans, parce que, je trouve que moi, je suis mère de famille, je suis toute seule, j’ai deux enfants, je trouve que je n’arrive déjà pas à vivre ma vie, alors perdre mon temps à lire la vie des gens qu’ont pas existé ! Je ne supporte pas ça. Alors je ne lis pas, voilà, sauf quand c’est court. »’

Ainsi donc, une pratique qui possédait une légitimité importante à l’époque où Marie-Christine était étudiante («‘ à ce moment-là on était dans un environnement très stimulant, alors y avait les lectures du programme, et puis y avait une espèce de stimulation, et puis c’était un petit peu l’émulation, qui en connaîtrait le plus, et je garde un bon souvenir de ce temps-là. Et puis c’est vrai que c’était une période agréable, on a le temps de lire ’») se voit attribuée un jugement négatif lorsque les conditions objectives d’existences changent. La lecture de romans, favorisée pendant sa formation en classe préparatoire littéraire, perd de son évidence et de sa légitimité quelques années plus tard. Pourtant, Marie-Christine ne se déprend complètement ni des pratiques acquises pendant sa formation, ni de l’appréhension de celles-ci : la tenue d’un carnet de citation ainsi que l’ambivalence de son rapport à la lecture en sont des indices. De plus, si elle refuse la distraction et dit ne pas aimer le genre romanesque, il faut souligner qu’au cours des entretiens les titres cités se rapportent tous à des romans, mais qui semblent être lus, « pour autre chose ». Elle poursuit donc ses pratiques de lecture, y compris du roman, mais en les présentant comme investis d’attentes et de fonctions relevant davantage d’un point de vue utilitaire qu’esthétique (elle relate quand même lire pour trouver des « jolis choses », ce qui induit au moins partiellement une dimension esthétique dans sa pratique).

Néanmoins la disposition des livres dans son appartement montre une hiérarchisation des livres qui brouille quelque peu le discours radical que Marie-Christine construit à propos de ses attentes de lecture uniquement fondées sur l’intérêt et l’apport de connaissances. Dans son salon trône à côté de plantes vertes une bibliothèque où sont exposés des livres d’art de grands formats et d’éditions coûteuses. Dans le couloir réside une sorte de « pochothèque », où sont installés tous les livres lus pendant ses études (les tragiques grecs, les grands auteurs français), et les nouveaux arrivés (les classiques réédités à dix francs), dans sa chambre les livres prêtés par ses amis et en attente d’être lus, enfin dans les toilettes quelques livres choisis par elle (Le Monde de Sophie, L’Alchimiste) devant servir à éventuellement donner envie à ses enfants de les feuilleter. Il s’agit donc d’un appartement dans lequel les livres prennent une place relativement conséquente. Ce qui laisse à penser que les attentes et fonctions de la lecture pour Marie-Christine déborde le seul cadre utilitaire qu’elle dresse plus ou moins dans ses entretiens.

La manière dont Marie-Christine a découvert et pris connaissance d’une demi-douzaine de textes de Bobin rentre tout à fait dans ces habitudes de lecture. Ces livres lui ont pratiquement tous été prêtés ou offerts par des amis. D’elle-même, elle n’en a acheté aucun : « mais j’en possède un qu’on m’a offert, c’est Eloge du rien, c’est un tout petit livre. » Parmi ceux feuilletés, elle se souvient d’Une petite robe de fête (prêté par un ami) ; La Part manquante, L’éloge du rien, L’inespérée :  ‘« mais celui que j’ai préféré c’est La Part manquante, oui, de loin’ ». La bibliothèque, le prêt à des amis constituent donc les deux modes principaux d’accès aux livres en général, à ceux de Bobin en particulier: « ‘je n’achète pas de livre, c’est trop cher, et je n’ai pas beaucoup d’argent, alors je les emprunte. ’» Elle laisse donc une part de hasard et d’incertitude planer sur ses possibilités de lecture : ‘« l’autre jour, je suis allée à la médiathèque, et par hasard, je suis tombée sur le dernier [de Bobin] qui est sorti, alors je l’ai vite pris.’ »

Ses premières impressions de lecture concernant les textes de Bobin sont positives. Est mis en avant le terme de « plaisir » :

‘« Alors ce que j’aime, moi, le plaisir que je peux éprouver, pourquoi j’aime bien Christian Bobin ? Parce que je trouve que c’est très poétique, y a un regard sur les choses qui est très, on dirait qu’il va derrière les choses, et puis il a une façon de dire les choses, qui paraît très claire. [...] Parce que quelque fois on a des idées confuses dans la tête, et je trouve que quand on lit ses livres, il a l’art de dire simplement les choses qu’on ressent confusément. Et puis je trouve qu’il donne une autre dimension à la vie, par son côté, cette espèce de façon de voir les choses. Enfin, ce n’est pas une philosophie, c’est difficile à définir. Parce que je trouve que c’est un mélange de philosophie et de poésie, enfin. Et une façon de voir, de raconter. En fait, je ne lis pas tellement pour l’histoire elle-même, que je ne trouve pas extraordinaire [elle cite Isabelle Bruges]. Je ne lis pas pour le plaisir du style. Je lis pour ce qu’il dit. Pour sa façon de le dire. »’

L’emploi de termes techniques (la philosophie, la poésie) pour qualifier le genre littéraire proposé par l’auteur indique une compétence à mobiliser des outils du mode d’appropriation analytique des textes. Il en va de même pour sa manière de dissocier ce qui est de l’ordre de l’histoire, du style et contenu des textes. Avec toutefois une légère contradiction : elle relate tout d’abord son peu d’intérêt pour l’histoire et le style, et avoue dans le même temps lire des textes de Bobin « pour ce qu’il dit. Pour sa façon de le dire », ce qui est une autre manière de qualifier le style, sans l’opposer ou le différencier toutefois du contenu. Plus loin, c’est la dimension poétique qui se trouve mise en avant pour justifier son engouement pour l’auteur :

‘« Oui, la façon de dire les choses, la façon, qu’il raconte l’histoire d’Isabelle Bruges, c’est la façon de voir sa vie. De nous la montrer, voilà. C’est pour ça que je l’aime bien. Et je trouve qu’il n’y a pas beaucoup d’écrivains chez qui je le retrouve. Ah, si, je viens de lire l’Alchimiste, par exemple. Ben là, j’ai bien aimé aussi parce que, y a ce côté, poétique, par rapport au monde, cette dimension qu’il y a derrière les choses. [...] Il a une espèce de grande dimension, un petit détail, c’est le signe d’autre chose, qui se passe derrière. Et ben là, chez Christian Bobin, c’est ce que j’aime bien. Et autrement non. Je n’ai pas trouvé ça dans beaucoup de livres. »’

Les effets des textes sur cette lectrice vont dans le sens d’un bien-être et d’un apaisement :

‘« Donc c’est pour ça que je trouve que c’est bien. Parce que justement, c’est une idée qui élargit l’idée d’amour, et ça nous sort de notre quotidien. Ça nous ouvre des portes, c’est plein d’espoir, c’est plein de... Je trouve que quand on a lu un livre de Bobin, après on se sent bien. On se sent rempli de bonnes choses. Oui, je crois que c’est important. Voilà, ça nous apporte plein de bonnes choses. »’

Si ses pratiques de lecture des textes de Bobin rentrent dans le cadre défini plus haut de ses pratiques générales de lecture, Marie-Christine précise tout de même des intentions de traitement de ses livres allant plus dans le sens de la thésaurisation qu’elle réserve en général à des livres d’une autre nature (livres d’art...). Elle voudrait par exemple s’acheter quelques exemplaires de textes de Bobin : ‘« Ho, mais j’aimerais en acheter parce que j’aime bien les relire ’». Prévoir un investissement inhabituel et des relectures indiquent un rapport particulier à ces textes : ils ne sont pas considérés comme de la simple lecture s’effectuant entre midi et deux à son travail. Elle n’imagine d’ailleurs pas amener ce genre de littérature à son travail :

‘« Ha [pour lire un livre de Bobin] j’aime bien être tranquille. Par exemple, ça n’est peut-être pas un livre que je lirais au café, comme les autres. Et puis je ne veux pas l’abîmer. C’est un livre, j’en prendrais soin, et je le lirais tranquille. »’

De plus, elle relit systématiquement chaque texte de Bobin qu’elle a eu en sa possession :

‘« De toute façon, je les lis toujours très vite. La première fois, parce que j’attends toujours de trouver des petites phrases, ou des choses, et puis je lis toujours très vite, et puis souvent, je les relis une deuxième fois. [...] Oui, oui. Et je trouve que quand on les lit deux fois ou trois fois, y a toujours des choses qu’on n’avait pas vu la première fois, ou on avait été touché par certaines choses, alors on était resté un petit peu... et il m’est arrivé de les relire deux fois, et de trouver d’autres choses que j’avais pas vues. Ou alors c’est moi qui n’étais pas dans un état d’esprit à cette époque là, sensible à entendre ce qu’il disait. »’

Elle recopie également des passages dans un carnet : « ‘oui, je les recopie et puis de temps en temps, je les relis. C’est comme quand j’étais étudiante, j’ai mon cahier de citation.’ »

La présentation détaillée des pratiques de lecture des textes de Bobin, du rapport à cette oeuvre, ainsi que des effets des textes montre ainsi qu’il ne s’agit pas de livres ordinaires pour Marie-Christine. Ceux-ci semblent se situer à mi-chemin entre les classiques à dix francs et les livres d’art dont Marie-Christine prend soin et expose dans son salon. De plus, les livres de Bobin sont lus plusieurs fois, et des petites phrases en sont extraites et recopiées dans un carnet On peut se demander quelles seront les conséquences de ces pratiques du point de vue de la construction de leur sens.

Marie-Christine a pour les textes de Bobin une entrée essentiellement thématique ‘(« alors y a le thème de la mère, de la mère et de l’enfant, de la solitude... ’»). Elle est capable de rattacher une manière de traiter un thème avec le titre de chaque ouvrage, ce qui est loin d’être évident pour d’autres, y compris pour des lecteurs mobilisant essentiellement un mode d’appropriation analytique de ses textes. Elle est d’ailleurs prolixe quant aux thèmes qui lui paraissent importants et les problèmes de « compréhension » rencontrés lors de la lecture de textes de Bobin. Elle relate longuement à la fois les thèmes pour lesquels elle s’accorde avec les propos de l’auteur et ceux qui lui paraissent problématiques. Ses développements conséquents sont l’occasion de prendre connaissance des schèmes d’interprétation qu’elle mobilise pour se positionner par rapport au contenu des textes. C’est notamment lors du premier entretien qu’elle énonce plusieurs thèmes et se positionne par rapport à leur contenu. Deux cas sont alors repérables : soit elle « adhère tout à fait » à ces thèmes, soit elle ne les « comprend pas ». Il semble dans ces deux cas de figure pertinent de relever des indices de la mise en oeuvre de son travail interprétatif.

La manière dont Marie-Christine dit avoir apprécier certains thèmes des textes de Bobin consiste à employer le terme d’adhérer. Cela évoque l’idée d’un lien d’une certaine nature entre le contenu d’un thème et ce que pense l’enquêtée à ce sujet : on dirait qu’elle essaye les propos de Bobin comme on essaye un vêtement pour voir s’il va. S’il est à sa taille et à sa convenance, alors elle adhère à ce thème. Ainsi en va-t-il pour les thèmes de la maternité, de la télévision, et de la solitude.

‘« Ben, ce qui me paraît juste. Ben je pense qu’il nous [les femmes, les mères] perçoit comme des êtres très sensibles, et donc ouverts à des émotions, ou des sensibilités, des vertus, enfin des vertus entre guillemets, dans le sens, enfin qui sont pas du tout valorisées et tout, par exemple, heu, je ne sais pas quel nom employer pour dire qu’on fait presque le sacrifice de sa vie pour ses enfants, une espèce d’amour maternel qui coule sans arrêt de la mère jusqu’à... enfin tout cet aspect où l’amour maternel, où l’amour tout court, qui en même temps, je trouve transforme la femme, la rend plus grande. Et ça, je trouve vraiment...
Et la première nouvelle, La Part Manquante, justement, où il parle de cette fille, qui est à la gare de Lyon, avec son bébé. Et ben cette nouvelle, elle m’a beaucoup touchée , parce que moi, je me suis reconnue , quand les enfants étaient petits, les gestes. Je trouve ça étonnant de la part d’un homme d’ailleurs, qu’il arrive à deviner tout ce qu’on peut ressentir. Je pense que lui, il a un côté féminin très très développé. Ben c’est vrai qu’il est très attentif à tout ça. »

C’est par un va-et-vient entre son expérience de mère et les propositions du texte qu’elle prend position et considère que les propos de Bobin lui paraissent « justes ». Le référent est son expérience maternelle ordinaire (« je me suis reconnue, quand les enfants étaient petits, les gestes... »). Ce n’est pas en rapportant ce qu’elle lit à d’autres textes évoquant le même thème qu’elle juge de la validité des propos de Bobin. Le recours à l’expérience ordinaire fait par l’enquêté pour se positionner par rapport au contenu du thème de la mère montre donc bien que l’acquisition d’un mode d’appropriation analytique des textes n’empêche pas également un va-et-vient avec son expérience ordinaire.

Un autre exemple de thème pour lequel Marie-Christine se sent tout à fait en accord avec les propos de Bobin est la télévision :

‘« Ah oui, mais là, je partage entièrement. C’est dans quel livre qu’il parle de la télévision ? C’est dans celui où il parle des psychiatres. Oui, alors je suis entièrement d’accord avec lui. Quand je lis ça, je dis oui, mais bien-sûr. Parce que la télé, mais c’est une abomination, vous ne pouvez pas vous rendre compte. Moi qui vois des enfants toute la journée et de tous les milieux, c’est affreux. Et ce que je ne comprends pas, c’est que les psychiatres disent que ça n’a pas d’incidence sur le comportement des enfants. Qu’ils viennent dans une cour de récréation ! Je ne comprends pas comment on peut dire des choses pareilles ! »’

Lorsque nous lui demandons de préciser ses griefs contre la télévision, l’enquêtée fait une réponse en deux temps qui en présente tout d’abord les dangers pour les enfants, puis ses propres pratiques en la matière. Dans les deux cas, le jugement est sans appel : la télévision, c’est « une abomination ».

‘« C’est néfaste dans la mesure où les enfants sont emprisonnés dans des schémas. C’est bien néfaste. Enfin bon, moi je suis là, à vivre. Je ne regarde jamais la télévision. C’est-à-dire que tout ce que je regarde, je l’ai enregistré. Mais je ne regarde jamais la télé. Ha non, mais c’est inimaginable ! »’

La prise de position à laquelle se rallie l’enquêtée est un mélange de discours scolaires et intellectuels sur la télévision, qui dans les deux cas en font un objet culturel de très faible légitimité. Lorsque l’enquêtée dit ne pas regarder la télévision, c’est exception faite de la chaîne Arte qui propose des émissions culturelles tout à fait satisfaisantes pour Marie-Christine : « ‘Elle me sert pour des films, voilà. Le ciné club, des émissions. Moi je suis Arte. Alors j’ai des émissions sur la peinture, la littérature, et c’est tout.’ »

Sur ce thème, il semble qu’il y ait accord entre le schème d’interprétation de l’enquêtée et celui mobilisé par Bobin dans ses textes, et notamment dans celui intitulé « Le Mal 397». Une vision légitimiste, intellectuelle, une volonté de se démarquer de pratiques jugées peu cultivées est adoptée par Marie-Christine (mais sans que cette thématique soit rapportée explicitement à des prises de position relevées dans la presse ou manifestées par des intellectuels). Le schème d’appréciation porté sur cet objet controversé conduit l’enquêtée à des pratiques télévisuelles très sélectives. Dans ce cas précis, la disposition esthétique (au sens de Bourdieu) fonctionne et rend compte de la teneur du discours de l’enquêtée. La présence d’un schème d’interprétation se rapportant à une disposition esthétique au milieu de schèmes se référant à l’expérience ordinaire permet de souligner combien la diversité des dispositions au sein des individus398 constitue une réalité ordinaire.

Le troisième thème également affectionné par l’enquêtée est la solitude. Il correspond à un exemple parlant du point de vue de l’interférence entre les schèmes d’interprétations issus de connaissances objectivées et de schèmes d’interprétation issus de l’expérience ordinaire. Lors du premier entretien visant à recueillir les impressions de lecture des textes de Bobin, l’enquêtée dit adhérer à la manière dont il est traité par l’auteur :

‘« Moi j’ai un tempérament assez solitaire, et là j’adhère assez à ce qu’il veut dire. Oui, là, c’est un cas où je pense que c’est très important, je pense que c’est très important de savoir être tout seul, de savoir être avec soi-même dans la solitude. Evidement pas si on nous l’impose, on le vit mal. Mais pour moi, maintenant, c’est vital d’avoir des heures de solitude, et si je ne les ai pas, je tourne plus rond. Ha oui, c’est vraiment un thème important, j’adhère tout à fait à celui-là. Ha je trouve vraiment qu’on se ressource dans la solitude, et je trouve qu’on n’est pas parasité par tout un tas de choses, et puis je pense que ce n’est pas la solitude vue sous un aspect négatif. Ce n’est pas du tout la solitude qu’on évoque dans les journaux, les gens qui sont seuls, et tout. C’est une solitude qui est riche, qui nous rend ouvert à plein de choses, disponibles à pleins de... »’

Elle prend donc la position d’un individu acceptant et valorisant la solitude. On aurait pu en rester au constat d’une adéquation sur fond de mise en oeuvre d’une disposition esthétique (la solitude contre la multitude est peut-être un des indices d’un rapport au monde esthétique), et penser qu’une fois encore, sa lecture s’enracine dans une intertextualité latente, mixte de culture littéraire appropriée. Mais lors du second entretien, dans ses réponses aux questions relatives à sa carrière de lectrice, elle évoque d’une toute autre manière le thème de la solitude. Invitée à préciser les moments de forte et de faible lecture au cours de sa vie, elle relate comme temps sans lecture, la période suivant son divorce : « ‘J’ai connu une période très difficile où j’ai fait de la déprime et tout. [...] Où je me suis retrouvée toute seule, avec mes deux enfants, et beaucoup de choses à faire, gagner de l’argent... ’». C’est à ces moments qu’elle dit avoir trouvé un certain réconfort dans l’utilisation de « petits papiers » :

‘« Quand j’ai un truc qui me tracasse, j’ai besoin d’en parler. C’est parfois une souffrance, et j’ai besoin de la retravailler. Y a des moments où j’ai beaucoup travaillé là dessus et puis le reste, ça va dormir. Par exemple, les feuilles sur la solitude, y a eu un moment où j’ai beaucoup, beaucoup travaillé ça et puis ça fait un moment où je ne les ai pas sorties celles-là. »’

Ainsi, la solitude, avant de devenir un thème magnifié par l’enquêtée, a revêtu plusieurs significations. Le fait de devoir en passer par l’écriture montre d’ailleurs bien comment peut s’opérer le passage d’un schème d’interprétation à un autre. Il faut du « retravail » (écrire pour « retravailler » les points douloureux, c’est essayer d’avoir une certaine réflexivité ou au moins un contrôle de ce qui est cause de souffrance), et des lectures pour que peu à peu se stabilise et s’éprouve la définition libératoire de la solitude. Il faut sans doute également du temps, c’est-à-dire une modification du contexte de l’enquêtée : il lui est d’autant plus facile d’évoquer le « retravail » du thème de la solitude comme quelque chose de passé qu’un ensemble de conditions économiques, professionnelles, familiales, affectives se sont transformées depuis son divorce, et sont allées vers une certaine stabilisation. L’urgence étant passée, il lui est alors d’autant plus aisé de mobiliser à nouveau une disposition esthétique à l’égard de la solitude ou de la télévision (ce qui s’accorde avec division proposée par P. Bourdieu entre les disposition éthique et esthétique en fonction de la plus ou moins grande possibilité de mise à distance de l’urgence et de la nécessité). On observe que cette oscillation se produit au sein d’un individu au cours de sa trajectoire : à une période de difficultés de toutes sortes (économiques, matérielles, affectives), il y a mise en veille de pratiques nécessitant la mise en oeuvre de disposition esthétique. Lorsque les contextes changent, on voit ces dispositions fonctionner à nouveau et rendre compte des pratiques et schèmes d’interprétations mobilisés par l’enquêtée.

L’anecdote concernant le thème de la solitude est également intéressante à relever car elle montre un usage particulier de la littérature : la tentative de mise à distance d’un quotidien douloureux au moyen de la lecture et de l’écriture. C’est une des « attentes » ou fonctions implicites, selon nous, des textes de Bobin. Que Marie-Christine la relate sans la rapporter directement pour cette thématique aux ouvrages de l’écrivain permet de montrer qu’il s’agit d’une fonction connue et mobilisée par des lecteurs qui n’ont pas attendus les textes de Bobin pour en prendre connaissance. La lecture de ses livres s’inscrit donc pour Marie-Christine dans une carrière de lectrice dans laquelle la fonction de retravail des situations problématiques au moyen de la lecture et de l’écriture est déjà établie et utilisée. Il n’est alors pas étonnant d’observer que l’enquêtée mobilise cette fonction avec les textes de l’écrivain. Cela est particulièrement manifeste avec la thématique de l’amour maternel. Invitée à relater les différentes lectures effectuées à des périodes de sa vie, Marie-Christine évoque une « sombre époque », conséquente à son divorce :

‘« J’ai connu une période très difficile où j’ai fait de la déprime et tout. [...] Et alors donner pour le plaisir, comme il dit Bobin, je ne savais plus faire, parce que bon, c’est ma vie, je me suis retrouvée toute seule avec deux enfants et beaucoup de choses à faire, gagner de l’argent, éduquer les enfants, et tout, et tout. Et je faisais, parce que j’avais envie de le faire, parce que c’était mes enfants, que je les aimais. Ils prenaient, alors j’avais l’impression tout en continuant à le faire, quoi, ils me prenaient, ils me mangeaient, et moi je pouvais plus vivre. Alors c’est ce que je dis, que je ne savais plus donner, je laissais prendre, mais le coeur n’y était plus, je faisais par devoir, quoi, j’en pouvais tellement plus. »’

Elle a alors une formule explicite pour indiquer la conversion mentale qu’elle a du effectuer pour continuer de s’occuper de ses enfants : ‘« et après, il faut réapprender, tout en étant dans les mêmes circonstances ’». Autrement dit, il faut changer les conditions d’appréhension de la situation plutôt que de transformer celle-ci. Marie-Christine ne peut alors qu’être touchée par la formule employée par Bobin pour qualifier l’amour maternel (« espère d’amour maternel qui coule sans arrêt... »). Et de se sentir à la fois en résonance et rassérénée par l’idée de sacrifice qui grandit celui qui l’accomplit : « ‘je ne sais pas quel nom employer pour dire qu’on fait presque le sacrifice de sa vie pour ses enfants’ ».

Si l’on s’intéresse à présent au contenu des textes de Bobin jugé polémique par l’enquêté, une seconde série de remarques s’impose. Il faut tout d’abord repérer la façon dont est amené le problème. Marie-Christine ne semble pas d’accord avec une partie des propos de l’auteur, notamment lorsqu’il s’agit des thèmes de la connaissance, de l’école et du métier de chercheur. Lors du premier entretien, elle ne se place toutefois pas directement en opposition, et ne prend pas une posture critique vis à vis des thèses de Bobin. Elle précise seulement qu’elle ne « comprend  pas » certains de ses propos, dans une utilisation particulière de ce terme. Elle est en effet, tout à fait capable de dire avec précision en quoi consiste la manière dont l’auteur investit chacun de ces thèmes. Le contenu est assimilé par l’enquêtée. Ce qu’elle ne comprend pas, c’est pourquoi l’auteur traite de cette manière ces thèmes. De son point de vue, elle verrait volontiers d’autres contenus pour qualifier la connaissance, l’école, et le métier de chercheur. Dire « je ne comprends pas ce thème » revient en fait à dire qu’elle ne voit pas pourquoi l’auteur mobilise de telles définitions. Ainsi en est-il de la connaissance. Elle se livre à ce propos devant à nous à un véritable travail interprétatif à voix haute, à l’issu duquel il lui semble avoir un tant soit peu avancé dans sa « compréhension » du thème :

‘« Il y a quelque chose chez Bobin, que je trouve, un peu, je n’arrive pas bien à comprendre : c’est qu’il récuse un peu toute connaissance. Pour lui, le savoir, ça a un aspect négatif. Et ça, je ne sais pas, j’arrive pas bien à le comprendre. Parce que moi, j’ai l’esprit assez curieux, j’aime bien connaître toutes les choses, voir toutes les choses, et je n’arrive pas à voir comment ce savoir, il peut être négatif. Par exemple moi qui m’intéresse beaucoup à l’art, si on n’avait pas un minimum de connaissances, on ne pourrait pas accéder à certaines oeuvres, c’est clair. Alors c’est ça que je ne comprends pas. Et puis pour moi, connaître, vouloir connaître des choses, je ne sais pas, c’est positif. Alors je ne comprends pas pourquoi... Là oui, je voudrais bien qu’on m’explique : la notion de savoir, pourquoi c’est négatif ?[...] Moi je vais à l’exposition des minéraux, je vais les voir, je veux savoir comment c’est fait, je vais, les fleurs, je veux savoir, enfin, les étoiles, je veux connaître leur nom. Enfin, c’est ça que je ne comprends pas. Il y a deux ou trois choses que je ne comprends pas. »’

La confrontation de sa conception de la connaissance achoppe avec celle développée par Bobin. Dans ce cas, il s’agit de deux conceptions finalement plus proches qu’antinomiques qui se dévoilent. La première, qui reprend la position de l’enquêtée va dans le sens d’une valorisation de la connaissance pour elle-même : c’est le discours traditionnel de l’Ecole à ce propos. La conception développée par Bobin est tout aussi cultivée : le déni de la connaissance qu’il propose ne peut s’effectuer que s’il a pu atteindre par un certain niveau de capital culturel le droit de se mettre à distance de la conception scolaire de la connaissance. Dans les deux cas, on a affaire à des visions proches de la connaissance, entendue essentiellement du point de vue intellectuel et scolaire : pour être louées par l’enquêté ou dénigrées par Bobin.

Invitée à développer son sentiment d’incompréhension, Marie-Christine commence à présenter ce qui la gêne puis, par association d’idée, se rappelle une anecdote qui l’éclaire un peu. Ce procédé fait à voix haute montre comment elle tente de « comprendre » les textes de Bobin, en mobilisant une anecdote plutôt qu’une connaissance savante à propos du thème du savoir.

‘« Non, je ne suis pas trop en accord ou alors je ne comprends pas bien ce qu’il veut dire, mais pour moi c’est pas mort, je vois pas bien ce qui est mort là-dedans. Pour moi, au contraire, c’est humain. C’est les hommes d’avant la télé, avant les ordinateurs, tout ça. Ça devait même être des hommes d’une plus grande fraîcheur, je ne sais pas. Parce qu’il me semble que sans la connaissance, sans un certain savoir, on peut pas être que des êtres. Enfin, si, peut-être qu’on n’a pas besoin de tout ça ? Et peut-être que pour lui, on n’a pas besoin de tout ça. Ha ben ça me fait penser à quelque chose : j’avais une amie qui était corse et sa grand mère était guérisseuse, et elle avait dit à sa petite fille, qui était prof de sciences éco : ‘Et toi, je te le passe pas, parce que tu es trop intellectuelle’. Alors peut-être que c’est dans cet ordre d’idée. Elle ne voulait passer ce don qu’à une personne qui soit plus dans le domaine de la sensibilité que dans le domaine de l’intellectualisme. Alors peut-être que c’est dans cet ordre d’idée, les choses intellectuelles c’est en fait une barrière pour ressentir des choses plus subtiles. »’

Ainsi, ce n’est pas en rapportant à d’autres textes lu traitant éventuellement de ce thème qu’elle tente de donner un sens acceptable au thème de la connaissance, mais par référence à une anecdote, autrement dit à son vécu.

De même et toujours dans les textes de Bobin, elle s’étonne de trouver des propos assez féroces à l’encontre des universitaires. Pour elle, l’Université se rapporte à une période de sa vie, et le monde universitaire lui est légèrement familier par l’intermédiaire de son frère, chercheur au CNRS :

‘«Parce qu’une fois, il a une phrase dure pour les universitaires. Il est très méchant avec les universitaires. Oui, ça aussi, je ne comprends pas très bien. Parce que si on n’avait pas non plus ces gens, qui cherchent... Et puis pour eux, c’est pas du savoir mort. Enfin, il ne me semble pas. C’est peut-être très pointu, par exemple, je pense à mon frère, il est au CNRS, il a travaillé sur la marine bourguignonne, alors ça fait rire quand on dit la marine bourguignonne. Mais pour lui, c’est vivant, c’est des gens. C’est ça que je ne comprends pas : ce n’est pas mort. Parce qu’en plus il y a des gens qui travaillent sur des choses très pointues, ça nous éclaire sur le passé, et donc, je ne comprends pas bien. Pourquoi il en a contre les universitaires ? »’

Sa proximité avec un universitaire ainsi que sa conception de la connaissance l’empêchent d’adhérer à ce thème. On observe la même incompréhension pour le thème de l’école. Dans ce cas, c’est son métier d’institutrice qui crée le vécu auquel elle rapporte, avec étonnement les propos de Bobin :

‘« Oui, moi je suis institutrice, enfin bon. Là je ne sais pas trop quoi en penser parce que l’école comme il l’a vécue et puis comme elle est maintenant, c’est déjà différent. Et, y a d’une part l’école avec l’apprentissage, et puis d’autre part, l’école, la vie en société, avec ses règles et contraintes. Y a les deux aspects, lequel a été le plus difficile pour lui. Y a peut-être aussi tout l’aspect social. L’aspect embrigadement, régiment, on se met en rang. On va à la gym à la même heure, tout le monde. C’est vrai qu’aussi l’apprentissage ça ne se faisait peut-être pas de façon aussi plaisante, entre guillemets, que maintenant. Mais, bon, ça aussi, je ne le comprends pas très bien, ce rejet qu’il a un petit peu de l’école. Je ne le comprends pas très bien. Parce qu’il a été obligé de se socialiser, mais on est bien obligé d’apprendre à lire, ne serait-ce que pour lire ses livres ! Ca, ça m’a surprise. ».’

Sa réflexion lui permet également de pointer une incohérence dans le discours de l’écrivain : sans école, pas d’apprentissage de la lecture, et donc pas de possibilité de lire ses livres. Qu’il s’agisse donc des thèmes de la connaissance, de la recherche universitaire et de l’école, l’enquêtée éprouve une gêne sans pour autant considérer qu’il s’agit à chaque fois d’un même rapport au savoir et aux institutions qui se dévoile dans les propos de l’écrivain.

Enfin, deux derniers points sont soulevés comme posant problème. Cette fois-ci, il ne s’agit plus d’une incompréhension, mais de reproches. Il n’est pas indifférent pour notre analyse de noter que ceux-ci arrivent au deuxième entretien, c’est-à-dire un an après le premier. Le premier concerne mise en évidence d’une manière de parler des mères qui l’agace: « ce sont toujours des mères JEUNES ! » :

‘« Et puis quelque part, il m’agace un peu, dans son livre, il n’y a de droit de cité que pour les JEUNES, filles, JEUNES mères, tout, la femme, même dans un livre, y dit que les femmes mûres ne l’attirent pas du tout. Bon, enfin, je veux bien, mais c’est des êtres humains quoi. Les autres hommes, ils n’ont pas le droit de cité, dans son livre, les hommes, alors il en parle que pour les dénigrer. Moi je pense que tout n’est pas bon à jeter. »’

La seconde critique naît de l’envie de lire dans les textes de Bobin des thématiques plus centrées sur ses préoccupations comme par exemple la difficulté de travailler pour vivre : « Donc maintenant, je voudrais lire d’autres choses, qui parlent, je ne sais pas, le travail, la peine de travailler. » Un an s’est à peu près écoulé entre le premier et le second entretien. On note alors que le ton de l’enquêtée a changé. D’élogieux lors du premier entretien, il devient plus critique dans le second. Dans le même temps, on observe que ses pratiques de lecture de textes de Bobin ont à peu près complètement disparues. L’enquêtée précise alors ce qu’a été pour elle cette expérience de lecture :

‘« Ce n’est pas pour l’histoire, ce n’est pas pour les personnages. Parce que finalement, ce n’est pas un grand romancier, entre nous. Ce que j’aime chez lui, c’est le regard qu’il a sur la vie. Voilà. Alors toutes les fois qu’on voit apparaître ce regard sur les choses, les gens, ça m’intéresse. Mais l’histoire des gens, les personnages, ne m’intéressent pas. Donc j’ai l’impression, quelque part que je n’ai plus besoin d’aller vers lui. »’

Il est intéressant d’observer que le changement de ton concernant les thématiques des textes de Bobin s’effectue entre le premier et le second entretien. Lors du premier, Marie-Christine construit un discours positif, même s’il est ponctué d’incompréhension. Elle reste dans la bienveillance à l’égard de l’auteur et de ses livres. L’accent est mis sur les effets bénéfiques des textes, qu’elle appelle ses « recettes du bonheur ». Un an plus tard l’incompréhension s’est muée en rejet, et des commentaires péjoratifs percent sous son discours de réception (« ce n’est pas un grand romancier, entre nous »). Si elle ne renie pas l’utilité que les textes de Bobin ont pu avoir dans sa vie, elle en constate toutefois l’obsolescence (« j’ai plus besoin d’aller vers lui », « ‘j’ai l’impression qu’il m’a apporté tout ce qu’il pouvait, maintenant j’ai besoin d’autre chose’ »). Et il apparaît que la dimension critique des commentaires de Marie-Christine aille de pair avec une diminution de ses pratiques de lecture de textes de Bobin.

Par ailleurs, les critiques montrent que les attentes de Marie-Christine par rapport aux textes l’auteur ne sont pas qu’émotions littéraires de nature esthétique : même si elle est sensible à leur dimension poétique, elle souhaite voir certains thèmes abordés (la souffrance de travailler) ou s’offusque de la manière dont d’autres le sont (les femmes d’un certain âge). Ainsi, c’est la « manière de voir la vie » de Bobin qui lui plaît et qu’elle recherche dans ses « petites phrases » entendues comme des « recettes du bonheur ». Des demandes de nature diverses guident alors sa lecture : recherche d’adhésion (sorte de vérification d’adéquation entre ses idées et celles des textes) mais également d’identification (envie d’entendre parler des femmes « pas jeunes »), et enfin de formules ou de leitmotivs lui permettant de « retravailler » des situations conflictuelles. Pour ce portrait, force est de constater que les rapports analytiques et esthétiques aux textes de Bobin, s’ils existent chez Marie-Christine et rendent compte d’une partie de ses pratiques de lecture, n’excluent pas un rapport également éthique à l’oeuvre. Ses oppositions au discours de l’auteur et le travail interprétatif qu’elle mène pour tenter de s’approprier les définitions des thèmes tels que la connaissance, la solitude, l’Ecole, ou encore la télévision montrent qu’elle puise constamment dans un vécu traversé par des schèmes d’interprétation issus de connaissances objectivées (définition scolaire du savoir et de la connaissance). La mixité de ses modes d’appropriation des textes de Bobin joue donc à deux niveaux :

  • d’une part dans les traitements qu’elle met en place selon les types de textes. Les livres de Bobin supportent des traitements, des investissements de sa part qui les distinguent des autres livres (elle souhaite les posséder, elle les relit, en extrait des citations...)

  • d’autre part pour un même auteur, selon les thématiques évoquées dans ses textes. Schèmes d’interprétation issus de l’expérience ordinaire (elle-même traversée de connaissances savantes appropriées, incorporées), et issus de domaines de connaissances objectivés se mêlent lors des opérations interprétatives.

Portrait n°6- Catherine : « Bobin, c’est de la littérature de survie »
Age 51 ans (née en 1949)
Profession Professeur certifiée d’Histoire et Géographie
Situation matrimoniale Divorcée, trois fils dont deux adolescents, à sa charge
L’aîné est marié, pilote de chasse
Origines sociales Père : artisan tapissier
Mère : employée de bureau
Fille unique
Formation Classe préparatoire littéraire, CAPES histoire et géographie
Livres de Bobin lus Le Très-Bas ; L’Inespérée ; L’Eloge du rien

La cinquantaine, divorcée, Catherine est mère de trois garçons dont un engagé dans la vie active, et deux qu’elle élève seule. Au moment des entretiens, (entre 1995 et 1996) des soucis financiers assez importants dont elle parle peu, la contraignent à travailler plus que d’ordinaire. Enseignante d’histoire et géographie en collège, elle fait environ sept heures supplémentaires par semaine et donne tous les soirs des cours particuliers.

C’est en allant rendre visite à des amis en Suisse (entre 1993 et 1994) qu’elle découvre un auteur inconnu pour elle, et qui va lui plaire immédiatement. Elle se met à lire tout ce qu’elle trouve à son sujet ainsi qu’à écouter des cassettes d’entretiens avec Bobin. Ses impressions de lecture vont dans le sens d’une « révélation »  :

‘« En tout cas, moi, Bobin, ça fait pas longtemps que je connais, oui, ça fait un an, mais oui, ça a été un choc, de lire Bobin.[...]. Et pour moi, c’était une vraie révélation, et puis oui, il se trouve que c’est un auteur qui inspire. »’

Une lecture de type intensive se déclare alors chez Catherine (« ‘quand j’ai un auteur comme ça, qui me tombe sous la main, j’ai envie de creuser un peu quoi’ »). Lisant tout ce qu’elle peut trouver « sur le sujet », elle est amenée assez rapidement à posséder une certaine quantité d’informations sur l’auteur et son oeuvre, parmi lesquelles sa réception controversée. On voit dans ce cas comment se combinent les discours de critiques littéraires à la réception de Catherine : cela ne transforme pas les effets des textes sur elle, mais l’invite à réfléchir aux raisons poussant certains critiques à dénigrer cet auteur.

‘« Oui, c’est difficile de mettre des mots quand on lit Bobin. Parce que c’est quand même fuyant son oeuvre, c’est difficile à cerner, et je pense que c’est pour ça qu’il y a des critiques aussi divisées. Parce que justement, il y a ceux pour qui ça ouvre des horizons, et puis y a ceux pour qui il n’y a rien dedans. Justement, comme c’est en pointillé, y en a qui ne voient que le vide. »’

Tout en s’interrogeant sur les raisons d’une réception si houleuse, Catherine ne semble pas modifier son appréciation des textes de Bobin. S’observe donc un décalage entre le discours de la critique littéraire sur un écrivain et ceux produits par des lecteurs ordinaires, les uns ne pouvant être considérés comme un reflet des autres. De plus, même si on imagine qu’au bout d’un certain temps, la critique finit par imposer son point de vue, cela ne s’effectue pas d’une manière immédiate (selon la logique simpliste d’action et de réaction) et uniforme pour tous les lecteurs (tous n’ont pas également accès aux articles de critique littéraire). L’image d’un écrivain et de son oeuvre produite par la critique littéraire n’est donc pas à considérer comme un indicateur rendant compte avec justesse et exhaustivité des opinions des lecteurs. Il se peut même qu’une image négative dans la critique serve à renforcer l’impression positive de certains lecteurs. La thématique de l’artiste maudit fonctionne alors d’autant mieux (voir les portraits n°7 de Marcel et n° 1 d’Odette).

Se repérer à travers les discours de critique littéraire est le premier d’une série d’indices concernant la capacité de Catherine à mobiliser des outils d’analyse textuelle. Ainsi, lorsqu’elle avoue avoir du mal à rapporter à d’autres écrivains, ou à des courants littéraires la production de Bobin, cela signifie qu’elle tente d’inscrire sa lecture dans une intertextualité dans ce cas défaillante :

‘« Je trouve qu’il est inclassable, c’est pour ça que j’ai du mal à dire ce que je pense de lui parce qu’il ne me fait penser à rien d’autre. Je ne peux pas dire qu’il ressemble à un tel, un tel. Non je ne vois pas de similitudes. »’

Dans la même veine, présenter ces textes comme poétiques (« Il y a vraiment beaucoup de poésie ») requiert une capacité à les situer dans ce registre littéraire. « ‘ce n’est pas un auteur facile, c’est intimiste quoi. Et puis y a un petit côté mystique ’»)

Le passé de lectrice de Catherine va dans le sens d’un confortement de la possibilité d’une acquisition des outils de la lecture analytique. Fille unique d’un père artisan tapissier et d’une mère employée de bureau, elle passe une enfance lyonnaise studieuse, dans laquelle les livres occupent une place de choix : ‘« oui, j’ai aimé lire, et c’était tôt. C’était mon passe-temps favori ’» Elle ne garde pas le souvenir de ses parents lisant. Dans une distinction ordinaire entre la télévision et la lecture, elle rapporte que ses parents préféraient la première activité : « Les soirs, ils avaient plus envie de regarder la télé que de lire. ». Le débat entre télévision ou lecture est un thème classique dans les milieux intellectuels également repris par Bobin, ainsi qu’on l’a mis en évidence (voir le chapitre III).

Gênée par un problème de malformation à la hanche dès sa naissance, Catherine se retrouve tôt privée de sport. C’est pour cette raison selon elle, qu’elle a développé un goût pour la lecture :

‘« C’est vrai qu’il y a beaucoup d’enfants qui passent beaucoup de temps à faire du sport, et moi, finalement, la lecture c’était mon seul moyen de vivre autre chose. Parce qu’avec la lecture on a accès à tout, et oui, donc, et puis j’avais une imagination assez vive, je pense, et à partir d’un livre je me faisais mon cinéma. »’

Dans cette manière de cliver les activités physiques d’extérieur et la lecture, se dévoile une conception de la lecture comme culture de l’intériorité, mais également comme activité qui vient lorsqu’on ne peut rien faire d’autre :

‘« Je n’avais pas grand chose d’autre à faire, et je me suis toujours beaucoup évadée dans un livre. Quand j’étais dans un livre, le monde extérieur disparaissait, et j’étais bon public, quand j’aimais vraiment un livre, je m’investissais complètement et je me souviens avoir vraiment beaucoup lu. »’

A douze ans, elle subit une opération nécessitant un assez long rétablissement. C’est sa première période de grande lecture. Durant toutes les étapes de sa vie d’enfant, d’adolescente, puis d’étudiante, des livres ponctuent ses activités quotidiennes. On observe pour toutes ces époques une double manière d’appréhender la lecture : c’est à la fois son activité favorite et celle qui vient lorsqu’elle ne peut rien faire d’autre. La lecture n’apparaît donc pas revêtir une légitimité particulière. Les parents de Catherine la laissent lire : ‘« parce qu’ils savaient bien que c’était mon passe-temps favori, et c’est vrai que j’avais pas le droit de faire du sport, bon la télé, à cette époque y avait pas de programmes pour les enfants...’ ». Ainsi la lecture est vue comme une occupation parmi d’autres, préférée par l’enquêtée, mais non comme source de profits de distinction. Cette façon de considérer la lecture rappelle plus une approche utilitariste de celle-ci qu’esthétique et paraît s’accorder avec la vision qu’en ont les parents de Catherine.

Pendant le lycée, ses goûts de lectrice épousent les programmes scolaires et elle garde de bons souvenirs des auteurs étudiés en français ou en philosophie :

‘« Je crois qu’en seconde, quand on a fait le XVIème siècle, j’ai découvert François Villon, j’ai découvert les auteurs un peu de cette époque, et vraiment ça m’a beaucoup plu. Au XVIème, XVIIème, j’ai beaucoup accroché. Toutes les pièces de Molière, par exemple, je me souviens d’avoir tout lu à l’époque, Racine, Corneille, La Bruyère... Et comme j’aimais beaucoup l’histoire, et la période Louis XIV, tout ça, ça m’a toujours un peu fascinée, et les Trois Mousquetaires, par exemple, parce que c’était un petit côté Louis XVIII »’

Après son baccalauréat, elle s’oriente vers une classe préparatoire littéraire, ce qui lui permet d’étudier quelques philosophes : «  ‘Platon, j’avais été très frappée par Platon, ça avait vraiment été une découverte... ’». A l’issue de sa première année de classe préparatoire elle souhaite devenir enseignante. C’est d’ailleurs un projet professionnel que Catherine avait commencé à construire dès la terminale : « ‘ça s’est fait après le bac. J’avais déjà l’idée d’être prof d’histoire, c’est-à-dire que j’hésitais entre histoire et anglais. Et c’est au niveau de l’hypokhâgne que finalement je me suis décidée à faire l’histoire.’ » Avec un an d’avance, elle obtient une licence d’histoire. L’année de ses vingt-et-un ans, elle se marie et rate le concours du CAPES. Les deux choses lui semblent particulièrement aller ensemble : « ‘une fois que j’étais mariée quoi, les études c’était foutu’  ». Elle commence à travailler en tant que maître-auxilière dans différents collèges de la région lyonnaise. Quelques années plus tard, souhaitant disposer d’une plus grande stabilité professionnelle, elle prépare de nouveau le CAPES en interne, le réussit, et divorce.

Ses périodes de fortes et faibles lectures fluctuent selon ses occupations : la vie étudiante est propice à une intense activité lectorale, qui chute au moment de son mariage, pour reprendre après son divorce ; « ‘C’est la période où j’ai le moins lu, parce que c’est là que j’avais le moins de temps, parce que bon, trois enfants, en plus un travail, des enfants, la maison, en plus mon ex-mari rentrait tard, donc, non, je n’ai pas beaucoup eu le temps de lire. [...] C’est vrai, bon depuis que je suis seule, c’est vrai que j’ai plus le temps de lire, parce que quand on a une maison, cinq personnes à s’occuper....’ ».

Contrainte par ses problèmes financiers d’effectuer des heures supplémentaires et des cours particuliers, Catherine avoue au moment des entretiens ne pas avoir beaucoup de temps pour lire. Elle se réserve pourtant toutes ses soirées : se couchant à neuf heure, elle garde quelques heures pour lire au lit (son problème de hanche l’oblige à rester allongée le plus longtemps possible). Elle associe donc la lecture des textes de Bobin avec le soir (« je peux lire n’importe quel Bobin, je vais passer une bonne soirée »), et particulièrement au moment de s’endormir :

‘« En général, je lis dans mon lit. Oui, parce qu’avant de m’endormir, j’aime bien, bon évacuer les problèmes de la journée et faire un petit moment, avant de m’endormir, en général. Alors là, c’est pratique, Bobin, parce qu’une nouvelle et ça y est. »’

Lire dans son lit ne favorise pas la pratique d’annotations ou le recopiage de citations. Catherine déclare de plus ne pas écrire sur ses livres, afin de ne pas gêner les autres lecteurs :

‘« Ca m’arrive de recopier les passages dans un petit carnet, les passages qui m’interpellent comme on dit, mais non, je ne gribouille pas. Et puis comme en général je prête mes livres, je n’ai pas envie qu’ils soient gribouillés. Si je gribouille un passage, la personne n’est pas obligée d’être sensible au même passage. Et je n’ai pas envie de l’influencer. Je pense qu’un livre on doit le recevoir nu. »’

C’est surtout lors de sa deuxième lecture qu’elle prend des notes (« je le digère quoi »). Relecture et prises de notes sont des pratiques qui remontent à l’époque des études et qui sont revenues avec l’envie de s’inscrire en DEA quelques années après son divorce. A la suite de ce projet qui finalement ne se concrétise pas et tout en continuant de thésauriser des documents sur son thème, Catherine avoue lire plutôt de manière informelle, et sans prise de notes. Elle poursuit donc ses investigations autour des thématiques qui l’interpellent, sans toutefois y mettre la rigueur attendue dans un cadre universitaire. Ce compromis la satisfaisait d’ailleurs pleinement au moment des entretiens.

Ses problèmes financiers se traduisent par un faible achat de livres. Elle préfère utiliser les bibliothèques et se fait surtout prêter beaucoup de livres par ses amis. Même les livres de Bobin, pourtant si appréciés, suivent le même régime. Au moment de sa découverte des textes de Bobin, ses amis lui en offrent un. C’était lors du premier entretien, le seul livre de cet auteur qu’elle possédait. Son projet était d’en acheter d’autres, et surtout ceux qu’elle avait déjà lus, afin de s’y « replonger ». Mais au deuxième entretien (un an plus tard), elle n’en possédait toujours qu’un.

La lecture des textes de Bobin débute au moment où Catherine entame une période de réflexion autour de questions existentielles, déclenchée par le décès de son père :

‘« Moi, c’est la mort de mon père, qui a été le déclic de tout ça. Avant ça ne m’intéressait pas du tout, toutes ces choses, et puis à partir de là, j’ai commencé à lire des bouquins, comme La vie après la vie, de m’intéresser aux NDE399, enfin, à me poser des questions, et à partir de là, d’aller lire un peu tout ce qui se présentait. Enfin, bon, j’essaye de répondre à des questions qu’on ne peut pas régler de manière définitive. On est en questionnements jusqu’à la fin. Autrement ce serait trop simple. Je pense que si on fait une démarche, ça apporte beaucoup. Mais il faut qu’il y ait un déclic. C’est rare que ça vienne comme ça. »’

Les livres de Bobin sont alors principalement lus dans cette optique, et référés à des auteurs s’inscrivant également dans ces préoccupations. Elle cite ainsi Jean-Yves Leloup400 (qui connaît, apprécie et cite par ailleurs Bobin), Marie de Hennezel, avec qui elle a suivi des stages d’accompagnement des mourants. Elle tente de trouver des livres sur ces thèmes (« en somme, je lis des livres qui essayent de répondre aux questions que je me pose »), élargi à celui de la mystique, et se déclare d’une religion universelle « ‘qui n’a qu’une vérité traduite dans différentes religions’ ». Sa démarche consiste donc à aller lire des textes sacrés de différentes religions pour faire une sorte de lecture comparative. Ces livres sont alors investis de questionnements existentiels au moyen d’une approche de type universitaire. Il s’agit de lecture avec prises de notes, d’une volonté de balayer un thème en lisant systématiquement les auteurs s’y rapportant. Dans ces actes, on relève une volonté d’inscrire ses réflexions dans un cadre défini, emprunt d’une certaine rigueur méthodologique. Lorsqu’elle a envisagé un temps de reprendre ses études afin de préparer un DEA sur les rites mortuaires, c’était pour se « vider la tête » : ‘« j’avais envie de faire un DEA, par rapport à mes problèmes personnels, pour m’occuper, pour, ça enrichit, c’est vrai.’ » Elle est allée jusqu’à reprendre contact avec certains enseignants parmi lesquels Louis Vincent Thomas, qui avait accepté de l’aider. Et malgré l’arrêt de ses recherches dans un cadre universitaire, Catherine a toutefois continué de s’intéresser à ce thème de manière moins formelle, en recueillant des articles, des enregistrements d’émissions radiophoniques ou télévisuelles, en s’approvisionnant en livres... Elle garde donc l’idée d’une possible reprise de ses études, et accumule les documents à cette fin, même s’il lui semble qu’à son « âge, ça ne sera peut-être plus possible ».

L’ensemble de cette démarche mérite d’être questionnée. Celle-ci commence par une souffrance, la mort du père de Catherine. Un des moyens de retravailler cette souffrance consiste à mettre en place un questionnement intensif et systématique à propos du thème de la mort. En passer par un travail universitaire constitue une manière d’objectiver et de se mettre à distance de cette expérience traumatisante. Si le type de support susceptible de contribuer au retravail de situations douloureuses diffère, on retrouve un usage de la lecture déjà mis en évidence par Bernard Lahire, à propos de lecteurs de milieux populaires : « ‘En fait, la lecture permet de faire travailler son chagrin, son expérience douloureuse pour mieux l’accepter, pour essayer de donner un sens à ce qui est insensé et insupportable’ 401. »

L’usage de textes religieux, mystiques et théoriques (universitaires) sur le thème de la mort par Catherine relève, fondamentalement, du même type d’usages de certains romans dans les milieux populaires. Le côté « réparateur » du livre est dans les deux cas ce qui est principalement recherché. Ce qui diffère est la manière de produire cette « réparation ». Alors qu’il s’agit d’une lecture de « réparation » par identification dans l’exemple cité par B. Lahire, Catherine attend plutôt une objectivation de son expérience au moyen de théories visant à expliquer d’une part la variété des rites mortuaires selon les époques et les civilisations, et d’autre part à réfléchir au rôle et au sens que l’on peut donner à la souffrance.

Sur ce deuxième thème, on constate que Catherine cite plus fréquemment deux religions: il s’agit de l’enseignement « de Jésus Christ et du Bouddha ». Le point de jonction dans son discours est justement la souffrance :

‘ « De toute façon, la souffrance, ça fait avancer, mais il faut la traverser, il ne faut pas s’y arrêter. C’est-à-dire que si on s’arrête, le mental prend le dessus, et bien souvent on rajoute de la douleur à la souffrance. Et bien souvent, on n’avance plus. Ça c’est le grand thème de Jean-Yves Leloup. C’est-à-dire que quand il commente les béatitudes, il dit ‘marche, marche Israël, en avant’. Et c’est dans la marche qu’il y a le progrès. Et la souffrance, elle n’est pas là pour rien, mais il faut la traverser. Il ne faut pas non plus s’y complaire. Ça doit être un moteur. [...] il explique bien que la souffrance est mauvaise, mais quand elle est là, on ne peut pas, on peut rien y faire, il faut en faire quelque chose, il faut la transformer, et la transformer, ça veut dire la traverser. »’

S’intéressant également aux propos de Jean-Yves Leloup, Catherine tente d’expliquer ce qu’elle en a retenu, et qui lui paraît le plus remarquable :

‘« De toute façon, dans l’Evangile, c’est ça. Sur la croix, le Christ dit, si la coupe pouvait partir, qu’elle s’en aille. Il ne la réclame pas la souffrance, au contraire, il dit qu’elle s’éloigne. Mais une fois qu’elle est là, il faut bien faire quelque chose. Et c’est là que j’aime bien chez Jean-Yves Leloup, c’est qu’il n’est pas doloriste. Au contraire. Et son grand truc c’est, il explique souvent le premier serment du Bouddha, le serment de Bénarès, avec les trois nobles vérités. La première vérité, c’est que tout est souffrance dans le monde parce qu’on s’attache qu’à des choses impermanentes, parce que tout ce à quoi on tient, ça ne dure pas, que ça soit la beauté, la jeunesse, la force physique, les gens qu’on aime, tout ce à quoi on tient, ça dure pas. Un jour ou l’autre ça finit, et donc forcément on souffre. Deuxième noble vérité, la souffrance est mauvaise, donc il faut éloigner la souffrance. Troisième noble vérité, si tu n’arrives pas à éloigner la souffrance, n’en rajoute pas. Et [rires] ça c’est, je trouve que... »’

La lecture des textes de Jean-Yves Leloup s’effectue en même temps que celles des textes de Bobin, et de la même façon. Catherine essaye peu à peu de lire tout ce qu’elle peut trouver soit de cet auteur, soit sur lui. Elle constitue donc une sorte de banque de données, toujours avec l’idée de réfléchir aux thèmes de la mort et de la destinée humaine. Cette activité prend peu à peu une certaine importance pour Catherine et sa vie s’organise autour de celle-ci après la mort de son père. Par exemple, elle suit pendant ses vacances, plusieurs séminaires avec Marie de Hennezel et Jean-Yves Leloup. Effectuant la lecture des textes de Bobin au moment où elle se préoccupe de questions existentielles, Catherine retient surtout de cet auteur cet ensemble thématique :

‘« De toute façon, il parle de la mort. Il parle de la solitude, il parle de tous les problèmes humains, des enfants, il en parle bien, de l’enfance, oui, de la mère, il en parle très bien. De la femme en général, de la mort, de la solitude. Oui, les grands thèmes. On est seul pour naître, on est seul pour mourir et entre les deux... Entre les deux y a plein d’interrogations. »’

C’est donc essentiellement par cette entrée que se construit sa réception des textes de Bobin.

‘« Je pense qu’il faut avoir un petit côté mystique pour lire Bobin. On ne peut pas rester terre à terre. Enfin, je ne sais pas, c’est comme ça que je le ressens. Il a un peu les yeux dans les étoiles. Voilà, donc faut avoir un petit côté, il faut aimer la nature, il faut être proche des animaux... »’

Cette lecture centrée sur les questions existentielles n’empêche pas Catherine de souligner quelques autres thèmes particulièrement appréciés :

‘« Ce qui m’a surtout frappée, c’est la manière dont il parle des femmes. [...] Pour moi, c’est très poétique, je trouve qu’il a un regard d’enfant sur les choses, et c’est cette tendresse qu’il fait passer. [...] Mais c’est vrai que la référence à la mère, à la vierge, à la mère, enfin bon, toute la gamme, c’est très beau. Enfin moi je trouve que c’est très poétique, j’aime la manière dont il parle des femmes. J’ai l’impression qu’il les comprends. »’

Contrairement à d’autres enquêtées qui expriment leur émotion de s’être reconnues dans les textes de Bobin traitant du thème de la femme, Catherine reste à distance dans son discours. Lorsqu’elle dit avoir l’impression que Bobin « les comprends », elle emploie la troisième personne du singulier, ce qui tend à l’exclure des autres lectrices. D’où lui vient cette nécessité de parler d’elle-même à la troisième personne ? Peut-être cela procède-t-il de la même volonté de distanciation qui lui fait envisager un travail de type universitaire à propos de la souffrance causée par la mort de son père. Cela semble indiquer en tout cas une capacité à se mettre à distance des textes, qui s’oppose ou du moins se différencie de la lecture par identification que l’on a pu repérer chez d’autres enquêtés (voir le portrait n°13 de Léon, par exemple).

Ainsi, Catherine, tout en parlant de « littérature de survie » pour qualifier l’impression procurée par les textes de Bobin fait montre d’un mode d’appropriation des textes plus analytique qu’éthico-pratique. Une lecture de type quasi-universitaire se déclenche même, inscrivant sa réception de l’oeuvre de Bobin dans une intertextualité composée de penseurs mystiques et de philosophes. Les usages ou fonction de ses textes consistent en un retravail de la souffrance causée par la mort de son père et sont lus essentiellement selon l’entrée mystique et poétique.

On ne décèle pas pour autant chez Catherine une disposition esthétique : la lecture est vue à la fois comme une activité privilégiée, et comme celle qui vient lorsque elle ne peut rien faire d’autre (à la suite d’une hospitalisation, pendant des vacances...). On ne relève pas la volonté d’esthétisation de sa vie, présente par exemple chez Marcel (portrait n°7). Le mode d’appropriation analytique des textes se combine donc d’un effet, la révélation, et d’une fonction d’aide symbolique également observé chez des lecteurs mobilisant un mode d’appropriation plutôt éthico-pratique. La différence avec les portraits précédents réside plutôt dans la distance que Catherine paraît induire au moment de ses lectures : l’aide symbolique qu’elle recherche et trouve avec les livres de Bobin procède moins par identification que par objectivation qui exige pour fonctionner une convergence des points de vue de penseurs, philosophes et mystiques.

Portrait n°7- Marcel « l’opposition et l’anticonformisme comme principes »
Age 54 ans, (né en 1946)
Profession Professeur certifié d’Education Physique et sportive
Situation matrimoniale Divorcé, un fils (à la charge de sa femme) : études d’ingénieurcélibataire
Origines sociales Père : agent général d’assurances
Mère : à la maison
Deux frères et une soeur : tous enseignants
Formation CAPES d’Education Physique et Sportive, Doctorat de sciences de l’éducation
Livres de Bobin lus Le Très-Bas, L’Eloge du rien, et quelques autres (n’évoque pas les titres)

Si Marcel, la cinquantaine, professeur certifié d’Education Physique et Sportive, divorcé et vivant seul, attend le second entretien pour confier qu’il est « un anticonformiste de naissance », bien des éléments allant dans ce sens sont décelables tout au long de son propos. Un anticonformisme de nature tout à fait particulière, qui lui fait prendre des positions extrêmes dans tous les domaines de la pensée ou thèmes de discussion abordés. C’est en effet le trait remarquable et structurant de sa manière d’être, qui nous servira de fil conducteur tout au long de l’analyse de son rapport aux textes de Bobin. Qu’il s’agisse de son rapport à l’école (lorsqu’il était enfant), à sa famille, à son milieu professionnel, à ses goûts culturels, à ses prises de position plus générales (politiques, philosophiques...), le mot d’ordre semble d’être contre. Et la cohérence de ses prises de positions concernant tous ces sujets tient dans sa faculté à se tenir constamment en opposition. Il n’est dès lors pas si étonnant qu’il y ait eu entre Marcel et les textes de Bobin une « rencontre » autour justement du thème souligné par l’enquêté de « ‘l’impossibilité de récupération d’un tel mec [Bobin] par une institution ou un courant de pensée ».’

A la question de la façon dont Bobin a été connu, l’enquêté propose une réponse en trois temps, qui synthétise l’ensemble des manières légitimes dont on peut entendre parler d’un écrivain. Trois sources différentes (une officielle, deux par des collègues de travail) se joignent pour donner envie à l’enquêté d’aller lire un texte de Bobin. La première source est la plus légitime, la seconde apporte un plus informationnel, tandis que la troisième permet une confrontation avec un extrait de texte de l’auteur. L’ensemble forme une connaissance plutôt précise et orientée vers l’expérience de la révélation des textes de Bobin, avant lecture de ceux-ci par l’enquêté.

La première source consiste en l’opinion donnée par un philosophe médiatique lors d’une émission sur France-Culture :

‘« Alors, il y a eu Comte-Sponville, sur France-Culture. C’était ’le bon plaisir de... Comte-Sponville’. Comte-Sponville, à un moment de l’interview a signalé qu’un des grands moments de sa vie a été de pouvoir découvrir, il a fait allusion à Baudelaire, d’être parmi ceux qui ont la chance, à une époque, de découvrir un grand auteur. Et voilà, j’ai entendu Comte-Sponville parler comme ça de Christian Bobin. Et combien il avait été heureux, il avait lu un livre de Christian Bobin, je ne sais pas lequel, il avait été tellement séduit... Il a fait un déplacement, il est allé voir Christian Bobin. Voilà. Alors pour moi, Comte-Sponville, c’était une référence, et j’ai donc imité Comte-Sponville. Je ne suis pas allé voir Christian Bobin, mais j’ai acheté ses livres. »’

Plusieurs indices d’un rapport à la lecture et d’une posture de réception des textes de Bobin sont à dégager de cette anecdote : la légitimité du philosophe parlant de Bobin est incontestable pour l’enquêté. Elle est le gage d’une lecture de qualité. De plus, Marcel rapporte le terme de séduction, employé par A. Comte-Sponville. L’anticipation de la réception se prépare donc à ces moments : évoquer Baudelaire, c’est placer Bobin du côté des poètes légitimes ; parler d’un « grand auteur » consiste à l’extraire de la masse des écrivains pour garantir une certaine qualité ; enfin, relater l’expérience de lecture en terme de séduction est un indice visant à baliser l’acte de lecture à venir pour les auditeurs de Comte-Sponville. Ces trois indications de nature diverses se combinent pour guider l’enquêté dans sa réception future des textes de Bobin.

A la suite de l’écoute de l’émission sur France-Culture, Marcel va entendre encore deux fois le nom de Bobin, grâce à des collègues de son collège. La légitimité est moindre que celle de Comte-Sponville, mais les propos vont dans le même sens. Cela le conforte dans son désir de le lire et dans ses anticipations de lecture :

‘« Mais il n’y a pas que ça [les propos de Comte-Sponville]. J’ai entendu une fois un collègue professeur d’anglais, qui, au collège, en parlant de Christian Bobin sort une phrase et me dit : ’toi, tu devrais lire Christian Bobin.’ Et alors j’ai fait celui qui n’en avait jamais entendu parler, et je l’ai faite parler. Voilà, je l’ai faite parler et ça a été élogieux. Après, je me suis renseigné, elle n’avait pas entendu elle-même l’émission de Comte-Sponville, mais elle m’a tenu à peu près le même discours en m’expliquant que ça avait été pour elle une révélation.
Et troisièmement, un jour de neige, au collège, un jour de neige, j’arrive, je rentre dans la salle des profs, et sur le tableau, où les professeurs affichent les communications écrites, les passent à leurs collègues, y avait entre guillemets, une phrase de Christian Bobin, la poésie de la neige. Et c’était le prof de dessin, qui avait écrit une phrase de Christian Bobin, magnifique . Qui était ce que l’on éprouvait au petit matin, qu’on découvrait lorsqu’on se levait, que la neige était tombée. Voilà, et tout ça réuni a fait que je suis allé le lire. »’

Le terme à relever de la deuxième manière d’entendre parler de Bobin est celui de « révélation ». Il constitue bien une anticipation de la forme de la réception : allant par la suite lire un texte de Bobin, l’enquêté sait par avance que le registre de l’écrivain est celui de la révélation, de l’émotion et de la séduction. La réception est donc balisée bien avant qu’un seul texte ne vienne à l’enquêté. Enfin, la troisième source d’information constitue une sorte de confrontation entre l’enquêté et le texte. Une phrase écrite au tableau lui permet de s’initier au style de l’auteur, et de tester pour lui-même que l’effet annoncé des textes de Bobin fonctionne sur lui. Le test est réussi puisque l’enquêté trouve la citation « magnifique ». Ainsi, lorsque Marcel se décide à acheter un texte de Bobin (Le Très-Bas), un ensemble conséquent d’informations préalables sur l’image de l’écrivain, sa légitimité, son genre littéraire, et les formes de réception de son oeuvre se trouve à sa disposition pour en construire une anticipation. Et de fait, lorsque Marcel lit Le Très-Bas, son premier texte de Bobin, sa réception est positive. Découvert au moment de la sortie du Très-Bas, Bobin est un auteur particulièrement apprécié de Marcel qui le réconcilie avec les écrivains du vingtième siècle :

‘« Bon j’ai tendance à ne jamais finir les livres contemporains, les auteurs contemporains, je ne sais pas pourquoi. Jusqu’à maintenant, jusqu’à Bobin, je considérais que j’avais eu accès à un sommet de la littérature qui était le dix-neuvième siècle, alors en même temps j’avais été confirmé dans cette idée par Girardet, je crois dans un bouquin qu’il dit qu’on a atteint un sommet de l’éloquence parlée et écrite, et que, il plaignait sincèrement les gens qui n’avaient jamais lu les auteurs de la fin du siècle dernier, Barrès, Jaurès, Péguy. Qu’il y avait eu un grand soir, et puis sans retour. Le dernier aurait été Malraux, quoi, parmi les plus grands, c’est pour moi beaucoup moins bon. Que c’était fini, que tout était médiocre. Enfin, c’est pour moi beaucoup moins bon. Parce que moi, j’ai besoin d’éloquence, et c’est un peu sec, la littérature de maintenant. On veut avoir l’air très intelligent. Et on est beaucoup moins éloquent, on est beaucoup moins éloquent qu’intelligent. Et moi j’en ai marre des gens intelligents, et je voudrais des gens éloquents. Alors j’avais désespéré d’en trouver dans notre époque, et puis voilà que je trouve Christian Bobin, qui a, qui en même temps n’est pas une redite d’éloquence de la fin du siècle dernier. Qui a une forme d’éloquence qui ne ressemble ni à celle de Péguy, ni à celle de Jaurès, ni à celle de Barrès, qui est vraiment totalement nouvelle, et qui m’a vraiment plue. Ce qui fait que ça m’a rassuré, parce que je croyais avoir la sensibilité d’un homme d’un autre siècle, et d’être complètement perdu dans mon siècle, bon être un émigré, un tzigane du vingtième siècle. »’

Le récit de son expérience de lecture des textes de Bobin n’est par ailleurs pas très fourni. Il ne détaille pas abondamment et thème par thème, comme a pu le faire Marie-Christine (portrait n°5), ce qui lui a plu ou déplu chez cet auteur. Il a acheté quelques livres (il ne cite pas les titres) parmi lesquels ses deux préférés : Le Très-Bas et Eloge du rien. Ses impressions de lecture se condensent sur quelques points jugés significatifs du message et de la position de l’écrivain dans le monde littéraire :

‘« Moi j’ai un fond anarchique, anarchiste, un peu, ce qui fait que Péguy me plaît. J’aime bien les auteurs impossibles à caser dans une niche, qu’elle soit culturelle ou institutionnelle. Ce n’est pas que j’aime ces auteurs-là, c’est pas parce qu’ils sont impossibles à caser, c’est parce qu’ils sont, je les sens vrais. Et c’est après qu’on s’aperçoit qu’ils sont impossibles à caser. Et dans un premier temps, je les sens absolument authentiques, ils parlent d’eux, ils parlent d’eux. Y a absolument pas une ligne qui soit de la langue de bois. En les lisant, c’est à l’être profond qu’on a accès, ce qu’ils sont eux-mêmes. Une espèce de sincérité de style, qui est évidente chez ces auteurs- là. Voilà, et on l’a chez des auteurs très différents. Chez Bergson, qui pourtant a l’air sec à la lecture, une grande rigueur, mais on sent qu’il a de Bergson, que ça n’est que lui. Et Péguy c’est pareil, tout en étant le disciple de Bergson, Péguy n’est que lui, quand il parle il n’est pas récupérable, on le sent. Ben chez Christian Bobin, j’ai éprouvé la même chose, tout d’un coup, une sorte de flash de sincérité, d’absolue sincérité, c’est ce qui fait qu’il a un style [...] Je l’ai eu avec Louis Ferdinand Céline, cette qualité d’émotion, quand j’ai lu pour la première fois Voyage au bout de la nuit. Enfin ce qui me rassure, c’est que celui qui a retenu son manuscrit, heu, enfin c’est un juif qui a retenu son manuscrit. Emmanuel Berl, qui disait qu’il ne pouvait plus s’en sortir.»’

Cette première justification de son goût pour les textes de Bobin montre une prégnance de l’intertextualité : la réception passe par l’évocation d’auteurs auprès de qui l’enquêté relate avoir éprouvé les mêmes sensations lors de la lecture de leurs textes. Ce sont tantôt des philosophes, tantôt des écrivains, montrant par là la diversité des centres d’intérêts de Marcel, autant d’éléments de sa « bibliothèque intérieure ». Rien n’est dit quant au contenu des textes de Bobin, qui ne semble pas constituer l’essentiel de sa réception. C’est le style qui est mis en avant, l’émotion ressentie à sa lecture : « ‘parce que moi, je suis très sensible au style, alors ça tient à moi, c’est très particulier, mais je peux aimer un auteur, même si je partage pas à fond sa philosophie ou ses idées. [...] Même si en refermant le livre, je suis incapable de te dire la thèse que le mec a soutenu, parce que je n’y ai rien compris.’ »

Est également soulignée l’impression tout à fait plaisante pour l’enquêté d’être en présence d’un écrivain « impossible à caser », éclatant les cadres habituels, qu’ils soient culturels ou institutionnels.

Lire pour le style plutôt que le contenu est un des traits caractéristiques de la possession d’une disposition esthétique et de compétences à une lecture analytique. Ainsi, du point de vue de la lecture des textes de Bobin, tout indique la mobilisation intensive d’un mode analytique d’appropriation des textes. Un regard sur son passé de lecteur permet d’observer comment les éléments nécessaires à l’acquisition de ce mode d’appropriation des textes se dévoilent et s’organisent.

Issu d’une famille d’érudits, « moi, j’ai un M.HC, qui a reçu le grand prix de l’Académie Française», de père agent général d’assurances, les livres l’accompagnent dès son plus jeune âge :

‘« Mon père avait hérité de ses parents. Mon père vient d’une famille assez riche tout ça, et il avait hérité de beaucoup de bouquins, parce que mes parents n’achetaient pas beaucoup de bouquins. Ouais, jamais, mais en revanche, on en avait plein la maison. » ’

La présence d’une importante bibliothèque familiale, d’une incitation maternelle à la lecture lui font citer de nombreux noms d’auteurs lus pendant son enfance et son adolescence : la Comtesse de Ségur, Daphné du Maurier, Corwood, Cooper... Il se souvient d’étés entiers passés à lire dans la propriété familiale, ainsi qu’à jouer avec ses frères à des jeux bâtis à partir de leurs lectures de romans d’aventure.

Le rapport à l’école de cet enquêté est un mélange d’admiration pour ses enseignants (« moi j’ai eu de bons profs ») et de parcours chaotique, ponctué de renvois de plusieurs établissements. Le récit de ses souvenirs de lecture à l’école primaire puis au collège est teinté du charme et du regret que laisse une époque d’autant plus révolue que les programmes et méthodes d’enseignement scolaire ont changé. Sont mis en avant l’amour de la lecture, de la littérature et de la poésie, mais qui ne rendent pas compte de son rapport à l’école. Dès la troisième, des difficultés disciplinaires compliquent son orientation : « ‘j’ai fait ce qu’on appelle une troisième-terminale. J’avais été vidé de partout. J’étais à Aix, on m’a vidé, j’étais au lycée, on m’a vidé. Parce que moi, j’étais caractériel. ’»

Après une présentation en candidat libre au baccalauréat, il se lance dans des études d’éducation physique et sportive, avec un sentiment d’échec scolaire vivement éprouvé : « ‘Alors voilà, j’arrive vers vingt ans, j’ai l’idée que j’ai un peu raté mes études, que je suis passé à côté, que j’ai gâché les choses’. » S’ensuit une période d’études à l’ENSEP, un mariage, la naissance de son unique enfant, un divorce. Vers trente-six ans, après des années d’enseignement de l’éducation physique dans différents collèges de banlieue (Gennevilliers, Vaux-en-Velin), il amorce une reprise d’étude, gagné par une lassitude de son métier :

‘« Alors j’en avais raz-le bol. Alors ou tu t’écrases, t’en chie mais tu ne fais rien, et tu rates ta vie, parce que tu vas te détruire quand même, tu vas ressasser dans ta tête, tu vas..., j’avais prévu aussi d’inventer un accident, une fausse déprime, enfin jouer au fou pour obtenir une espèce de, pour qu’on me réforme, enfin tu vois, quoi. Et puis, c’était, enfin, je me suis dis, allez bats-toi, alors, heu, la meilleure façon, qu’est-ce que tu as toi, t’es un mec assez cultivé, tu as déjà un acquis, tu peux aller à la fac. Alors je suis allé en psycho. »’

Il suit un double cursus (psychologie et sciences de l’éducation) pendant plusieurs années avant de s’orienter vers un doctorat de troisième cycle en sciences de l’éducation. Il venait d’ailleurs de terminer sa thèse l’année précédant le premier entretien. Cette reprise d’étude est vue comme un moyen de salut grâce auquel il peut s’échapper de son milieu professionnel :

‘« Ca me permettait d’aller de manière accessoire au collège. J’arrivais au collège la tête farcie de difficultés pour pouvoir être, par exemple, j’ai acheté une moto et pas une voiture, parce qu’à cette époque, pour pouvoir, sinon, c’était impossible. Fallait que je sois en une demi heure, que je puisse être à la fac, avec toute la circulation, je roulais sur le trottoir... C’est comme ça que j’ai fini par avoir des soucis, certains soucis qui ont mangé les autres. Les soucis d’emploi du temps, de programme, d’échéances à la fac on arrêté cette espèce de dégradation que vivent tous les profs à trop fréquenter la sursaturation de jeunesse. »’

Marcel n’explique pas pourquoi il a fait ce choix de reprise d’étude. Cela semble s’être imposé à lui de manière naturelle, sur les conseils de sa compagne de l’époque : ‘« c’est Joséphine, elle m’a dit, toi t’es un mec cultivé, tu devrais reprendre des études ’». Déplacer le centre de ses préoccupations, sans changer les conditions objectives de son existence est ainsi la solution mise en place pour rompre avec la souffrance provoquée par son travail : « ‘et ça a marché quasiment, ça a marché. [...] Et bien moi, ça a servi, ça a été bien, c’est bien. Et puis maintenant que je vais mieux, heu, l’idée ne me vient pas d’aller m’inscrire [en fac] ’». Si l’idée ne lui vient plus, elle l’a quand même effleurée puisque l’année précédant le premier entretien, il est allé se renseigner pour suivre un cursus en théologie à la faculté catholique de Lyon : « ‘l’année dernière, c’était trop compliqué d’aller à la fac de théo, et puis en plus, ils m’ont déçu un moment, Peu importe, j’ai acheté les bouquins du programme, et je vais les lire tranquillement. Voilà, j’ai du temps, je vais prendre le temps ’». Il ne s’inscrit pas, mais achète toutefois les livres du programme et projette de les lire lentement. L’encadrement universitaire reste donc prégnant puisqu’il suit les bibliographies données par les enseignants.

A partir du moment de la reprise de ses études et par la suite, ses lectures deviennent essentiellement universitaires. Les livres sont choisis en fonction des programmes, lus avec une prise de notes systématique et dans une visée comparative les uns avec les autres. A l’issue de sa formation, Marcel continue de lire de cette façon :

‘« Ca dépend ce qu’on appelle lire. Si c’est lire in extenso, c’est-à-dire que je prends de la première à la dernière (page), je ne lis jamais un livre une seule fois. Parce que moi, je lis, heu, ce qu’habituellement les gens appellent lire, je ne l’ai jamais fait. Je lis comme ça moi : alors je lis, je marque. Y a des moments forts, je marque au crayon à papier, la page, ça me rapporte à d’autres livres. C’est pour ça que je lis en fait très lentement. Parce que je lis toujours dix livres à la fois. Par exemple, Bergson, je le lis, là je lis l’Essai sur les données immédiates de la conscience. Je le lis, alors il fait une analyse par exemple, à la page tant. Ça me renvoie, je sais que ça me renvoie à Jaurès, ce thème a été traité, mais je sais plus à quelle page. Donc je vais prendre Jaurès et je trouve. Mais en même temps, je sais qu’un autre l’a traité, et je sais que dans les pages de garde, j’aurais marqué. Voilà comment je lis. C’est ce qui fait que je relis toujours trente-six fois certains passages. Et il est impossible de trouver un livre où je n’ai pas écrit. Même la bible j’annote ! »’

Les livres de Bobin subissent le même sort. Cette lecture par référence, prédominante dans ses pratiques se retrouve dans ses discours : Marcel ne cite jamais un auteur sans le référer non seulement à son époque, mais également aux écrivains auxquels il s’oppose. Il est l’un des rares enquêtés à rapporter la production littéraire de Bobin à un ensemble d’écrivains (Péguy, écrivain sur lequel il a fait sa thèse de troisième cycle et Céline) :

‘« Y a autre chose que j’ai oublié de Christian Bobin, c’est qu’il a, soit c’est une réminiscence inconsciente, soit il a commis une malhonnêteté, mais que je trouve extrêmement sympathique, parce que je l’ai faite aussi, j’en avais marre de mettre des guillemets. Il m’est arrivé de piquer une phrase ou deux à quelqu’un et de me l’annexer, parce que tellement je trouvais qu’elle m’allait bien. Et Bobin, je l’ai pris en flagrant délit d’emprunt d’une phrase entière à Péguy. [...] Alors Péguy, du point au point. Voilà, donc c’est amusant. »’

La disposition des livres dans la maison de Marcel montre une importance accordée à ces objets. Qu’il s’agisse du salon, du couloir et des chambres, des bibliothèques sont entreposées et regorgent de livres. Au salon est exposée une grande quantité de livres de taille importante dans une bibliothèque avec vitrine : l’Encyclopédia Universalis, des dictionnaires anciens, des quelques ouvrages de la Pléïade. Au premier étage de sa maison, un pan de mur du couloir central est entièrement recouvert de livres, d’éditions de poche, vraisemblablement achetés au marché aux puces. Et dans les deux chambres, des bibliothèques contenant des livres plus récents sont également présentes. On trouve des ouvrages ouverts et posés à plat sur les plusieurs tables de bureau (dans le salon, dans les chambres). Dans toutes les bibliothèques de la maison figurent de livres portant sur la littérature française (jusqu’au XXième siècle), la poésie, la philosophie, la mystique et les religions, les sciences humaines. Marcel est également un collectionneur d’émissions télévisuelles et radiophoniques portant sur la philosophie, les sciences humaines, l’éthologie : il s’est donc constitué une vidéothèque essentiellement composée d’émissions culturelles ou documentaires. Enfin, fervent auditeur de France-Culture, il enregistre les émissions l’intéressant (« Le Bon plaisir de... » ; « Répliques »...) et conserve les cassettes chez lui. A une manière de s’exprimer constamment prise dans les références aux penseurs, philosophes ou chercheurs de sciences humaines semble ainsi correspondre une organisation spatiale de son habitation où la culture sous diverses formes (livres, cassettes vidéo et audio) est à ce point présente qu’elle déborde de toute part et donne l’impression d’être constamment à portée de main. Cela correspond à la vision d’un « honnête homme » pour Marcel :

‘« A un moment de ma vie, j’ai eu envie d’avoir cette culture encyclopédique qui fait l’homme total, l’honnête homme. Et je continue de l’avoir encore. »’

Tout au long des entretiens se tient un double discours autour de l’école et de la connaissance, marqué d’oppositions fortes . Si l’école de son enfance savait faire passer le goût des beaux textes et apprenait à avoir de la mémoire, celle d’aujourd’hui n’en est plus capable et devient donc critiquable à bien des égards. Concernant sa scolarité par exemple, le premier élément mis en avant par Marcel est l’excellence de la formation reçue dans le domaine des lettres, modernes et classiques.

‘« Je suis sûr qu’on a aiguisé ma sensibilité sur ces thèmes (histoires édifiantes). [...] Et alors ça m’est resté, parce que c’était des textes qui me plaisaient énormément, parce que les instits savaient, je suppose, nous émouvoir, bien nous les lire, parce qu’ils les lisaient. »’

C’est alors l’occasion pour l’enquêté de se positionner par rapport aux débats et transformations de l’enseignement de la lecture et la littérature depuis son époque :

‘« Je suis sûr que c’est une énorme connerie que d’avoir, de ne plus traiter de morale en classe avec des textes édifiants, tout ça qui viennent renforcer les discours abstraits comme ça. [...] Les profs de français ne lisent plus les textes aux gamins, ils ne lisent plus. »’

Pour l’enseignement du latin, c’est le même discours : il loue ses enseignants de lui avoir fait travailler sa mémoire tout en dénigrant les méthodes actuelles.

‘« J’avais de la mémoire. Il faut expliquer pourquoi j’avais de la mémoire. Je faisais du latin, j’avais de bons profs, moi. Mon rapport à la lecture, je le dois aux profs. [...] et puis c’était l’époque où on développait la mémoire, et donc il nous donnait tous les jours un texte à apprendre, que ce soit en latin ou en français, comme on avait énormément de latin, puisque j’ai fait classique, on avait tous les jours des lignes de latin à apprendre par coeur, ou tous les deux jours, mais c’était soit du latin, soit du français. Et entre la sixième et la troisième, c’est fou ce que j’ai pu accumuler comme beaux textes. Bon, c’est extrêmement dommage maintenant, on a décidé que c’était débile de faire apprendre des textes par coeur. Et moi, je prétends que c’est débile de ne pas faire apprendre des textes par coeur, parce que la littérature, c’est de l’imprégnation et pour que ça imprègne la sensibilité, pour que la sensibilité soit imprégnée, il faut pas lire une seule fois le texte, il faut l’avoir incorporé. Mais maintenant, c’est fini, on le fait plus, alors ben voilà, on a des experts, des mecs intelligents, bon, ça fera des informaticiens. »’

Tout en se déclarant « anticonformiste » et contre les institutions quelles qu’elles soient (l’Eglise ou l’Ecole, notamment dans sa dimension pédagogique), Marcel se tourne vers l’Université lorsqu’il s’agit de s’échapper mentalement d’un métier qu’il ne supporte plus. Et c’est en sciences de l’Education qu’il prépare une thèse de troisième cycle. A l’issue de cette formation, il a gardé son emploi d’enseignant d’éducation physique et sportive en collège. Il pense même un temps s’inscrire en faculté de théologie, puis renonce, tout en se promettant de lire lentement les livres du programme qu’il a par ailleurs achetés. Se référer aux programmes officiels tout en tenant un discours d’anticonformisme envers les institutions montre bien l’ambivalence de sa prise de position.

Dans les textes de Bobin se trouve également cette ambivalence dans les manières d’appréhender l’école et le savoir. Elle porte sur quelques éléments communs au discours de Marcel : la lecture et l’écriture sont des choses bonnes en soi, l’école est objet de critique tout comme le savoir universitaire (ce qui est une différence avec ce qu’en pense l’enquêté). Cette communauté des schèmes d’interprétation fait éprouver à Marcel un sentiment particulier lors de la lecture de l’Eloge du rien :

‘« Et après, y en a un autre [de livre de Bobin] qui m’a infiniment plu, parce qu’il se trouve que je suis professeur, qu’on nous rebat les oreilles, et que c’est la modernité, en tout cas dans le discours seriné chez les ... La pédagogie c’est quoi, c’est la prétention à gérer rationnellement l’avenir de l’homme, de l’enfant, patati, patata, et l’humanité, sans oser le dire, enfin c’est ça. Et je me méfie effroyablement de tous ces gens qui veulent du bien à leurs semblables, et où tout se termine très mal et pour eux et pour leurs semblables. Et je suis, d’une certaine manière, je ne crois plus en rien, dans ces catégories-là de profession de foi, je n’en ai aucune, donc à formuler. Et je suis parmi des gens qui sont toujours en train de t’expliquer que tu ne peux pas être un bon prof si tu n’as pas un projet, qui implique le sens, donc, le projet pour faire sens, voilà, que tu es un indigent et moral et intellectuel, si tu n’es pas toujours en train d’injecter du sens dans tout ce qui constitue les relations que tu entretiens avec tes élèves. Et là, donc, le deuxième petit opuscule que je lis de Bobin, c’est L’Eloge du rien. Et mon Dieu que ça m’a fait du bien. Ca m’a tout ragaillardi. Voilà. »’

Dans ce cas, c’est un usage des textes de Bobin qui se dévoile autant qu’une manière de lire : Marcel intègre directement le contenu de L’Eloge du rien à la fois à ce qu’il vit dans son milieu professionnel (l’obligation de justifier ses intentions pédagogiques) et à la fois à ce qu’il en pense d’un point de vue théorique (« la pédagogie c’est la prétention à gérer rationnellement l’avenir de l’homme »). Sa prise de position est objectivée, même quand il s’agit de rapporter un malaise vécu dans son travail (il se présente comme un enseignant critique vis à vis du système scolaire, des différents courants pédagogiques l’animant...). Il y a donc accord de ce point de vue entre ce que présente Bobin dans son texte (qui va même plus loin puisque tout savoir universitaire devient vain) et ce qu’exprime l’enseignant.

Il est un autre thème que n’aborde pas l’enquêté mais dont on pose qu’il ne peut que l’influencer dans le sens d’un goût pour les textes de Bobin. Il s’agit de l’opposition de l’homme seul et éclairé contre la multitude imbécile. Ce schème traverse tous les textes de l’écrivain : que la multitude revête le nom de société, d’institutions, c’est toujours au pluriel que se décline le dédain de Bobin pour la foule, le groupement, la masse. A cela s’oppose l’homme seul, méditatif, détenant contre tous une vérité dont personne ne veut. Les discours de Marcel relatent constamment cette opposition. Qu’il s’agisse du rapport à sa famille, à ses camarades de classe, de sport, à ses collègues de travail, aux penseurs qu’il lit ou écoute à la radio, il s’agit toujours pour l’enquêté d’affirmer une opposition parfois violente. Il évoque notamment lors du second entretien quelques considérations à propos de ses frères et soeurs. Voulant expliquer les rapports entretenus par chacun de ses frères et soeurs pour une ferme familiale, il a ces propos peu élogieux :

‘« Ils sont tous comme un aimant irrésistiblement attirés, par cette ferme, voilà, ils y retournent, quitte à se déchirer, à se rendre la vie impossible à y être. Je suis celui qui tarde le plus à avoir ce mouvement. Ha oui, oui, avec des développements de haines féroces. Tout concoure à faire qu’ils sont aliénés par ça. Ils sont plus libres de s’en défaire, et que, vieillissant, ils retournent en enfance, et il y a une espèce de besoin, irrépressible d’y retourner, bille en tête, et c’est ce qui se passe maintenant. »’

L’opposition eux/moi est tout à fait perceptible dans son anecdote. Elle l’est en fait dans chaque situation où il s’agit de présenter une relation à un groupe. Enfant, il aimait le rugby et la poésie. Lors de déplacement pour des matchs, il raconte qu’il emmenait avec lui dans le car des livres de poésie recouverts de papier journal pour que les autres ne se moquent pas de lui :

‘« J’adorais les poésies [...] et je me souviens que ça me créait des difficultés d’intégration au groupe, parce que je participais, j’adorais le rugby, alors des tas de trucs populaires, j’étais avec les gamins, je jouais dans la rue, je jouais au rugby, je me battais, enfin bon. En revanche, j’étais le seul à aimer comme ça la poésie, et donc très tôt, j’ai camouflé ça. Quand j’allais dans les déplacements sportifs, on prenait le car, et je couvrais mes bouquins. Et je faisais semblant de lire un roman policier, ou un truc comme ça, mais chaque fois ça a été découvert. Et effectivement, gentiment, mais y se foutaient de moi. C’était un truc que je trouvais débile, ça m’a toujours agacé. »’

Cette anecdote lui revient à l’esprit alors qu’il raconte avoir rencontré un jour un autre enseignant qui faisait la même chose que lui, pour les mêmes raisons. Une amitié s’est alors déclarée entre eux, fondée sur le sentiment d’une affinité élective. Le statut d’agrégé de lettres de son ami n’est pas sans lien avec l’intérêt de l’histoire, ni avec la critique du niveau culturel des enseignants qu’elle permet d’évoquer par ailleurs :

‘« Curieusement, j’ai fait un stage de censeur, j’avais été pris sur la liste des aptitudes, et là, un copain, on sympathise avec un agrégé de lettres et je vois un bouquin couvert de papier journal dans sa bagnole et je lui dis : « ne me dit pas que c’est de la poésie, Victor Hugo ou un truc comme ça ». Il me dit oui. Alors ça nous a rapproché énormément, c’était sympa comme tout et il me dit : « comment tu sais ». alors je lui dis : « parce que moi depuis que je suis adolescent, je me sens obligé de camoufler mes bouquins de poésie, tellement c’est pas à la mode, tellement tu entends des réflexions ou des réactions BETES. D’abord les gens se croient obligés de faire un commentaire, et puis il est très bête d’habitude. » Et il m’a dit : « et ben c’est exactement ça, mais le grave, maintenant, c’est dans le milieu enseignant, qu’on a des réactions bêtes. » »’

Marcel n’est donc pas toujours tout seul contre le reste du monde. Il lui arrive de trouver des collègues (pas n’importe lesquels) avec qui il partage son goût pour la poésie, et de manière plus générale, les choses rares et « pas à la mode ». Le choix d’emmener des livres de poésie et la précision concernant le niveau d’étude de son collègue montrent que Marcel, tout en se qualifiant « d’anti-conformiste de naissance » accorde à la littérature et à la formation scolaire une indiscutable légitimité. Il est à ce propos dans la même ambiguïté que celle mise en évidence dans les textes de Bobin : si l’Ecole est critiquée, les grands écrivains pour cet auteur sont pourtant ceux que cette institution a reconnu comme tels (voir chapitre I).

L’intérêt de Marcel pour les textes de Bobin en général, pour Le Très-Bas (« je pense qu’il a atteint là une sorte de sommet ») et L’Eloge du rien en particulier provient donc d’un accord sur un certain nombre de points abordés par les oeuvres de l’écrivain. Il adhère à sa thématique de l’école, à sa prise de position ouvertement contre les institutions. L’enquêté relate même une manière assez semblable de considérer la souffrance. Sans rapporter son propos aux assertions de Bobin, il présente à la fin du second entretien une sorte de condensé de sa manière de considérer la souffrance :

‘« J’attribue une sorte de valeur initiatique à la douleur. Chaque fois que je lis un philosophe, par exemple, je vais cherche immédiatement ce qu’il fait de la douleur, ouais, la souffrance. [...] Je crois vraiment à l’espérance, j’ai l’espérance en moi. [...] Et je pense que quand t’as pris des bonnes claques dans l’existence c’est tu trouves, le fond de sérénité qu’est l’âme humaine, certainement avec sa bribe de mélancolie et son espérance. Avec l’espérance quand même, voilà. Parce qu’il faut qu’il y ait la mélancolie, sinon l’espérance elle ne sert à rien, voilà. »’

A aucun moment l’enquêté ne précise qu’il a pu retrouver ce thème chez Bobin. Sa seule référence est l’oeuvre de Péguy. Ce n’est donc pas explicitement pour cette communauté d’opinion qu’il apprécie les textes de Bobin, mais parce que sa culture littéraire, son mode de lecture par référence lui indique des connections possibles.

De tous les enquêtés, Marcel fait partie de ceux dont les manières de lire pourraient, au vue de ses déclarations, s’approcher le plus de la lecture analytique pure. Tous les ingrédients sont en effet présents pour produire un rapport esthétique aux textes. Il est à noter toutefois que si le style est l’élément principal mis en avant par l’enquêté pour justifier son goût pour les textes de Bobin, une analyse plus approfondie de ses propos montre qu’une adhésion à certains schèmes d’interprétation de l’auteur rend également compte de sa réception heureuse. On observe de plus un effet de la lecture d’un texte (L’Eloge du rien ) qui ne devrait pas avoir de place dans le cadre d’une lecture purement esthétique où le plaisir du texte pour lui-même est la seule jouissance autorisée et attendue. Que l’enquêté relate, d’une manière réjouie « ‘ça m’a fait du bien. Ça m’a tout ragaillardi’ » montre un usage du texte appartenant à un autre registre que l’expérience esthétique. La fonction d’aide symbolique est non seulement utilisée par Marcel pour lui-même, mais également avec son entourage. Car c’est en effet Le Très-Bas que Marcel offre à son père lorsque celui-ci, malade, est à la fin de sa vie.

‘« Voilà, et puis y a eu mon père mourant. Ca a été très dur, c’était un cancer généralisé, c’était pathétique comme situation. [...] Et je lui ai proposé Le Très-Bas, avec une arrière-pensée, en me disant, ça peut l’aider. Et ça a marché, je l’ai senti. Et donc mon père me l’a rendu et j’ai senti une grande satisfaction. Il avait aimé, il m’a rendu le bouquin en me disant, c’est audacieux, mais c’est très agréable à lire. Et bon mon père, ça n’est pas quelqu’un qui savait trop exprimer ce qu’il éprouvait, et j’ai senti que ‘c’est très agréable à lire ‘, ça lui avait apporté autre chose qu’un simple plaisir esthétique de lecture. Et tant mieux. »’

Observons enfin que lorsque Marcel évoque ses premières impressions de lecture du Très-Bas, il utilise les termes d’adhésion, déjà observé chez d’autres lecteurs (Marie-Christine portrait n°5) : « ‘L’un des plus grands poètes reconnu de ce siècle, et bien j’ai adhéré immédiatement, je me suis senti en phase’ ». Cela tend à montrer que le va-et-vient entre les schèmes d’interprétation de la vie ordinaire et ceux des textes n’est pas absent dans le mode d’appropriation des textes de Bobin par Marcel. Ainsi, même en présence d’un lecteur disposant de compétences à la lecture analytique, le constat s’impose qu’elle n’est pas mise en oeuvre d’une manière pure, sans autres attentes, fonctions ou usages des textes que la seule jouissance de leur expression artistique. La variété des attentes de Marcel envers la lecture est d’ailleurs présentée à la fin du second entretien :

‘« En fait, moi je ne tourne qu’autour de ça. C’est-à-dire que c’est toujours la même question. Ce n’est pas la question, s’agissant de ce que je suis, par ce que, moi j’ai la réponse. Donc la question c’est, sachant ce que tu es, ce que tu te dois, et ce que t’as. Qu’est-ce que tu dois aux autres, aussi. D’ailleurs effectivement, c’est là que je ne suis pas complètement sûr. C’est comment faire ? Comment être ? Quoi cultiver ? Quelle conduite ? Manger, si c’est à travers la nourriture, si c’est à travers la baise, comment baiser, si c’est à travers la nourriture comment manger, si c’est à travers le sport, comment faire du sport, si c’est à travers tout, chaque chose en son temps, chaque âge ayant son chemin propre. »’

Le thème de la quête qui place la lecture au coeur de la démarche indique bien des attentes que ne satisfait pas complètement le regard pur de l’esthète. Investir sa lecture d’une démarche particulière qualifiée de « quête » renvoyant à la recherche de modèles comportementaux (« Comment faire ? Comment être ? Quoi cultiver ? »), ancrer les textes de Bobin dans une intertextualité composée d’écrivains, de poètes mais également de philosophes, invite à penser que chez Marcel, une fois encore, le partage entre les connaissances issus du sens savant et l’expérience ordinaire ne rend pas compte de ce qui se passe concrètement. Pour ce grand lecteur, il revient aux écrivains, poètes ou philosophes de définir les orientations de sa vie, y compris jusque dans les actes ordinaires. Marcel prend entre autre, l’exemple de la nourriture (« si c’est à travers la nourriture, comment manger ? »). Il semble que cela corresponde à une volonté d’esthétisation de sa vie ordinaire où les manières de manger, de se cultiver, de faire du sport et d’avoir des rapports sexuels doivent s’harmoniser, être en cohérence avec un principe d’ordre supérieur (un système philosophique ? une religion ?).

Ainsi, avec des origines sociales le prédisposant à développer un mode d’appropriation analytique des textes, et une reprise d’étude le conduisant à la réalisation d’un doctorat en sciences de l’éducation, Marcel est de tous les enquêtés celui qui s’approche au plus près du lecteur esthète. Des références intertextuelles constantes dans ses discours, des modes de traitement des livres de type universitaire construisent une expérience de réception de l’oeuvre de Bobin qui correspond à la lecture pure, au détail près des usages et fonctions des textes. L’aide symbolique, procédant non par identification, mais par objectivation se trouve bien présente dans son expérience, qu’elle soit mise en place pour Marcel lui-même, ou pour ses proches (son père, par exemple). Il est également demandé à la littérature, la philosophie, la mystique et les sciences humaines de servir de guide pour la conduite de la vie ordinaire. Posant que cette démarche consiste en une esthétisation du quotidien, nous pensons qu’elle est signe d’une disposition esthétique chez Marcel. Il est alors l’un des rares enquêtés à la posséder, et l’on voit que cela n’est pas incompatible avec des fonctions et usages des textes littéraires, mystiques ou philosophiques visant l’aide au lecteur.

Notes
397.

Christian Bobin, L’inespérée, Gallimard, pp. 19 à 31

398.

Ainsi que le met en évidence B. Lahire dans L’homme pluriel. B. Lahire, L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Nathan, 1998.

399.

NDE : Near Death Experience, terme anglais désignant l’expérience relatée par certains individus pendant un coma

400.

Jean-Yves Leloup (né en 1950), de formation dominicaine est docteur en théologie, en philosophie et en psychologie et auteur d’ouvrages proposant des traductions et commentaires de textes sacrés. Il est également l’auteur d’un ouvrage biographique intitulé La pesanteur et la grâce, publié chez Albin Michel

401.

Bernard Lahire, La Raison des plus faibles, PULille, p. 121