Il s’agit à présent de s’intéresser aux discours de réception des textes de Bobin émis par individus qui, s’ils ne correspondent pas complètement à la définition des « lectores » telle qu’elle est proposée par P.Bourdieu402, n’en sont pas moins des professionnels de la lecture en raison de leur appartenance au champ de la littérature pour deux d’entre eux, et au champ religieux pour le troisième. Nous avons en effet regroupé dans ce chapitre trois enquêtés dont les réceptions se distinguent des autres tout d’abord par leur implication professionnelle dans le champ littéraire (l’un est éditeur et a publié un livre signé de Bobin, l’autre est libraire), et religieux mais également parce que nous postulons une homologie de leurs positions à l’intérieur de ces champs, avec celle occupée par Bobin au début de sa carrière (dans le sous-champ de production restreinte). Nous souhaitons alors mettre en évidence les conséquences en terme d’expérience de réception de cette homologie. Quelles peuvent être les formes de réception lorsque les enquêtés sont des professionnels de la lecture, et qui plus est, appartiennent au sous-champ de production restreinte en littérature ou au champ de la religion catholique ?
Age | 54 ans |
Profession | Libraire |
Situation matrimoniale | Mariée, mère de quatre enfants mari : médecin quatre enfants |
Origines sociales | Père : médecin Mère : médecin Cinq frères et soeurs |
formation | Des études universitaires en langues (anglais, espagnol) |
Livres de Bobin lus | Tous (dans l’ordre de parution) |
Les deux entretiens avec Madeleine, libraire, se sont déroulés sur son lieu de travail. Il est significatif de constater que pour certaines professions les enquêtés, avertis du thème de l’étude, aient préféré réaliser les entretiens sur leur lieu de travail plutôt que chez eux. Même si cela ne concerne que peu de personnes, on remarque qu’il s’agit d’une libraire et d’un éditeur : deux métiers où le livre prédomine. Discourir à propos de ses pratiques et goûts de lecture dans un lieu ouvert ou en présence de collègues et subalternes signifie que l’on considère que le sujet ne nécessite pas l’intimité procurée par l’espace privé du domicile. C’est donc à la fois un rapport aux livres et à la lecture qui se dévoile ainsi que la volonté de circonscrire dans un cadre professionnel ses propos : l’enquêteur reçu dans la librairie ou la maison d’édition s’adresse plutôt à un libraire ou un éditeur qu’à un lecteur opérant une distinction entre sa profession et ses pratiques lectorales. Il faut donc garder à l’esprit lors de l’analyse des propos de Madeleine la particularité de ces conditions de passation des entretiens. Les réponses sont indissociablement celles d’une lectrice et d’une libraire, c’est-à-dire d’une professionnelle du livre, actrice dans le champ littéraire.
La librairie de Madeleine se situe sur un campus universitaire. Sa clientèle est majoritairement composée d’étudiants et d’enseignants. La manière dont elle conçoit son activité déborde largement le cadre d’un échange commercial à propos d’un produit quelconque et la spécificité de sa marchandise provient de l’importance qu’elle accorde à la lecture. Celle-ci est vue comme une « bouée de sauvetage ». Les livres font figure de « biens de première nécessité », et elle s’est donnée pour objectif de faire naître ou de renforcer l’amour des livres auprès de son public d’étudiants. Il en résulte une manière peu commerciale de faire fonctionner la librairie. Elle se refuse par exemple à systématiquement suivre les bibliographies fournies aux étudiants par les enseignants, et n’hésite pas à ne pas commander les ouvrages indiqués, renvoyant les lecteurs potentiels vers d’autres lieux de vente. Souhaitant faire découvrir la vraie et belle littérature, elle ne veut pas rentrer dans une logique de pur profit au risque de vendre des textes qui ne lui plaisent pas. Elle contrôle ainsi de manière stricte les ouvrages exposés dans sa librairie, et répugne à acheter ceux qui lui déplaisent pour différentes raisons (divergences de point de vue avec les auteurs, livres d’explication sur un écrivain...). La réaction de Madeleine à la question d’une étudiante lors du premier entretien est sur ce point significative. La cliente cherchait à acheter un essai sur Henri Michaux qui lui avait été conseillé dans sa bibliographie. Madeleine répond : « ‘Sur Henri Michaux, je n’ai pas. En revanche, j’ai des textes d’Henri Michaux.’ »
Après le départ de l’étudiante, Madeleine nous confie son avis sur la question : « ‘c’est agaçant. C’est volontaire que je n’en ai pas. Parce qu’il ne faut pas chercher toujours des explications, c’est quand même bien d’avoir un rapport brut au texte’. » C’est donc en raison d’une autre logique que la logique universitaire (le plaisir de lire contre l’explication de texte), d’une croyance dans l’existence d’un rapport « brut » au texte et dans la possibilité d’une « rencontre » avec celui-ci, fondée sur l’émotion, même s’il y a incompréhension de la part du lecteur, que Madeleine construit sa manière d’être libraire. Sans avoir besoin d’en dire davantage, on remarque combien ces présupposés rejoignent ceux mis en évidence lors de l’analyse des textes de Bobin.
Libraire investie d’une mission d’initiatrice à la lecture auprès de son public d’étudiant, Madeleine est également dans une lignée de conduite particulière à l’égard des écrivains et des éditeurs. Par sa position de petite librairie, elle est proche des petits éditeurs et fait office de « découvreuse ». A l’affût de jeunes et nouveaux « authentiques » talents, elle ouvre ses rayonnages à de nombreux textes d’auteurs inconnus publiés dans de petites maisons d’édition. Ces textes sont bien en vue dans sa librairie (vers l’entrée), et prioritairement conseillés à sa clientèle de spécialistes (des étudiants ou enseignants dont elle connaît les goûts et avec qui elle a des échanges autour des livres). De ce point de vue, les activités de Madeleine entrent tout à fait dans le cadre de celles décrites par P. Bourdieu :
‘« Il faut noter, par parenthèse, qu’ils [les petits éditeurs] peuvent s’appuyer sur les petites librairies qui occupent une position homologue à la leur dans la structure du champ de la librairie – ‘on compte presque plus sur les libraires que sur les critiques’, dit un responsable de Corti – et qui s’engagent, avec un dévouement proche du sacerdoce, dans la défense des petits éditeurs et des auteurs d’avant-garde, fournissant un contrepoids commercialement très efficace, avec le réseau des représentants, à la puissance commerciale et aux atouts publicitaires des grandes maisons. » 403 ’Cette homologie se dévoile lorsque Madeleine dit : « ‘des maisons qui sont déjà découvreuses d’auteurs, j’adore ça. Donc je découvre avec eux des auteurs’. »
Elle propose également des « Rencontres » où des écrivains, des poètes, des créateurs (comédiens...), des chercheurs en sciences humaines sont invités dans sa librairie à venir présenter devant un public d’étudiants leurs productions. Ces temps forts de la librairie sont annoncés d’une façon artisanale par un affichage à proximité de la librairie, et de fait ne concernent qu’un public restreint essentiellement composé de familiers. Les « Rencontres » se terminent par une collation offerte par la librairie. La « Rencontre » comme la collation sont gratuites : la volonté d’échapper à une logique purement marchande est ici manifeste. Il y a également une association des amis de la librairie qui s’est créée et organise des week-ends de « promenades littéraires ». Des actions sont ainsi mises en place pour faire de la librairie un lieu de convivialité et d’échange autour des livres. La fonction première du lieu n’est alors plus tant de vendre que de créer un espace et une atmosphère « chaleureuse » à l’intérieur du campus. Les valeurs anti-économiques et de désintéressements sont donc mises en avant dans les discours de Madeleine. Ces valeurs correspondent tout à fait à celles développées par Bobin dans ses textes. L’écrivain a d’ailleurs été invité dans la librairie et sa venue en 1991 a donné lieu à un temps fort mémorable à la fois pour Madeleine, les étudiants présents, l’écrivain lui-même et l’éditeur qui l’accompagnait. A cette époque, alors que Le Très-Bas n’était pas encore sorti, Madeleine présentait de préférence les textes de Bobin à ses clients curieux de découvrir de nouveaux talents. Elle faisait office de « découvreuse » et pense de la sorte avoir contribué au succès de l’écrivain :
‘« Quand quelqu’un me demandait « est-ce que vous avez quelqu’un de formidable que vous avez découvert ? » C’était toujours Bobin que je signalais. Bon maintenant [1995] je le signale plus parce que, plus de gens le connaissent. Non, ce n’est pas que je trouve qu’il soit moins intéressant, mais je trouve que mon boulot, c’est de signaler. Donc effectivement, je l’ai beaucoup signalé, parce que ça me paraissait important. »’Ainsi, avant même toute analyse des propos de Madeleine concernant sa réception des textes de Bobin, on voit que de nombreux points de convergence avec les discours de l’écrivain : une position dans le champ de l’édition en homologie avec celles des petits éditeurs (Le Temps qu’il fait, Théodore Balmoral, Lettres Vives...), des valeurs s’inscrivant contre l’ordre économique, une prise de position qui valorise l’émotion contre l’explication.
Questionnée sur son rapport au français, à la philosophie et à l’école, Madeleine est peu diserte à propos de tout ce qui pourrait être pris pour des indicateurs macro-sociologiques. Tout au long des entretiens, elle contrôle d’ailleurs les informations qu’elle donne : voulant éviter les raccourcis qui lui paraissent dangereux dans les sciences humaines entre, par exemple, la profession des parents et celles des enfants, elle rechigne à donner certains éléments de réponse, proposant des périphrases ou des digressions sur certains thèmes. Elle semble vouloir refuser toute forme d’objectivation. On apprend toutefois du passé de Madeleine, que les livres ont fait l’objet d’une légitimité forte auprès de ses parents et de ses frères et soeurs :
‘« A la maison on a tous été des fous de lecture. Papa nous a transmis ça, parce que pour lui la lecture ça avait été sa bouée, quand il était enfant de troupe. Et donc le livre c’était vital, et c’était tellement vital qu’on respirait cet air-là, et ça nous a été transmis, c’est clair. [...] Papa, qui avait une tête pleine de poésie, et plein de choses, et des fois y récitait des trucs par coeur, en plein milieu du repas et tout, il était très imprégné d’un paquet de choses qu’il transmettait volontiers. »’L’expression qui revient le plus souvent chez Madeleine pour qualifier son attitude de lectrice enfant est : « j’ai dévoré ». Elle se souvient particulièrement de livres l’émouvant : « ‘ce livre qui me faisait tant pleurer. Tous les Dickens, qu’est-ce que j’ai aimé ces livres, tous ces romans, et puis aussi Sans Famille... ’». Pleurer, rire, être attendrie sont alors les différentes facettes d’une réception centrée sur l’émotion.
Ses lectures s’effectuent par période : enfant elle dévore, pendant le lycée elle lit peu (les programmes avec conscience) mais s’intéresse à autre chose (les garçons) puis en fac elle se remet à lire beaucoup : « la fringale avait redémarrée ». « ‘Y a des époques de ma vie, à mon âge, où j’ai, où je lis moins, mais c’est toujours à minima la poésie, parce que la poésie, c’est un petit peu, c’est ma vessie, d’une part et très peu peut nourrir beaucoup.’ »
De ses études, on apprendra seulement qu’elle a suivi une formation en anglais et en espagnol, sans qu’il y ait davantage de précision sur le niveau atteint et les diplômes possédés : elle a sur ces thèmes (les études et les professions exercées) le même laconisme que Bobin, que l’on interprète comme une volonté de ne pas laisser de prise à la logique statistique pour définir qui elle est socialement, de ne pas se laisser objectiver. Lorsque les questions relatives à son niveau d’étude et ses emplois sont évoqués à la fin du premier entretien, elle a un sourire et répond : « ‘j’étais sûre qu’on en viendrait à ça. Mais il ne faut pas tout résumer à des études. C’est plus compliqué que ça ».’
Malgré le flou et la difficulté d’obtenir des datations à propos de ses divers emplois occupés on retient que Madeleine a été successivement enseignante, formatrice dans des centres d’insertions, interprète et finalement libraire. Elle avoue avoir toujours rêvé d’être libraire :
‘« Après j’ai enseigné, et puis tout en faisant des traductions, parce que j’avais ce vieux rêve, de tout en faisait dans tous les mille rêves que j’avais, y avait le rêve d’être libraire, c’était le plus, de naissance, génétique, et tous les six on a ce rêve, c’est fou. Y a que moi qui l’ait fait, mais tous les autres le gardent. Et puis le rêve d’être traducteur parce qu’on aime les langues. Aimant écrire, être traducteur, quand tu n’es pas écrivain, c’est... Donc voilà dès que je pouvais, je faisais des traductions, et tout ça, mais j’avais essayé un petit peu, et puis c’est dur quand on n’habite pas Paris. »’Cet apparent éclectisme n’est pas vécu comme tel par Madeleine qui y voit au contraire, un fil conducteur :
‘ « J’ai fait aussi de l’interprétariat. Donc j’ai adoré aussi, mais c’est, alors c’est toujours la parole, les mots et tout, c’est-à-dire une passerelle. Traduire, c’est, tu découvres, et tu as envie de faire découvrir, alors voilà, finalement on ne change pas sur terre, on est comme on naît. On EST comme on NAIT, ce n’est pas une fatalité que je dis, mais je vois bien maintenant, une relecture un peu de jusqu’à l’âge que j’ai, y a un fil rouge très net. Et pour moi, c’est la transmission. »’Le thème du « fil rouge » est intéressant à relever parce qu’il s’oppose à ce que peuvent dire d’autres enquêtés à propos de leur vie. Les portraits de Julie (n°2) et de John (n°4) mettent effectivement en évidence une autre manière de proposer des liens entre les différents évènements et moments de leur vie : bien éloignés du « fil rouge » leurs récits s’orientent vers le thème du chaos. Seuls des rencontres fortuites et un hasard providentiel rendent compte des fluctuations de leur trajectoire. Ces deux manières opposées d’envisager sa trajectoire disent quelque chose du rapport au monde des enquêtés se plaçant soit dans l’une ou l’autre de ces visions.
Au moment des entretiens, Madeleine pratique volontiers la relecture : « ‘je suis à l’âge de la relecture. Ha oui, pour mille raisons, mais c’est vrai que la librairie fait, m’oblige à ça parce que je ne peux pas recommander un livre que j’ai trouvé bien y a dix ans, sans le relire. Parce que parfois y a des, on se dit quelque chose date. C’est une nécessité et puis un plaisir’ ». Plutôt que de prendre des notes, ou d’annoter les livres, elle photocopie les passages qui l’intéressent et lui plaisent, et les garde sur elle (« dans mon sac à main ou dans ma poche »).
Selon ses propos, lire s’associe constamment à son travail de libraire. Dans ses pratiques de lecture, elle partage pourtant celles faites pour la librairie et sur ces lieux, de celles effectués pendant ses vacances. Elle lit peu à la librairie : « ‘ben plutôt le soir, quand c’est comme ça, et puis pendant les vacances ça n’a aucune espèce d’importance, parce qu’à la librairie, je lis, mais je ne lis pas vraiment parce que, comme lire c’est entrer dans quelque chose, je peux pas lire non plus dès que quelqu’un rentre, sortir pour rerentrer’ ... ». Elle a pourtant un idéal dans ses manières de lire, qui s’éloigne de la librairie : « ‘l’idéal c’est pendant les vacances, et en vacances n’importe où. Avec des pommes, j’aime bien lire en croquant des pommes. Alors voilà, autrement au lit ou assise par terre’ ». Les entretiens s’étant déroulés sur son lieu de travail, nous n’avons pas pu observer comment se répartissent les livres au domicile de Madeleine. Questionnée à ce propos, elle dit posséder une grande quantité de livres chez elle, et que le goût de lire est partagé par son mari et ses quatre enfants.
Le vocabulaire employé par Madeleine pour relater ses émotions lors de la lecture des textes de Bobin reprend la thématique de la « rencontre » : « ‘Il a ce que j’appellerais une parole habitée, à l’évidence. [...] Et c’est ce qui m’a touchée.’ » Elle a commencé par lire Lettres d’or (en 1990) sur les recommandations de sa mère qui avait entendu une émission avec l’auteur sur France-Culture. Madeleine dit avoir tout de suite apprécié le style autant que le contenu, et poursuivi sa découverte des textes de Bobin dans l’ordre de leur parution. Elle s’est également mise à en vendre dans sa librairie. En 1992 sort Le Très-Bas. Pour Madeleine, c’est un sommet :
‘ « J’aurais bien aimé qu’il arrête d’écrire pendant cinq ans. Enfin parce que, on ne peut pas être en permanence sur les sommets, les cimes, et donc si on n’est pas sur les cimes, on retombe un peu. [...] Je lui avais dit, dans la foulée ‘vraiment merci pour ça, et je vous en supplie, n’écrivez pas avant cinq ans’ ».’La rencontre relatée par Madeleine tourne autour d’impressions agréables qui ne doivent toutefois pas en masquer d’autres telles que la colère ou l’agacement, également perçues :
‘« Il y a deux thèmes où il m’énerve, c’est quand, de jamais parler des hommes, sauf, pourquoi les hommes seraient-ils toujours des caricatures d’hommes ? Pourquoi les femmes seraient toujours des merveilles de femmes ? Je trouve que parfois, et c’est pour ça que je ne peux pas en lire trop à la fois quand même. Et puis la deuxième chose aussi, c’est ce regard léger sur la mort, qui tendrait à prouver qu’il n’y a pas eu beaucoup de gens qu’il aimait très fort qui sont morts. Parce que quand même, on ne peut pas être aussi léger sur la mort. »’Son agacement n’est pas négligeable puisqu’il rend compte d’un mode de lecture particulier des textes de Bobin : ceux-ci sont lus de manière parcimonieuse (« je ne peux pas en lire trop à la fois ») de sorte que l’énervement ne prenne pas le pas sur les impressions laissées par la lecture d’une « parole habitée ».
Invitée à préciser ce qui l’a plus particulièrement « touchée » dans les textes de l’écrivain, Madeleine commence par inscrire sa réponse dans la droite lignée de la lecture esthétique pour laquelle le style prime par rapport au contenu :
‘« Alors les thèmes, j’allais dire les thèmes me seraient presque égaux, parce que Bobin, ce sont toujours un peu les mêmes thèmes qui sont des thèmes que j’aime. L’enfance, les femmes, j’aime sauf que j’aime bien les hommes aussi. Bon je vais t’expliquer quelque chose : là y a deux ou trois choses pour lesquelles pour le coup, il est absolument de son époque Bobin, c’est par rapport, c’est ce regard sur les hommes, parce que zut, quand même, il y a un paquet d’hommes qui sont biens, enfin par rapport à son histoire des femmes avec les enfants. »’Très rapidement son propos s’oriente vers ses divergences d’opinion avec l’écrivain : certains thèmes sont jugés assez polémiques pour qu’ils provoquent de sa part une « colère » qu’elle n’hésite pas à envoyer par écrit à Bobin.
‘« D’ailleurs une fois je lui avais écrit ça, d’ailleurs j’étais un peu en colère d’un texte que j’avais lu. Les enfants se font de toute façon à deux et qu’il y a quand même des mecs qui sont des sacrés mecs, et qui prennent quand même bien leurs responsabilités. Et comme lui, il est quand même un peu dans son imaginaire. Là, je trouve qu’il en rajoute un peu mais moi, parfois, ça peut m’énerver. [...] Et je trouve qu’il est injuste avec les hommes. Alors il idéalise trop les femmes, et il est injuste avec les hommes. Alors qu’il idéalise les femmes, ça ne me gêne pas, ça va bien avec son écriture, mais on ne peut quand même pas supprimer la moitié de la planète. Et puis moi, c’est vrai que j’aime beaucoup les hommes, et puis j’en connais un paquet qui sont loin d’être ce que décrit Christian Bobin. Là-dessus je le trouve un peu facile, il tombe facilement dans la facilité. »’Un autre thème l’a fortement choquée. Il s’agit de la manière dont Bobin parle de la mort, notamment dans L’Eloignement du monde :
‘« J’ai lu un tout petit texte qui est sorti, et qui est chez Lettres Vives et qui s’appelle Eloignement du monde, et y a un tout petit paragraphe sur la mort, mon dieu, et moi j’ai lu ça, un grand ami venait de mourir, vraiment proche. Et ça m’a foutu en colère, je me suis dit, mais mon dieu, il exagère là, il parle de ce qu’il ne connaît pas. Et je pense aussi, quand il ne parle que des hommes, c’est qu’il ne les connaît pas. Tu vois ce que je veux dire, il ne voyage pas assez cet homme. Il voyage beaucoup dans sa tête mais c’est tout. »’La réception de Madeleine est ainsi empreinte d’une certaine ambivalence. Sa position dans le champ de l’édition, en homologie structurale avec la position des petits éditeurs publiant Bobin fait qu’elle est sensible à cet auteur disposant d’une « parole habitée ». Une sensibilité qui va jusqu’à aider sa carrière en le « signalant » à de nombreux acheteurs potentiels. Mais tout dans les écrits de Bobin n’est pas accepté par l’enquêtée. Il y a quelques thèmes (parmi les plus centraux) qui provoquent sa « colère ». Dans ces cas, c’est en référant les assertions de l’écrivain à ses propres schèmes d’appréciation qu’elle observe un décalage :
‘« Non, c’est pour ça, au fond, si on rentre là-dedans, mais c’est un autre registre, c’est pour ça que les thèmes sont un prétexte à entendre une parole habitée, mais ses thèmes sont tellement pas saint-sulpiciens. Mais je dis, quelqu’un qui vit tout seul dans son appartement, qui a plein d’amies femmes, qui sûrement garde plein d’enfants, qui aime sûrement bien rigoler avec cette petite fille-là, qu’il aime tant... Mais bon, ce n’est pas comme ça la vie. »’Par ailleurs, si l’on en revient aux déclarations de Madeleine à propos de son expérience de réception, on constate que celles-ci ne comprennent pas l’impression de se sentir reconnue et révélée par les textes de Bobin. Ses développements à propos de quelques thèmes montrent pourquoi : ses expériences du deuil, de mère de famille, ses amitiés masculines la pousse à proposer d’autres référents, d’autres valeurs, d’autres assertions que celles mises en avant par l’écrivain. Sur bien des points, il y a donc divergence entre les considérations de Bobin et celles de l’enquêtée qui vient de ce que sa vie « c’est pas comme ça ». Si l’on rapporte cette impression d’une distorsion entre la vie réelle et celle peinte dans les textes de Bobin à ce que d’autres lecteurs peuvent en dire (ceux notamment qui se sentent révélés par les textes), il apparaît que ce qui fait sens pour les uns est soumis à un examen critique chez les autres.
Que Madeleine ne se sente pas « aidée » par les textes de Bobin ne l’empêche pas d’imaginer que c’est une fonction que d’autres lecteurs peuvent mobiliser. Elle nous relate ainsi une anecdote à propos d’une cliente, qui montre qu’elle reconnaît cette fonction d’aide par la lecture :
‘« Alors c’était au tout début, Bobin n’était pas encore connu. J’ai vu arriver une cliente, une femme. Elle avait vraiment l’air noyé, pas bien du tout. Je l’ai laissée vers le rayon poésie, vers les livres de Bobin. Peut-être que je les lui ai conseillés, je ne sais plus. Et tout d’un coup, je l’ai vue se retourner, et elle m’a dit : ‘ha, il me faut ces livres, ils me font trop de bien’. Et j’ai senti que cette lecture lui faisait du bien. C’était comme une noyée qui avait trouvé une bouée. »’Il est également à remarquer qu’un an après le premier entretien, la lecture des textes de Bobin par Madeleine est une pratique qui a disparu. Elle a continué d’en lire quelques uns peu après le premier entretien et s’est arrêtée. Elle explique cette désaffection par une envie de se « mettre en vacances » par rapport à cet auteur :
‘« Je crois que je me suis mis un peu en vacances, mais comme on m’a offert son dernier livre avec Boubbat, par exemple, qui est très beau, pour le moment je l’ai feuilleté, et puis j’ai lu cette page, qui me semble si extraordinaire et que je garde, je l’ai même photocopiée pour l’avoir toujours dans mon sac, parce qu’elle est bien je trouve, donc voilà. Mais par rapport à Bobin, pour le moment, c’est plutôt des vacances, j’entends par-là que je n’en ai pas relus. »’L’arrêt de ces lectures est donc tout à fait relatif. Tout d’abord parce qu’un livre de photographie publié avec Boubbat lui a été offert, et ensuite parce que le terme « se mettre en vacances » indique une possibilité d’y retourner un jour. Ainsi, malgré les points de vue critiques développés par Madeleine à propos de certaines thématiques récurrentes de l’oeuvre de Bobin, c’est l’expérience de réception réussie qui a le dernier mot : l’agacement n’a pas été tel qu’il aurait empêché la poursuite de la lecture ni la projection d’une relecture « plus tard ».
Il faut enfin souligner que Madeleine a reçu dans sa famille une éducation religieuse catholique. Elle est également pratiquante et possède une culture dans les domaines de la théologie et de la philosophie. Elle cite les noms de Jacques Maritain, Emmanuel Lévinas, Maurice Merleau-Ponty, Vladimir Jankélévitch, et Gaston Bachelard comme « lectures qui incitent à la réflexion ». Néanmoins, ces références n’ont pas été mobilisées pour la reconstruction du travail interprétatif de Madeleine avec les textes de Bobin : non que ces références intertextuelles n’aient pas jouées, mais elles ne sont pas apparues comme particulièrement significatives pour comprendre son discours de réception.
En conclusion, on peut dire que les habitudes de lectrice de Madeleine font que son mode d’appropriation des textes est plutôt analytique. Elle se repère avec aisance dans les courants littéraires, pratique l’intertextualité et possède une connaissance précise des maisons d’édition, tant pour ce qui concerne les politiques éditoriales que les types d’ouvrages publiés. Des compétences qui sont la conséquence de son rapport professionnel à la lecture et aux livres. Son expérience de réception des textes de Bobin est indissociablement celui d’une libraire et d’une lectrice : par son activité professionnelle, par la position de sa librairie dans le champ littéraire, par son intérêt pour « une littérature de l’émotion qu’est la parole habitée », il lui aurait été difficile de ne pas découvrir, apprécier et se faire le chantre des premiers livres de Bobin. Tout la portait effectivement à vivre une « rencontre » avec cette oeuvre, en raison de la proximité de leurs positions dans le champ littéraire.
Cette proximité n’empêche toutefois pas Madeleine de sentir des divergences avec les prises de positions relevées dans les textes de Bobin. Elle évoque sa « colère », son « agacement » et va jusqu’à modifier ses pratiques de lecture (« lire en pointillé »). Pour Madeleine, ces réactions s’expliquent par le fait qu’elle ressente que « la vie, ce n’est pas comme ça » : autrement dit, elle se trouve en décalage avec les assertions des textes relatives aux thèmes de la mort, du deuil, des enfants, et des hommes. On est donc en présence d’un cas de figure inédit où malgré des positions proches (et donc des intérêts) dans le champ littéraire, l’ethos de l’enquêtée diffère de celui des textes. Car contrairement aux lecteurs qui se sentent « reconnus » par des textes qui « ‘disent noir sur blanc ce qu’on pense confusément dans sa tête ’», l’impression qui prédomine chez Madeleine est celle d’une divergence entre la réalité et les textes.
Un second facteur rend compte, selon nous de la réception ambivalente de Madeleine. Il s’agit de l’évolution des positions de Bobin, qui passe en quelques années et selon les indicateurs du volume du public et des maisons d’édition, du sous-champ de production restreinte au sous-champ de grande production. La librairie de Madeleine n’a pas suivi cette même évolution et reste, dans ses manières de fonctionner dans la logique du sous-champ de production restreinte. Ainsi, face à la popularité croissante de Bobin, que Madeleine mesure au fait que de plus en plus de clients connaissent et citent son nom, correspond à la fois une transformation du discours de l’enquêtée et de ses pratiques de libraire : elle ne signale plus systématiquement cet auteur lorsqu’il lui est demandé un conseil, et ne place plus ses nouvelles parutions dans sa devanture. Elle ne renie pas pour autant l’oeuvre de l’écrivain, et continue de mettre en valeur les quelques textes qui lui paraissent être les « meilleurs ». Son attitude a néanmoins changé, et va vers un moindre soutien : à partir du milieu des années quatre-vingt-dix, Bobin n’est plus un écrivain confidentiel qu’il faut aider à faire connaître. Il n’y a plus de profits de distinction à retirer de la lecture d’un auteur qui figure parmi les best-sellers et dont les livres peuvent s’acheter dans les supermarchés. Au regard de sa raison d’être et de mode de fonctionnement, il est alors clair que de la petite librairie « découvreuse » ne s’y retrouve plus.
Age | 33 ans |
Profession | Comédien, puis responsable de maison d’édition |
Situation matrimoniale | séparé |
Origines sociales | Père : ouvrier Mère : au foyer Fils unique |
formation | première, puis deux ans d’art dramatique au conservatoire de théâtre |
Livres de Bobin lus | Tous, dans l’ordre des parutions |
Nous rencontrons Thierry sur les lieux de son travail. Il s’agit de la maison d’édition Parole d’Aube, qu’il a fondé dans la banlieue lyonnaise avec quelques amis. Tout comme Madeleine, libraire, Thierry a choisi un cadre professionnel pour la réalisation des deux entretiens. Son propos est alors indissociablement celui d’un lecteur et d’un cofondateur de revue littéraire et de maison d’édition. Cette activité lui a valu des interviews dans lesquelles il a eu à maintes reprises l’occasion de relater la genèse de sa maison d’édition. Il reprend pour nous une bonne partie de ces discours lorsqu’il lui est demandé de rapporter le cadre dans lequel ses premières lectures des textes de Bobin ont été faites. Nous recueillons de ce fait un propos de facture particulière, plus formalisé que chez d’autres lecteurs, et qui se construit au regard de codes et de modes de fonctionnement propres au champ littéraire. L’appréhension de sa réception passe alors par une présentation de la ligne de conduite de ses activités éditoriales.
Thierry fait débuter l’histoire du magazine alors qu’il était au lycée, en 1978. A l’aide d’amis de classe, il produit d’une façon « la plus artisanale possible » des numéros d’un magazine de poésie qui recueille les suffrages d’une cinquantaine de lecteurs. Lui vient également l’idée de constituer un lieu de rencontre autour d’écrivains dans la banlieue où il vit (Venissieux) plutôt que dans Lyon. A cette particularité géographique revendiquée (« faire des choses artistiques hors des grandes villes ») correspond une particularité littéraire. Les écrivains retenus font partie du sous-champ de production restreinte, publient éventuellement dans de petites maisons d’éditions, et sont repérés par Thierry et ses collaborateurs en raison de « coups de coeur » : « ‘on pensait que ces gens-là faisaient partie plus ou moins quand même d’une même famille, une famille qui se rassemblait ’».
A côté de la revue, qu’il considère plutôt comme un magazine, il fonde également une maison d’édition. Il y a une volonté chez lui de ne pas complètement se fondre dans le paysage de l’édition française. Il tient par exemple à ses particularités éditoriales405 et a une formule pour expliquer la position ambiguë qu’il considère avoir dans le champ de l’édition : « on ne faisait pas partie du sérail littéraire ». Qu’il s’agisse de la revue ou des ouvrages publiés par la maison d’édition, une même ligne de conduite est mise en oeuvre dès le départ : proposer des extraits d’entretiens, des petits textes inédits d’auteurs, de manière à rester au plus près de la « parole ».
‘« On a toujours attaché beaucoup d’importance à la parole, on se disait, enfin on se dit toujours que bon, bien-sûr y a l’écrit, y a la personnalité de l’auteur, mais qu’il y a aussi quand même, ce qui se dévoile. Bon pour moi la poésie, ça reste quelque part quand même, bon si ce n’est pas l’écriture romanesque, mais l’écriture au sens poétique du terme, qu’elle soit en prose ou en vers, ça reste au départ une prise de parole, peut-être la plus, la première parole. »’Rapporter la poésie à la Parole est une manière de d’étendre, métaphoriquement le sacré attaché à la parole divine. Le poète se substitue au prophète s’il peut lui aussi délivrer la Parole. Le mouvement observé par P. Bénichou qui consiste pour le poète ou l’écrivain à accroître les domaines de la pensées dans lesquels il intervient en intégrant la mystique, la philosophie et la théologie semble trouver ici une continuité. Cette liaison de la poésie et de la Parole est également affirmée par Bobin. Que Thierry l’utilise dans la présentation de ses activités d’édition montre une connivence avec les valeurs revendiquées par l’écrivain, signe d’une proximité de position dans les champs de la littérature et de l’édition.
Les écrivains publiés sont également, dans un premier temps, tous issus du sous-champ de production restreinte, même si certains acquièrent par la suite une renommée nationale. Ainsi, Charles Juliet, André Velter, Bobin font partie des premiers à accepter la réalisation d’un ouvrage dans cette maison d’édition. Le bon démarrage de la petite maison d’édition résulte de la capacité de certains collaborateurs et auteurs à mobiliser leur réseau. Ainsi, Thierry connaissait Charles Juliet, un écrivain à la renommée établie dès les années quatre-vingt-dix. Disposant d’un réseau relationnel tant du côté de l’édition que des écrivains, l’auteur soumet à l’éditeur quelques noms pour les premières publications du magazine. Parmi ces noms figure celui de Bobin. Sollicité, il accepte de collaborer à un numéro. De plus, se prêtant au jeu, Bobin, avec Charles Juliet et André Velter suggèrent de fonder une maison d’édition. Aider par ces trois figures installées ou en passe de l’être, Thierry et ses collaborateurs acceptent. Les premiers titres publiés par la nouvelle maison d’édition sont d’ailleurs signés par ces auteurs. Et peu à peu, ils permettent aux éditeurs d’augmenter leur bibliographie grâce à leur réseau.
La petite maison d’édition provinciale possède donc dès sa fondation une bibliographie atypique par rapport à ses concurrents directs. Née de la rencontre avec quelques auteurs en pleine ascension dans le champ littéraire, elle profite directement de leur renommée. En quelques années, des écrivains et penseurs (André Comte-Sponville, Hubert Reeves) évoluant dans le sous-champ de grande production y signent également des ouvrages. Leur notoriété permet à la maison d’édition d’accroître son champ de diffusion auprès des librairies nationales. D’une certaine manière, explique Thierry, et sans que cela ait été anticipé : « ‘des auteurs tels que Bobin ont beaucoup fait pour nous. Mais à aucun moment on s’est dit ‘tiens on va faire un coup de pub’.’ » Le livre d’entretiens avec Bobin paraît effectivement à un moment charnière dans la carrière de l’auteur, alors qu’il est déjà entré chez Gallimard et qu’il n’a pas encore publié Le Très-Bas. Le succès en librairie de ce titre aide alors la maison d’édition à accéder à une renommée nationale et lui permet d’envisager de nouvelles publications fondées sur une politique éditoriale qui continue de suivre « les coups de coeurs ».
Ainsi, il n’y a pas que chez les écrivains que le cumul des positions au sein du champ littéraire opère un brouillage des indices de positionnement. Les petites maisons d’édition, lorsqu’elles réussissent un ou plusieurs coups, se trouvent propulsées à l’avant-scène littéraire, bien que le mode de fonctionnement affiché (« les coups de coeur ») restent, pour le cas de la maison d’édition de Thierry, une ligne de conduite se rapportant au sous-champ de production restreint.
Pour Thierry, le principe de sélection des auteurs mis en avant est l’émotion. Il attend d’être « touché » par les productions littéraires, artistiques, intellectuelles des auteurs :
‘« Bon c’est vrai qu’on a commencé par les poètes, parce que c’est ce qu’on connaît le mieux. Les gens qu’on choisit, même si ce ne sont pas des poètes, il y a toujours un lien avec. Et on a envie de faire appel à des cinéastes, par exemple. Et en même temps, ce seront toujours des gens qui seront choisis par rapport à leur travail. Et on trouve que plus généralement, ce sont des gens qui dans leur travail ont quelque chose qui nous touche. Qui nous interpellent comme on dit aujourd’hui. »’La proximité dans le champ littéraire des positions de la maison d’édition de Thierry et la production de Bobin se traduit par une prise de position commune en faveur de l’émotion. Au regard des injonctions des textes de Bobin, la ligne de conduite éditoriale est donc en adéquation.
L’histoire de la réception des textes de Bobin par Thierry mêle celle de son activité d’éditeur. Il découvre cet auteur assez tôt, alors qu’il est encore confidentiel et n’a publié que dans de petites maisons d’édition (que Thierry connaît). Il commence par lire un de ses livres avant de rencontrer personnellement l’écrivain :
‘« Je ne le connaissais pas du tout. J’ai lu ses textes absolument sans connaître l’homme. Et je ne sais pas pourquoi, j’avais l’impression que cet homme avait l’âge de Juliet, parce que tout simplement Juliet je le connaissais. Et en fait, il avait trente-six ans. Et parce que bon, y avait l’écriture qui nous touchait, à la fois très jeune, très fluide, elle nous parlait à nous qui avions, vingt, enfin dix ans de moins pour ce qui me concerne. Et elle me parlait directement, et je ne sais pas pourquoi. Et j’avais l’impression que c’était quelqu’un qui, que c’était un écrivain austère alors que son écriture ne l’était pas. »’Se mêle donc dans la première réception de Thierry une impression centrée sur l’émotion et une image erronée de l’écrivain. Cette image vient de ce que c’est Charles Juliet, un écrivain connu de Thierry, qui lui offre ses premiers textes de Bobin :
‘« Vraiment, je ne savais pas du tout qui il était, la première fois que Juliet m’en a parlé. C’est d’ailleurs lui qui a dû m’offrir ses petits livres, Souveraineté du vide et Le Huitième jour de la semaine. » ’La première approche des livres de Bobin pour Thierry n’est donc pas seulement celle d’un lecteur. Que ce soit un écrivain, pair de Bobin qui lui offre son premier texte est un élément important pour comprendre d’une part l’anticipation de réception que Thierry a dû construire à ce moment, et d’autre part la forme de son expérience de réception. Charles Juliet est auprès de l’éditeur un écrivain pour lequel il a « beaucoup d’estime, je le place haut ». Dans cette optique, une recommandation à lire de sa part ne peut qu’avoir joué dans le sens d’une légitimation des textes de l’écrivain méconnu. Par ailleurs, Thierry relate avoir été surpris par l’âge de Bobin : inconsciemment, dit-il, il assimilait cet écrivain à Juliet. Cela signifie que la position de celui-ci dans le champ littéraire sert de point de repère à Thierry pour prendre la mesure de celui-là. Cela veut également peut-être dire que les attentes de Thierry envers les textes de Bobin se sont construites par rapport à celles qu’il avait pour les textes de Juliet. Le thème de sa réception de l’oeuvre de Juliet n’ayant pas été développé dans les entretiens, nous envisageons cette proximité comme une hypothèse.
Pour Thierry, les genres littéraires prisés par Bobin sont la poésie et la prose poétique (« ‘l’Eloge du rien, là c’est la lettre, et puis pour moi c’est ça la poésie. La poésie, elle n’est pas forcément dans les choses ou les sujets les plus nobles, belles, elle est aussi dans les riens, dans les choses obscures.’ »), qu’il connaît bien tout d’abord parce qu’il en écrit lui-même et ensuite parce c’est ce qu’il publie essentiellement. C’est donc avant tout un poète que Thierry découvre et apprécie. Le récit de ses impressions de lecteur porte sur le sentiment d’être touché par les images poétiques de l’écrivain et par des thématiques qui lui sont « proches » :
‘« Et tout de suite, ben Souveraineté du vide c’était pour moi quelque chose de très fort, justement par rapport à la prose. Parce qu’on sait très bien qu’il a une prose qui peut toucher tout le monde. Là c’est une façon belle lorsqu’il écrit une lettre évidemment... Et au niveau du fond, j’ai retrouvé des choses qui me sont très proche, le manque, l’absence. Il s’efforce de rendre les choses, malgré le désespoir, entre guillemets. Et il y a aussi pour moi, c’est peut-être idiot à dire, ça fait benêt, mais il y a un aspect magique. Il arrive à rendre les choses merveilleuses, il arrive comme avec une baguette magique à rendre la neige merveilleuse, alors que moi, je suis plutôt un mec de la chaleur, et là, la neige, c’est une chose plaisante. Rendre les choses merveilleuses, par exemple l’amour, le religieux. »’« ‘Il arrive à rendre les choses merveilleuses’ ». Voilà ce que retient Thierry des premiers textes lus de Bobin. Il ne s’étend pas plus sur ses impressions de lecture, et sa réception se confond dans les entretiens avec celle de ses collaborateurs. A plusieurs reprises, il parle à la première personne du pluriel au lieu du singulier (« ‘et je dirais Bobin, qui nous a le plus touché chez lui, ce qui fait que la rencontre a été aussi intense’ ») montrant l’impossibilité d’une distinction entre son regard d’éditeur et celui de lecteur.
Si l’on s’intéresse à présent à la formation littéraire de Thierry, on constate que celle-ci s’est effectuée essentiellement de façon autodidacte. Il découvre le théâtre à douze ans, alors qu’il est retenu par un metteur en scène pour jouer de manière professionnelle une pièce durant plusieurs semaines. Se qualifiant de faible lecteur avant cette expérience, il se met peu à peu à lire essentiellement de la poésie et du théâtre. En même temps, il redouble sa cinquième, puis abandonne l’école après une semaine de terminale. Il intègre le conservatoire de théâtre pendant deux ans et obtient une carte d’étudiant qui lui permet de suivre sans s’inscrire des cours de sciences humaines. Débute alors une période d’intenses lectures et d’envie de se cultiver tous azimuts :
‘« J’ai commencé très tard à lire, mais après j’ai toujours lu, quoi, parce que la lecture, après, j’ai tout le temps lu, avec des périodes où je lisais plus de poésie, avec des périodes où j’ai lu. Si j’ai quand même comblé mon retard au niveau de la lecture romanesque, mais surtout de la fin du 19ème et du 20ème siècle. »’Il n’achève pas sa formation au conservatoire de théâtre, la jugeant trop académique et pas assez innovante. Par le biais de rencontres, il devient membre d’une compagnie professionnelle de théâtre et « tourne » pendant une dizaine d’année. Puis il fonde avec des amis la revue dans un premier temps, la maison d’édition ensuite, et décide d’arrêter complètement sa carrière de comédien pour s’investir dans sa maison d’édition. A partir du moment où il a commencé à lire, il dit ne plus jamais avoir vécu de période sans livres. Sa culture littéraire est à la fois poétique et théâtrale, en lien direct avec ses deux activités professionnelles. Au lycée, il découvre également la poésie et se met à écrire. Il publie d’ailleurs quelques textes avec sa maison d’édition. Les compétences à la lecture analytique de Thierry sont acquises par le biais des deux milieux professionnels qu’il côtoie en tant que comédien et éditeur. Lors des entretiens, il s’attarde à la description des genres littéraires mobilisés par Bobin, montrant par là une maîtrise des outils d’analyse textuelle : 011
‘« Bobin par exemple, il a réinventé le poème en prose, mais qui n’est pas le poème en prose de Baudelaire ou autre. Alors il a réinventé une sorte de genre. La lettre, par exemple, la lettre comme genre littéraire, ça c’est quelque chose qu’il pratique très bien. Le poème en prose, qui est inscrit dans la narration, mais qui n’est pas le roman, moi je considère que c’est pas un roman. Et puis la nouvelle poétique, parce qu’en fait, hormis La Part Manquante et Une petite robe de fête, ce sont des nouvelles sur le plan formel, mais ce qui s’en dégage, c’est plutôt une émotion poétique. »’Profession oblige, il possède également des compétences à se repérer dans le champ de l’édition :
‘« Quelques années plus tard, on a fait la connaissance de Christian Bobin, qui n’était pas encore très connu, qui avait publié quelques livres chez Lettres Vives, chez Brandes, chez Fata Morgana, qui sont de bons éditeurs, mais qui sont quand même des éditeurs confidentiels. » ’Plutôt que l’école, ce sont les milieux professionnels qui invitent Thierry à s’approprier des outils d’analyse textuelle. A partir du moment où il devient éditeur, ses pratiques de lecture se transforment en partie. Il passe beaucoup de temps en journée à lire soit des manuscrits, soit des épreuves en cours d’édition... Thierry avoue d’ailleurs à ce propos avoir de plus en plus de mal à faire la distinction entre ses lectures professionnelles et de détente, si ce n’est que les secondes sont préférentiellement réservées à ses soirées. De plus, il s’oblige à suivre les publications de tous les auteurs dont sa maison d’édition présente un ou plusieurs titres. De ses pratiques de lecture hors des murs de sa maison d’édition, nous n’avons que peu d’éléments. Thierry reste évasif et dit aimer lire avant de s’endormir. Il a le même laconisme pour tout ce qui concerne ses modes de traitement des livres. Il reste qu’il achète peu de livres, pratique la relecture essentiellement pour son travail et lit avec un crayon à la main uniquement lors de correction d’épreuves.
Professionnellement investi dans le champ littéraire, Thierry ne pouvait passer à côté des polémiques suscitées par la critique littéraire à propos de Bobin dès le milieu des années quatre-vingt-dix. S’il y a certaines critiques qu’il récuse (« ‘c’est un reproche qu’on peut lui faire, c’est au bord de la mièvrerie et en même temps, il n’est pas dans la mièvrerie ’»), il relate toutefois que l’écrivain est l’objet de nombreuses conversations avec ses collègues : « ‘on a souvent des débats entre nous, et puis avec d’autres écrivains de la collection, à propos de Bobin, justement parce que c’est quand même quelqu’un qui est un grand sujet de conversation’ ».
A son avis, les débats sont directement le résultat de la dimension poétique de ses textes qui rendent possibles des interprétations diverses :
‘« C’est un des problèmes qu’on peut avoir avec Bobin, non, mais c’est vrai, c’est qu’il y a une énigme, c’est qu’il parle de tout sans jamais en parler, quoi. Il parle de l’amour sans parler d’une femme en particulier. C’est ce qui fait à la fois sa grande force et qu’il est tellement attaqué. »’Thierry considère donc qu’il s’agit d’une oeuvre avant tout polysémique. Un des points sur lesquels il ressent notamment cette pluralité des sens possibles concerne la thématique mystique ou religieuse. Pour lui, celle-ci constitue une métaphore poétique :
‘« Alors soit je suis un très mauvais lecteur, soit je suis bête, ce qui reviendrait un peu au même, mais pendant très longtemps, je n’ai jamais vu chez Bobin l’aspect religieux. Et même Le Très-Bas, je ne trouve pas, je ne prends pas ça pour un livre religieux. En tout cas chez lui, ce n’est pas cet aspect-là que je retiens. »’Il est intéressant de relever que ce qui est d’emblée rapporté à un référent chrétien pour certains lecteurs (Bertrand, portrait n°10 ; Jean-Jacques, portrait n°11 ; Paul, portrait n°12) ne l’est pas pour d’autres, tel Thierry. En différenciant mystique et croyance religieuse, et en apparentant la première à la poésie, l’éditeur montre une interprétation laïque des textes de Bobin, où ‘« pour moi, lorsque Bobin parle des anges, c’est à prendre comme une métaphore poétique. »’ On a ici une démonstration remarquable d’une hypothèse forte des théories de la réception pour lesquelles un même texte peut amener à des interprétations différentes selon les lecteurs. Lorsque les univers symboliques de référence des lecteurs sont différents (religieux pour certains, poétique laïque pour d’autres), on aboutit à des interprétations des textes différentes. Et ce même si les impressions de lecture restent resserrées autours de quelques sensations d’être « touché », « émus », « interpellés » par les textes. On est alors en présence d’un cas de figure tout à fait intéressant pour les théories de la réception, où, face à des interprétations des textes divergentes d’un lecteur à l’autre, on observe tout de même une convergence de leurs effets, centrées sur l’émotion.
Thierry prend ainsi position pour une poésie empreinte de mystère, où le non dit, l’indicible forment la part « magique » de sa production poétique. Récuser la tendance « religieuse » des écrits de Bobin lui permet de ne pas s’enfoncer dans les querelles concernant l’appartenance de l’écrivain au courant des auteurs catholiques. C’est donc également une manière de résoudre la tension et les débats fomentés par les critiques, qui lui permet de défendre un écrivain qu’il a publié.
Néanmoins, lors du second entretien, Thierry met en évidence une tendance des textes de Bobin qui, cette fois-ci gêne quelque peu sa lecture :
‘« Moi ce qui me gêne le plus chez Bobin, c’est quand ça se transforme en une certaine morale pour moi, dans certains textes. Parce que je l’ai quand même connue au Parti Communiste, cette morale là, qui est la même, je pense en gros la morale communiste et vraiment la morale catholique. C’est la même chose, à part que d’un côté y a le Christ et de l’autre y a Marx ou Lénine. Et ce qui me gêne c’est quand tu transformes l’image ou une quête personnelle, ou une exploration personnelle, en malgré tout... Je sens, je dirais, depuis deux ou trois ans, il a quand même une envie, il moralise, enfin c’est le sentiment que j’ai, on peut encore ne pas être d’accord, mais moi, c’est un peu ça qui me gêne. »’Thierry « sent » une volonté de produire une « morale » qui lui rappelle les discours officiels du parti communiste, auquel il a dû adhéré un temps (il ne développe pas ce thème lors des entretiens). Si cette gêne ne semble concerner à première vue que Thierry, elle s’intègre tout de même dans l’ordre de ses préoccupations professionnelles, vu qu’il s’agit d’un écrivain « maison ». La dévalorisation et la perte de légitimité de l’image de l’écrivain risquent en effet de rejaillir sur sa maison d’édition. Une fois encore, on observe donc que le passage de Bobin d’un sous-champ de production littéraire à un autre ne s’effectue pas sans remous ni questionnements de la part de ceux qui occupaient des positions en homologie au début de sa carrière.
Peut-être de façon encore plus marquée qu’avec Madeleine (portrait n°8), Thierry présente une expérience de réception des textes de Bobin entièrement liée à son activité professionnelle. A la localisation géographique des entretiens (son lieu de travail) a correspondu, semble-t-il un discours de lecteur professionnel. Il a en effet été bien difficile de faire parler Thierry de ses lectures en dehors de son travail d’éditeur ou bien effectuées avant le démarrage de cette activité. Comme si, ayant eu à nous parler de son bureau, il situait toutes ses pratiques de lecture dans cette pièce et ne s’en échappait pas mentalement pour rapporter celles faites hors de ces murs (dans sa maison, en vacances, le soir...). Et même concernant le thème des premières impressions de lecture des textes de Bobin, Thierry bascule du « je » au « nous », inscrivant ainsi sa réception dans le collectif formé par ses collaborateurs. Nous n’avons ainsi que peu d’éléments relatifs aux effets des textes sur lui et le seul usage qui se dévoile est professionnel.
Ce portrait a l’intérêt de mettre en évidence le mode de fonctionnement d’une petite maison d’édition dans le sous-champ de production restreinte. La proximité des positions de l’écrivain et de la maison d’édition au début des carrières de l’un et de l’autre se traduit par un sentiment d’affinité élective. C’est en raison d’un « coup de coeur », selon Thierry, que Bobin est retenu pour la publication, et non dans l’optique de faire un « coup ». Les positions en homologie se traduisent par des prises de position proches : une définition de la poésie comme « parole », un intérêt accordé à « l’émotion » rendent alors compte de l’arrivée de l’écrivain dans cette maison d’édition.
Enfin, ce portrait montre qu’il est possible de trouver des interprétations des textes divergentes d’un lecteur à l’autre, avec des effets de réception proches. On observe ainsi qu’un vocabulaire centré sur l’émotion est employé, quel que soit le référent (chrétien ou laïque poétique) à partir duquel se construit le sens des textes de Bobin. Cela vient peut-être du fait qu’entre les textes mystiques, poétiques, chrétiens (et religieux d’une manière plus générale), une place particulièrement importante est accordée à l’émotion. Il s’agit peut-être d’un schème d’appréhension et de perception qui traverse des domaines de productions textuelles différents mais liés.
Age | Né en 1946 |
Profession | Prêtre diocésain |
Origines sociales | Père : employé de la SNCF (chef de gare) Mère : au foyer Fils unique |
Formation | Le séminaire ; maîtrise de théologie |
Livres de Bobin lus | Le Très-Bas, La plus que vive |
Ce sont des paroissiens qui évoquent pour la première fois le nom de Bobin à Bertrand, prêtre diocésain en lui en offrant un exemplaire au moment de la parution du Très-Bas. Cette lecture est alors directement rapportée à son activité professionnelle :
‘« Alors ma première impression mais ça je dois être déformé par ma profession, c’est donc la référence à François d’Assise, qui saute aux yeux et qui me parait une approche très nouvelle et surtout contemporaine. C’est à dire que ce n’est pas un livre d’histoire sur François d’Assise, enfin c’est ce que je ressens, je ne dis pas que c’est ça. C’est une réappropriation de la spiritualité, d’une partie de la spiritualité de François d’Assise, dans le langage contemporain. Alors ça, ça m’a beaucoup séduit, et puis, ce qui m’a beaucoup séduit aussi, et questionné, c’est par rapport à la femme, il en parle beaucoup. »’Bertrand avoue avoir été « furieusement » intéressé par la manière dont l’écrivain traite de thèmes « spirituels ». Il se sent « à la fois séduit et questionné » :
‘« Le premier mot qui me vient à l’esprit, comme ça c’est poétique, alors je sais bien que c’est un peu banal de dire ça, mais quand même bon, heu, je trouve que c’est exprimé dans un style poétique, qui a une profondeur spirituelle. »’L’intérêt de cette écriture réside dans l’approche « nouvelle, dans un langage contemporain » d’une thématique de la spiritualité chrétienne traditionnelle. Bertrand précise que si sa profession l’oblige à lire des textes théologiques, ce n’est en rien sa lecture favorite. Grâce au Très-Bas, il a l’impression de pouvoir réaliser son exigence de réflexion théologique d’une manière souple et agréable :
‘« Moi j’ai l’habitude de lire des ouvrages de spiritualité. Je n’en fais pas une consommation effrénée mais ça fait partie de mon métier. De temps en temps, je trouve que c’est éventuellement intéressant, mais un peu lourd, alors que là, j’ai trouvé qui avait une écriture très fluide. »’Pour autant, Bobin n’est pas considéré comme un écrivain catholique :
‘« C’est un ouvrage qui dit des choses, qui rejoignent profondément la spiritualité chrétienne, tout en étant quelque part un ouvrage laïque, qui n’est pas un ouvrage breveté, estampillé Eglise Catholique. [...] Ce n’est pas un discours officiel, ni même le discours ... c’est un peu difficile à formuler, c’est quelqu’un que je qualifierais presque d’extérieur, enfin extérieur à la, sinon à la foi, du moins au sérail chrétien, disons, et qui dit des choses, dans un langage nouveau, très profondément ancré dans la spiritualité chrétienne. Et ça pour moi c’est d’une originalité formidable. »’Le Très-Bas devient rapidement pour Bertrand un ouvrage de travail. Ayant à préparer des allocutions dans diverses occasions (célébrations, retraites...), il relate avoir parfois recours à des extraits tirés de cet ouvrage.
‘« Je l’ai lu une fois intégralement, et je m’y suis reporté plusieurs fois, mais pas en le relisant totalement. Pour rechercher, je veux dire professionnellement des passages qui m’intéressaient pour mon travail, quoi. .[...] Disons, donc c’est un auteur utile pour quelqu’un qui veut de temps en temps appuyer un discours d’ordre spirituel ou métaphysique. »’Il n’est pas le seul à utiliser ainsi des citations de textes de Bobin. L’idée lui est d’ailleurs venue alors qu’il participait à une retraite dans l’Abbaye de Tamié, en voyant faire un de ses collègues :
‘« Et bien par exemple, j’ai participé à une retraite [...]. Bon, avec le Père Abbé des moines de Tamié, donc un grand contemplatif et j’avais choisi comme thème, le, l’absence de dieu, le silence de Dieu, absence et présence de Dieu, et il, ouvert son exposé par une citation de Bobin. Du coup je suis allé retravailler un peu cette citation de Bobin que j’ai réutilisée ensuite. »’Interpellé par un écrivain qu’il sent « utile » pour son travail, Bertrand reste attentif à chaque nouvelle parution de textes. Pourtant un seul autre livre est acheté et lu. Il s’agit de La Plus que Vive, qu’il voulait lire avant de l’offrir à deux personnes. Il est intéressant de remarquer que ces cadeaux ont été faits dans le but d’apporter un soulagement à des individus plongés dans des situations douloureuses :
‘« La plus que vive, je l’ai acheté après avoir lu la critique, mais ça c’était par mon côté professionnel. C’était parce que je voulais vérifier si je pouvais l’offrir à quelqu’un qui était dans une situation un peu comparable. Ce que j’ai fait, d’ailleurs, parce que j’ai bien aimé ce bouquin. [...]Je l’ai offert deux fois, deux fois dans des circonstances différentes. Y avait eu une situation de deuil et une situation d’un amour impossible, d’un garçon qui était éperdument amoureux d’une fille qui aimait manifestement quelqu’un d’autre que lui. Des choses un peu dures. »’Dans les deux cas, il s’agit de situations où la solution passe par la résignation. Sans clairement présenter ses attentes par rapport à son geste, Bertrand semble ainsi pressentir les fonctions et effets que peuvent les avoir les textes de Bobin sur les lecteurs.
Les termes associés à une impression de révélation sont ainsi absents dans le discours de Bertrand. Il y a l’idée d’une « séduction », le repérage d’un « style poétique », le classement du texte dans le genre spirituel plutôt que religieux. Il y a aussi l’évocation de l’Abbé de Tamié, « grand contemplatif » qui utilise en début d’allocution une citation de Bobin. En revanche on ne retrouve pas les impressions de révélation, de bien-être, de joie, relatés par d’autres lecteurs. Il n’est fait nulle mention par Bertrand de m’impression d’avoir été aidé par ce texte. Ce n’est pas dans cette optique qu’il a lu les livres de Bobin, même si le fait d’avoir offert dans cette perspective La Plus que vive montre qu’il perçoit ces potentialités.
Issu d’une famille de fonctionnaire, Bertrand est fils unique. Il a fait toute sa scolarité dans une institution privée dans la région lyonnaise. Ses souvenirs de lecture d’enfant le ramènent vers sa grand-mère qui lui offrait des bandes dessinées (Mickey), et des romans de toutes sortes (la Comtesse de Ségur, le Comte de Monte-Christo). Il se présente ainsi qu’un lecteur passionné de romans d’aventure, peu intéressé par les lectures scolaires, en français ou en philosophie. A l’époque du lycée, il découvre des auteurs chrétiens tels que Bernanos, Cronin, Cesbron. Il présente ces lectures comme ayant pu avoir une incidence sur son choix professionnel :
‘« C’est vrai que je lisais des histoires, de prêtre ouvrier, des choses comme ça, qui me donnaient une autre vision du métier de prêtre. C’est vrai que ça a pu jouer, parce que ce n’était pas l’image du prêtre traditionnel, telle que je l’avais connue.»’Sa décision de devenir prêtre est née assez tôt, avant son passage du baccalauréat. Dès son obtention, il s’est donc inscrit au séminaire. Titulaire d’une maîtrise de théologie, il a également suivi une formation en sociologie pendant deux ans (il a un DEUG). Ses pratiques de lectures pendant sa formation montrent un partage entre les livres d’étude et ceux de délassement, qui continue par la suite.
Si Bertrand se présente comme quelqu’un qui a toujours beaucoup aimé lire (« un objet un peu magique pour moi, un livre »), il avoue pourtant être « paresseux ». Il trouve les ouvrages de théologie « rébarbatifs » et se délecte de romans. Le partage entre les lectures professionnelles et personnelles est d’ailleurs clairement établi par Bertrand. Les premières concernent des ouvrages parfois « lourds » même s’ils sont passionnants, qui portent sur la théologie, la spiritualité, la philosophie morale... Ils sont lus en journée, dans une position de travail (assis à un bureau) et s’accompagnent de prises de notes.
Questionné sur la manière dont Bertrand différenciait les livres des deux groupes, il fait cette réponse : « ‘C’est quand je suis obligé de lire trois fois un passage pour comprendre. Et parfois à la troisième lecture, ce que je comprends, c’est super, c’est vraiment intéressant. Mais voilà, faut relire. ’» Les seconds, en revanche correspondent à des lectures effectuées le soir ou pendant les vacances. Les policiers, mais également toutes sortes de romans sont particulièrement appréciés par l’enquêté. Les différences essentielles qui résident entre les premiers et second types de livres sont l’envie de lire une belle histoire (« j’aime qu’on me raconte des histoires ») et le sentiment de ne lire que pour le plaisir (sans avoir à retenir des passages, à prendre des notes). Il cite alors des auteurs tels que Sylvie Germain, Daniel Pennac (qui correspondent aux pairs de Bobin). Il entrevoie d’ailleurs des proximités dans les thématiques et style d’écriture de tous ces écrivains. C’est à la suite de sa lecture de textes de Bobin, qu’il s’est mis à apprécier les livres de Sylvie Germain et Daniel Pennac. Mais si ces deux auteurs font partie des lectures pour le plaisir de Bertrand, les livres de Bobin restent apparentés au travail :
‘« C’est ma paresse, ça. C’est-à-dire que Bobin, pour moi, il ne raconte pas assez d’histoires. Moi, il faut me raconter des histoires. C’est superbe, j’ai envie de savoir ce qui leur arrive aux personnages de Pennac. Les personnages de Bobin heu bof...»’Aimant beaucoup lire, Bertrand préfère généralement acheter ses livres plutôt que de les emprunter (« ‘les bibliothèques, je n’arrive pas, je rends toujours en retard. C’est pas gérable’ »). Il dit alors qu’il lui faut se « méfier » de lui-même, car il serait capable d’emporter « tout le stock d’une librairie ». Il a quelques librairies de référence dans lesquelles il va faire un « petit tour ». Il choisit ses livres en fonction de ses connaissances de l’auteur, sur les conseils d’amis, de paroissiens, ou d’informations issues des recensions d’articles de critique littéraire. Bien qu’attentif aux nouvelles parutions des textes de Bobin, Bertrand n’a lu que Le Très-Bas et La Plus que vive : les autres lui semblaient à la lecture des titres moins intéressants. « ‘C’est vrai que j’ai continué à me renseigner, mais les titres, ça ne me donnait pas envie de lire les lire.’ ». Cela montre encore une fois l’effet d’éléments tels que les titres, le hors-texte, ... dans les anticipations de réception. Car on constate que Bertrand n’a finalement lu des textes de Bobin que ceux que ses paroissiens et amis lui avaient conseillés. De lui-même, et en présence d’autres livres de Bobin dans les librairies, il n’a eu envie ni d’en acheter, ni d’en lire d’autres.
Bertrand présente sa fonction de prêtre comme un « travail ». Lorsqu’il décrit ses activités ordinaires ou le mode de fonctionnement de l’Eglise, il fait constamment des parallèles avec le monde laïc : « ‘mais en fait ça ressemble furieusement à n’importe quelle entreprise. ’». Son évêque est une sorte de « DRH 406 , comme dans n’importe quelle boite privée », qui donne les orientations générales de ses actions. Sollicité de raconter le déroulement d’une journée de travail, Bertrand insiste sur la dimension relationnelle de son activité. Elle est à son sens particulièrement importante. Il considère en effet qu’il doit être disponible pour les nombreuses demandes de paroissiens. Il dispose d’un agenda sur lequel il prend « comme un docteur » des rendez-vous. Les attentes des paroissiens sont extrêmement diverses. Il s’agit soit de célébrations (« baptême, mariage, décès, les grands moments de la vie »), soit de demandes de conseils ou d’aides à la réflexion :
‘« Alors pour illustrer, je pense à une dame qui est charmante, qui n’est pas forcément une affreuse bigote, mais qui l’autre jour était très scandalisée parce que sa fille de vingt ans allait partir en vacances avec son petit copain, et elle imaginait bien qu’ils allaient pas se contenter de regarder les étoiles quoi. Et ça la traumatisait beaucoup parce que dans sa tête, ils n’étaient pas mariés, donc, ils allaient avoir des relations sexuelles et l’univers s’effondrait. Je lui ai dit :Bertrand pense qu’il n’a pas à tenter de convaincre les gens de changer d’opinion, mais de les accompagner dans leurs réflexion en leur proposant des « points de repère ». Afin de les aiguiller au mieux dans leurs démarches, Bertrand considère qu’il est de son devoir d’être le plus informé possible sur les questions qui les préoccupent. Il essaye donc de lire des ouvrages relatifs aux thèmes pour lesquels il est questionné. Ses lectures « pour le travail » investissent alors des thématiques variées. Mandé par son évêque de se spécialiser dans les questions de problèmes conjugaux, Bertrand a entrepris de se former sur le sujet :
‘« Je m’y suis mis un peu par obligation, parce que c’est rasoir, la morale. C’est rasoir. Ça ne l’est pas forcément, mais a priori, je n’avais pas une attirance folle pour ce genre d’affaire. Et puis quand mon évêque m’a demandé de m’occuper des questions relatives au couple, à la famille, puis alors après ça devient très vaste. On peut aussi faire l’homosexualité, tout ce qui touche au divorce, aux conceptions médicalement assistées. J’ai un peu traîné des pieds parce que ce n’était pas trop mon trip quoi, mais bon. Et puis, par devoir professionnel, je m’y suis mis, et je dois dire que je trouve qu’il y a des choses intéressantes. C’est un peu ce qui me paraît intéressant, c’est de trouver les fondements, de la morale. Il ne suffit pas de dire les choses, encore faut-il justifier pourquoi on les dit. »’Il est donc amené à se mobiliser dans la pratique des savoirs constitués (en psychologie par exemple). Ses exigences de connaissances théoriques le portent davantage vers celles qu’il pourra exploiter d’une manière concrète dans son activité ordinaire. Pour trouver le genre d’ouvrage qui répond à ces attentes, Bertrand est aidé par ses collègues. Il a même constitué avec deux autres prêtres une sorte de petit cercle de lecture. Pendant un an, chacun a lu des livres en prenant des notes de manière à ouvrir des débats à leurs sujets. Si Bertrand trouve l’expérience intéressante, il doute de pouvoir la poursuivre : « par manque de temps tout d’abord, et puis parce que les ouvrages étaient ardus. C’était de l’économie. Bon, c’était passionnant, mais l’économie, faut arriver à lire ».
On a pu remarquer précédemment que la lecture des livres de Bobin par Bertrand mobilisait essentiellement un mode d’appropriation analytique où les références intertextuelles étaient puisées dans des ensembles de connaissances constituées, faisant essentiellement sens dans un référent chrétien. Pour autant, ce n’est pas le seul mode d’appropriation des textes qu’il met en oeuvre, et notamment lors de ses lectures pour le plaisir. Dans ces cas, il attend d’être charmé, emporté par une histoire, d’avoir envie de suivre les aventures des personnages. Les textes de Bobin ne ressortissent pas chez Bertrand de ce type d’appropriation. La mixité des modes d’appropriation des textes est bien présente chez Bertrand, tout comme on a pu la mettre en évidence dans les autres portraits. On observe seulement que pour Bertrand, le partage est strict selon le statut de chaque ouvrage (livres pour le travail ou pour le plaisir). Ce n’est pas pour un même ouvrage que cette mixité se repère, au moins pour le cas des textes de Bobin.
La réception des textes de Bobin par Bertrand est ainsi directement construite par rapport à ses préoccupations professionnelles. Ancrant sa lecture dans des questionnements spirituels, religieux et théologiques, il repère essentiellement la dimension spirituelle du Très-Bas. Durant le premier entretien, il tient de plus à préciser la différence qu’il entend entre spiritualité et religion. Pour lui, l’ouvrage de Bobin relève du premier terme, tandis qu’on ne trouve pas de traces du second dans son discours. Il propose cette distinction au moyen de référence à des connaissances constituées en philosophie et théologie. La lecture par référence intertextuelle qu’il produit pour Le Très-Bas s’inscrit complètement dans l’ordre des réflexions provenant de sa formation de prêtre. Sa réception passe par le repérage des genres littéraires mobilisés par Bobin (poétique, spirituel), ainsi que des questionnements déjà existants dans la religion chrétienne : il s’agit d’une lecture plutôt analytique et mobilisant des connaissances constituées dans des disciplines voisines (la spiritualité, la théologie, la religion chrétienne...). On ne trouve pas de traces (contrairement à d’autres discours d’enquêtés) d’une forme d’appropriation des textes renvoyant à l’expérience ordinaire de Bertrand.
P. Bourdieu, R. Chartier, « La lecture : une pratique culturelle. Débat entre Pierre Bourdieu et Roger Chartier », Chartier R. , Pratiques de la lecture, Paris, Editions Rivages, 1985, p. 268
Pierre Bourdieu, « Une révolution conservatrice dans l’édition », Actes de la Recherche en Sciences sociales, Seuil, n° 126-127, Mars 1999, p. 14
Contrairement aux autres enquêtés, celui-ci apparaît sous son vrai prénom, en raison de sa position de responsable de maison d’édition lyonnaise (Parole d’Aube), ayant publié un livre de Bobin.
Comme réaliser des recueils d’entretiens avec des écrivains, philosophes, penseurs ; insérer des photographies dans ces recueils ; choisir des papiers de couverture vivement colorés...
Directeur des Ressources Humaines