CHAPITRE VIII : Le référent chrétien

Introduction

Ce chapitre investit les propos de deux enquêtés déclarant avoir fait avec les textes de Bobin une expérience positive de réception. La particularité de celle-ci tient en ce qu’elle se comprend au regard du référent chrétien mobilisé au cours de leur lecture. Tant pour Paul, directeur des ressources humaines dans une entreprise, que Jean-Jacques, séminariste, l’oeuvre de Bobin est avant tout d’inspiration chrétienne. Contrairement à Thierry (portrait n°9), qui voit dans la figure de l’ange une métaphore poétique, ces lecteurs rapportent le contenu des textes de Bobin à des schèmes d’interprétation issu de leur culture religieuse chrétienne. Plutôt qu’un écrivain ou un poète, Bobin est alors un auteur assurément chrétien et mystique dont les écrits leur permettent de clarifier leurs propres prises de positions sur les questions religieuses et chrétiennes. Il s’agit donc de s’intéresser aux expériences de réception d’individus dont la critique littéraire en a fait le lectorat type de l’oeuvre de Bobin, à partir du moment où celle-ci se trouvait attaquée.

Portrait n°11 : Paul « On met un peu de son histoire dans ce qu’on lit »
Age 42 ans
Profession Directeur d’un service informatique dans une grande entreprise française
Situation matrimoniale Marié, père de quatre enfants
Femme : docteur en droit, Maître de conférence
Origines sociales Père : ouvrier maçon (immigré sicilien)
Mère : au foyer
Paul est l’aîné de quatre frères et soeurs
une soeur : préparatrice en pharmacie
une soeur : architecte en intérieur reconvertie en professeur des écoles
un frère : diplômé de Centrale
un frère : accident de santé « donc il n’a rien fait »
Formation Maîtrise de sciences économiques ; DESS d’informatique
Livres de Bobin lus Le Très-Bas

Paul est né en Sicile. C’est à six ans qu’il arrive en France avec ses parents et s’installe dans la région de Nancy. Le début de sa scolarité française reste dans son souvenir relativement difficile et chaotique : des déménagements fréquents pour cause de problèmes de logements, et un apprentissage accéléré du français le font tout d’abord redoubler son CP. A partir du CM2, il devient le premier de sa classe. Ses matières favorites sont la grammaire et l’orthographe. Grâce à ses résultats, il envisage de poursuivre sa scolarité, à l’étonnement de ses parents qui avaient plutôt pensé qu’il se mettrait rapidement à travailler. La lecture est une activité très tôt appréciée par Paul : « j’ai assez vite lu et pas mal ». Il se présente comme un grand lecteur pendant son enfance et son adolescence. Il a des amis avec qui partager ses lectures et échanger des livres. Même ses professeurs de français sont vus comme des complices qui l’ont aidé dans ses choix de lecture : « donc en sixième, cinquième, beaucoup de lectures, évidemment, parce que j’ai eu la chance d’avoir des profs de français qui étaient assez fantastiques. Je m’entendais bien avec eux, je lisais des choses de l’école. ». Il se lie d’amitié avec un « conservateur » de bibliothèque qui le conseille dans ses choix de lecture. Il relate également un intérêt particulier pour le dictionnaire :

‘« En quatrième, troisième, c’est surtout à ce moment-là que j’ai beaucoup utilisé le dictionnaire, alors c’était une lecture que j’ai à côté, et une lecture assez favorite, oui, le dictionnaire ! C’est-à-dire qu’il y avait beaucoup de mots que je ne connaissais pas dans ce que je lisais, surtout dans les livres qu’on me prêtait, et j’allais toujours chercher un mot quelque part, alors je lisais et je cherchais le mot. Mais au passage, quand on cherche un mot, on en trouve d’autres, soit qu’on ne connaît pas, mais qui ont une sonorité intéressante. Alors je dirais que je lisais tous ces mots dans un Larousse illustré, avec des photos, des dessins, et puis j’écrivais les mots nouveaux dans un petit carnet, dans un répertoire, ce qui fait qu’au fur et à mesure que je lisais, je m’enrichissais en relisant ces citations. C’était un apprentissage un petit peu élaboré. »’

Ses périodes lycéennes et estudiantines correspondent à une fréquentation assidue des bibliothèques, ainsi qu’à l’achat de nombreux livres de poche. Le souvenir de ses cours de philosophie lui est agréable :

‘« Pendant la classe de philo, ben j’ai lu tous les auteurs de philo, on dirait aujourd’hui, assez classiques, comme Sartre, des auteurs qu’on étudie en philo, et des auteurs plus anciens : Descartes, Rousseau, Kant. Oui, je lisais pas mal de choses en philo. J’ai des bons souvenirs de cette classe de philo. »’

Et même si les concepts lui semblaient « un peu difficiles », il raconte avoir pu en discuter avec un ami qui était dans sa classe (« qui est d’ailleurs devenu prof de philo par la suite »).

Après sa terminale, et sur les conseils d’un spécialiste en orientation, il choisit de s’inscrire en faculté de sciences économiques et de faire également une formation en informatique. Ses lectures portent alors davantage sur des journaux de presse nationaux (Le Monde...), et des manuels de théorie économiques (« j’ai lu Babar, le Raymond Barre ! »). C’est le moment où il fréquente toujours avec assiduité les bibliothèques et où il annote et recopie des extraits de livres. Sa dernière période de grande lecture correspond au début de sa vie professionnelle. Célibataire, habitant Paris et effectuant un stage dans une grande entreprise, Paul se souvient avoir passé beaucoup de temps dans les librairies :

‘« J’étais célibataire, et bon, Paris, c’est une grande ville, on tombe forcément sur une librairie, alors dans les périodes où je n’avais pas de rencontres, de sorties organisées, et ben je restais chez moi ou j’allais au cinéma et je lisais. Donc je lisais beaucoup. »’

Si le parcours scolaire de Paul semble atypique au regard de ses origines sociales (des parents immigrés ne parlant pas très bien le français), il faut considérer qu’à chaque période il est entouré d’amis l’aidant dans différentes disciplines. Entre la sixième et la cinquième, ce sont un « copain », sa grande soeur et sa mère qui l’aident à composer des rédactions. Au lycée, c’est un employé de bibliothèque qui se charge de lui indiquer des livres à lire, et en terminale, c’est un ami qui discute avec lui de philosophie. Des travaux sur les réussites scolaires en milieux populaires407 ont mis en évidence le rôle joué par la famille et les proches (élargi au cercle d’amis), dans la transmission du savoir. C’est ce qui semble s’être passé pour Paul.

Au moment des entretiens, Paul se présente donc comme quelqu’un qui a par le passé beaucoup lu, et qui le fait moins par « manque de temps ». Il cite tout de même de longue liste d’auteurs ou de genres littéraires : le policier, qu’il considère être une lecture « de respiration » quand il souhaite se reposer de textes plus ardus (« tous les Agatha Christie, tous les Exbrayat et autres Simenon, des San Antonio ou des Mary Higgins Clark, sans parler des très anciens Sherlok Holmes et autres Conan Doyle ») ; la bande dessinée, qu’il apprécie depuis son enfance ; et un nombre conséquent d’auteurs de nationalité différentes (« des allemands, Günter Grass, Heinrich Böll, des américains, des anglais, des italiens. Umberto Eco, que je lis en italien »). Ses moments privilégiés pour lire sont le soir et la nuit, lorsqu’il lui arrive de se réveiller. Il partage ses lectures avec sa femme. Celles-ci font l’objet de conversations et de recommandations fréquentes. Il apprécie également énormément le théâtre qu’il soit lu ou joué, et se souvient d’une période parisienne passé avec sa femme à arpenter les théâtres par l’intermédiaire de son beau-frère acteur. Enfin, il lit quotidiennement des journaux d’actualité et régulièrement des ouvrages ayant trait à son métier. Paul et sa famille habitent un pavillon à Lyon. C’est dans ce paysage littéraire à la fois fourni et hétéroclite que Paul lit en 1993 son premier et seul texte de Bobin, Le Très-Bas.

Pour retracer et comprendre la lecture faite par Paul du Très-Bas, il faut avoir en mémoire son rapport à la religion. C’est en effet essentiellement à partir de références religieuses qu’il a construit la réception de ce texte. Paul entend parler pour la première fois de Christian Bobin par l’intermédiaire d’un prêtre, ami de la famille, qui lui offre le Très-Bas. C’était au moment des entretiens le seul livre de cet auteur que Paul et sa femme avaient lu. Le récit de son expérience de lecture est un souvenir heureux :

‘« C’est un texte qui dégage beaucoup de poésie, c’est vraiment une caractéristique, première, je trouve. Il a une façon de parler de choses, bon, pas compliquées, mais de choses qui au premier abord ne s’appréhendent pas d’emblée quand il présente d’une manière extrêmement simple, mais également d’une manière un peu inattendue, et je crois d’ailleurs que c’est ça qui dégage un peu de poésie, parce que si c’était un langage convenu, on n’aurait pas envie de le lire jusqu’au bout. [...] Y a une résonance dans les mots, dans les expressions, dans les paysages qui sont décrits, dans les sentiments... »’

Questionné sur ce qu’il a plus particulièrement retenu du Très-Bas, Paul fait une réponse qui montre l’inscription de ce texte dans un référent catholique. Le thème de ce livre est la vie de François d’Assise : pour Paul, et contrairement à d’autres enquêtés, il ne s’agit pas d’un moyen trouvé par l’auteur pour parler d’autres choses et pour introduire des considérations sur l’époque contemporaine. Lorsque Paul lit Le Très-Bas, c’est donc en le référant à ce qu’il sait de la vie de François d’Assise. Loin d’être le prétexte à des digressions et métaphores de la vie moderne, l’histoire et les considérations de l’écrivain sont strictement rapportées au douzième siècle. Connaissant déjà le sujet et quelques éléments de la biographie de François d’Assise, Paul fait alors un va-et-vient entre ses connaissances et les propositions de l’auteur.

Il est tout d’abord sensibilisé au sujet par le fait qu’il a visité Assise avec sa femme. C’est donc un endroit qui possède une représentation concrète pour lui et qu’il peut visualiser. Il rapporte donc les descriptions de l’auteur (qui lui n’est pas allé à Assise pour écrire Le Très-Bas) avec ce dont il se souvient :

‘« D’abord on avait été à Assise, alors c’est aussi, une connaissance, plus, comment dire, le fait d’avoir été sur les lieux, quand on lit un livre, lorsqu’on lit quelque chose, naturellement, je vois les lieux, et je relis en mémoire ce que j’avais lu sur le lieu, sur le personnage, sur ce qu’il a créé, sur son ordre. Donc forcément, en lisant le Très-Bas, toute cette connaissance me revient en mémoire, revient à la surface . »’

Une série d’éléments font donc que l’appréhension du Très-Bas diffère de celles d’autres lecteurs : l’ancrage de l’histoire dans un savoir déjà constitué autour de François et d’Assise ; le premier contact avec l’auteur et le livre effectué par l’intermédiaire d’un prêtre, contribuent à inscrire la réception de Paul dans un référent religieux précis et cadré. Ce n’est pas le cas chez d’autres enquêtés pour lesquels la dimension chrétienne des écrits de Bobin constitue une sorte de métaphore d’une dimension poétique (Thierry éditeur, non croyant), ni pour ceux qui en font plutôt une dimension spirituelle au sens large (Catherine, qui y retrouve des traces de sa religion universelle).

Contrairement à Denis qui, dans ses cours de français montre que bien des digressions de Bobin dans Le Très-Bas sont des manières de parler et de critiquer la société contemporaine (voir chapitre V), Paul rapporte toujours les propos de l’auteur à l’époque de François d’Assise. Cette distance, ou contextualisation des propositions de l’écrivain l’empêche alors de se sentir gêné ou contrarié par certaines assertions. Concernant par exemple le partage des rôles qui est proposé par Bobin, où les pères font les guerres et les mères élèvent les enfants, l’enquêté pense qu’il s’agit là de faits d’une autre époque :

‘« Ben je crois que c’est l’époque. Je n’ai rien vu de particulier. Je crois que pendant très longtemps, c’était quelque chose comme ça, le père partait à la guerre, mais les choses se sont transformées, tant mieux, oui, je crois que c’est un langage de l’ancien temps. Et moi ça ne m’a pas beaucoup choqué parce que je crois qu’à cette époque ça ne pouvait pas être autrement, alors qu’on l’écrive, qu’on l’écrive encore comme ça. Je crois qu’on ne le dirait pas d’aujourd’hui, de notre époque, mais qu’on pourrait très bien le dire d’il y a quelques siècles, ou de notre époque, y a quelques années. Non, les choses se sont transformées, ont évolué, et c’est vrai qu’on ne dirait pas ça, les hommes à la guerre, ou aux affaires. »’

La généralisation des propos de Bobin n’est pas un élément sur lequel s’attarde Paul, contrairement à d’autres enquêtés pour lesquels, tous les thèmes relevés dans les textes de Bobin correspondent à des prétextes pour énoncer des prises de positions portant sur la vie actuelle. Les discussions autour de la justesse des observations de Bobin et leur validité pour la société contemporaine ne se posent pas comme tels pour Paul. D’ailleurs, il y a bien des points sur lesquels il pense que les propos de Bobin ne seraient plus d’actualité s’ils devaient se rapporter à notre époque. Un seul thème l’a pourtant mis mal à l’aise. Il s’agit du passage du procès entre François et son père, qui a également contrarié vivement certains lecteurs (voir le portrait n°13, Léon). Il ne comprend pas qu’on puisse arriver à de telles extrémités entre père et fils :

‘« C’est un procès, c’est un procès qui dérange, mais je me dis, c’est un procès dans des familles, probablement, ce sont des situations que je n’ai pas vécues, ça me dépasse un petit peu. C’est un procès dans des familles riches, je dirais, qui ont beaucoup d’avoirs, et ça crée toujours des histoires. Mais en même temps ce procès me dérange, parce que c’est une relation du père au fils qui est assez malsaine, on sent que, et la réponse faite par Saint-François est d’un autre ordre, je crois que le gars n’a rien compris. Je pense qu’il ne peut pas comprendre la réponse, il n’est pas à même de comprendre. Mais c’est un procès qui me met mal à l’aise, moi, c’est quand même étonnant qu’il puisse y avoir autant de ... Enfin qu’on puisse arriver à un procès entre père et fils. »’

Dans ce cas, c’est la relation entre le père et le fils qui est discutée en la rapportant à sa propre expérience paternelle. De l’anecdote est extrait un type de rapport entre père et fils que Paul décontextualise pour en discuter les tenants et les aboutissants. Mais il ne lit pas l’histoire du procès comme une généralisation des rapports familiaux à l’époque moderne. Cela montre qu’il est opéré par Paul une lecture par identification, où malgré la distance temporelle de l’histoire et du sujet, Paul rapporte les faits et gestes des protagonistes à ses propres expériences, schèmes de perception et d’interprétation.

Chrétien et pratiquant, adhérant à quelques groupements comme le Mouvement des Cadres Chrétiens de France, Paul ne sent pas non plus gêné par le discours développé par Bobin sur l’Eglise. Il ressent la différence que l’écrivain effectue entre la relation à Dieu et l’Eglise en tant qu’institution. Mais il conteste l’idée d’une critique de l’Eglise par Bobin :

‘« Je n’ai pas été dérouté parce qu’il ne confond pas Dieu et l’Eglise, et moi je ne suis pas du tout, moi, la religion c’est pas l’Eglise. Je ne suis pas du tout surpris ni dérouté par ce qui était écrit, bien au contraire. J’adhère assez bien à ce qui est écrit, je crois que la relation avec Dieu est une relation personnelle, bon et à partir de là, l’institution, est là, elle perpétue une approche, elle facilite, mais ce n’est pas que l’institution, Dieu. Enfin Dieu ce n’est pas l’institution, donc, non, j’ai pas été surpris, bien au contraire. »’

La dimension critique de l’institution, repérée et appréciée par d’autres enquêtés (comme par exemple chez Marcel, portrait n° 7) n’est pas relevée ici. Pour Paul, il n’y a pas de critique de l’Eglise dans Le Très-Bas :

‘« Dans le livre, l’institution de l’Eglise n’est pas remise en cause, elle est pas franchement, je n’ai pas le souvenir, en tout cas que ce soit vraiment critiqué. Mais en tout cas elle est peut-être égratignée, mais pas particulièrement, quoi, il n’y a pas d’attaque. Alors moi je perçois ce qu’écrit Bobin comme l’histoire d’une rencontre, d’un vécu avec Dieu, où l’homme est dépassé par ce qu’il voit. Dès qu’il y a la nature, les oiseaux, les fleurs, dans chacune de ses manifestations, c’est Dieu qui apparaît, oui, mais ce n’est pas une critique de l’Eglise. »’

Dans ce cas c’est le rapport à la foi de l’enquêté qui apparaît déterminant dans le sens à donner au texte de Bobin. Au coeur de cet ouvrage, Paul note le thème de la rencontre de l’homme avec Dieu. C’est autour de cette histoire que tout le livre tourne constamment pour lui :

‘« Ce qui m’a assez plu, c’est toute l’histoire, enfin l’histoire en quelques mots parce qu’on ne s’appesantit pas beaucoup, du père qui va chercher ailleurs que chez lui, et c’est ça, c’est vrai que c’est la découverte permanente, de deux personnes, qui se connaissent ni d’Eve ni d’Adam, et se rencontrent, et y a une étincelle qui se produit et c’est vrai que souvent, quelque fois, c’est aussi une rencontre qui se fait, qui ne se fait pas avec des êtres qu’on voit proches de soi, qu’on rencontre tous les jours »’

Il fait allusion au passage où l’auteur explique comment le père de François a rencontré sa femme au cours d’un de ses voyages marchands. Mais au lieu d’y voir une connotation péjorative, comme c’était le cas pour l’enseignant dans ses cours de français lorsqu’il explique à ses élèves que «  ‘c’est un marchand drapier, qui voyage, il a d’ailleurs rencontré sa femme, grâce à son voyage commercial. Bobin en parle comme s’il avait ramené sa femme comme s’il avait ramené une belle étoffe, la plus fine, dit-il de ses étoffes, ou une expression similaire’  », Paul y trouve une belle image de l’amour. La divergence des interprétations entre celle proposée par l’enseignant et celle de Paul est intéressante à relever. Elle montre qu’effectivement, ainsi que le postulent les théories de la réception, les textes sont investis de significations différentes selon les lecteurs. Dans cet exemple, c’est le même passage qui est soit appréhendé négativement, soit vu de manière positive.

Poursuivant son explication, Paul élargit l’ensemble thématique qui l’a interpellé :

‘« Partir chercher oui, la quête, la quête de l’amour, quoi, ça c’est vraiment un thème un thème que j’ai beaucoup aimé, ça oui, parce que je crois que c’est très vrai, très vrai. Mais bon, peut-être aussi qu’on se projette, qu’on projette sa propre histoire à soi, c’est, j’y crois même beaucoup qu’on se projette dans un livre, quand on aime un livre. Je crois que c’est qu’on s’y retrouve un petit peu, inévitablement, il y a une résonance. »’

D’une façon anodine et pudique, Paul explique donc l’intérêt et le plaisir pris à la lecture du Très-Bas par la référence à sa propre histoire que cela lui évoque (à propos de laquelle il ne s’étend pas). Un mode de lecture par identification se dévoile chez cet enquêté.

Questionné à propos de textes auxquels Le Très-bas pouvait éventuellement se rapprocher, Paul ne répond pas, comme d’autres enquêtés ont pu le faire, qu’il s’agit d’une oeuvre inclassable et qui ne ressemble à rien d’autre. C’est dans le domaine des écrits ayant trait à la foi chrétienne qu’il situe ses références intertextuelles :

‘« Alors par rapport aux textes de Bobin, oui, j’ai lu pas mal de textes autour de la foi, je crois, des textes sur la prière, ou des textes sur les grands théologiens. Voilà, mais qui sont, je dirais quand même c’est à part, qui sont proches de Bobin dans les thèmes, oui, dans les thèmes, en tout cas dans l’approche de la foi, mais qui sont à la fois différents parce qu’ils ne le traitent pas de la même manière. »’

Enfin, il reste à présenter un usage du Très-Bas fait par Paul, qui lui aussi n’a pas grand chose à voir avec la façon dont d’autres lecteurs s’en sont servi (voir les portraits de Marcel, Marie-Christine, Odette). Alors que les textes de Bobin sont lus dans l’attente d’une libération ou « réparation » de soi, Paul lui avoue avoir utilisé Le Très-Bas d’une tout autre manière :

‘« Je l’ai relu et utilisé dans certaines circonstances. Des célébrations, dans les rencontres, et il y a des passages qui me paraissaient intéressants et que j’ai utilisés plusieurs fois. »’

A l’occasion de « célébrations », de « rencontres », c’est-à-dire d’évènements situés dans un cadre chrétien, Paul a eu plusieurs fois recours à des extraits du Très-Bas dans ses animations de séances.

La culture religieuse de Paul lui sert donc de référent dans la construction du sens des textes de Bobin. Le thème de la relation de l’homme à Dieu, par exemple, a fait l’objet de lectures antérieures à celles du Très-Bas : « ‘dans ce que j’ai lu, c’est à mon avis, la vie des grands théologiens où leurs écrits racontent ou évoquent leur relation à Dieu, mais c’est eux qui parlent.’ » S’il a donc reconnu ce thème dans le texte de Bobin, c’est qu’il y avait déjà été sensibilisé par d’autres lectures. Ainsi, toutes les conditions sont réunies pour que Paul envisage Le Très-Bas comme un texte non pas littéraire mais mystique, même s’il reste pour lui poétique. C’est donc en se référant à ses lectures, méditations et expériences religieuses que l’enquêté construit l’interprétation et sa réception de cet ouvrage. Les effets du point de vue du sens du texte divergent alors sensiblement des sens produits par la référence à d’autres ensembles de savoirs. Un bon exemple en est la divergence de signification repérée à propos d’un passage (la rencontre entre le père et la mère de François) entre l’enseignant face à ses élèves de seconde et Paul. D’une manière exemplaire, on peut encore citer le thème de l’amour de la mère pour son fils : l’enquêté l’envisage comme une comparaison de Marthe et Marie.

‘« L’amour [de la mère] pour le fil est quelque chose de très fort. Et en même temps elle a de multiples visages parce que, regardez, tout le passage sur la comparaison avec Marthe et Marie. Moi ça m’a marqué parce que Marthe et Marie, c’est une vieille histoire. Parce que nous étions en Saône et Loire et j’étais responsable du mouvement des travailleurs chrétiens, donc à Châlons et on avait fait une retraite, un week-end avec un aumônier, un jésuite, qui avait pris pour thème Marthe et Marie. »’
Portrait n°12 : Jean-Jacques : « Le Très-Bas est une ouverture vers l’invisible »
Age 28 ans
Profession Séminariste, à l’issue d’une formation d’ingénieur en micro-électronique
Situation matrimoniale Célibataire
Origines sociales Père : professeur (capes) d’histoire, en collège
Mère : professeur (capes) de français, en collège
Une soeur et un frère : instituteurs
Livres de Bobin lus Le Très-Bas ; La Part manquante ; La Plus que vive

Jean-Jacques, séminariste, nous a été présenté par l’intermédiaire de Bertrand, prêtre diocésain (portrait n°10). Pour des raisons d’indisponibilité, il n’a pas été possible de respecter le protocole d’une année d’intervalle entre les deux entretiens. Le second a été réalisé environ un an et demi après. Cette entorse à la méthodologie s’avère ici particulièrement féconde. Elle permet d’effectuer une sorte de photographie du cheminement intellectuel de Jean-Jacques à deux moments assez distincts de sa formation. Il s’agit d’une situation relativement inédite au regard de celle des autres enquêtés qui n’étaient en général pas au moment des entretiens dans des contextes changeants, ni en mutation professionnelle et encore moins en formation. C’est alors l’occasion d’observer les effets d’une formation (théologie) sur l’expérience de réception de l’oeuvre de Bobin notamment avant et à la suite d’une épreuve importante, la réalisation d’un mémoire de maîtrise de théologie.

Issu d’une famille d’enseignants, Jean-Jacques entre au séminaire à la fin de ses études d’ingénieur en micro-électronique. Son histoire de lecteur débute selon lui « brutalement à vingt-quatre ans », alors qu’il effectue son service militaire en coopération au Tchad après un an de séminaire. Entouré d’étudiants, de séminaristes, un « besoin de racines culturelles » lui fait ouvrir un livre. Se développe alors un goût pour la littérature qui ne s’éteint plus. Ses premiers livres lus « pour le plaisir » (car la formation au séminaire l’avait bien obligé à lire des ouvrages de théologie) sont découverts par l’entremise d’amis grands lecteurs. Ils lui offrent entre autre Le Très-Bas. C’est donc au moment où Jean-Jacques s’ouvre à la littérature qu’il prend connaissance de son premier texte de Bobin :

‘« Après, ben ça correspondait aussi à une époque où j’ai découvert la lecture, moi j’ai une formation de scientifique, et voilà et la lecture tout ce qui est littérature, poésie, c’est venu un peu tard, sur le tard, j’ai aimé lire à vingt ans, quoi, et il a donc, cette découverte du bonhomme, qui correspond pour moi à une découverte de la littérature. »’

Le contexte de la première lecture du Très-Bas est suffisamment particulier pour qu’il ait été mémorisé par l’enquêté. Il s’agissait d’une retraite, pendant laquelle, il a pris le temps de découvrir ce livre :

‘« Je crois que je l’ai lu assez vite la première fois, il a fallu que j’y revienne, oui, je l’ai lu, je crois, pendant une retraite, donc j’avais le temps, et je l’ai lu pendant une retraite, tranquillement et donc je l’ai lu assez rapidement, en quelques jours. Je ne l’ai pas lu d’une traite enfin je ne pense pas. »’

Quelles peuvent être les incidences du contexte sur l’expérience de réception de Jean-Jacques ? La retraite établit une rupture par rapport aux activités ordinaires (tournées vers l’action) pour les remplacer par un temps de méditation. « Tranquillement », Jean-Jacques, a été lire un texte dans un temps consacré justement à la réflexion et à l’introspection. Séminariste, il venait de passer l’année précédente à se former aux textes théologiques et philosophiques. Entourés de collègues également séminaristes, il continue pendant sa coopération ses lectures et réflexions autour de la question religieuse. Tous les ingrédients sont là pour que l’enquêté construise le sens de ce texte en référence à un cadre religieux, chrétien, spirituel de pensée. Et c’est effectivement le cas :

‘« Le thème m’a beaucoup séduit, cet espèce d’enracinement au niveau du raz de terre, j’aime bien, enfin c’est-à-dire que Le Très-bas par rapport à un Très-haut, finalement vers quoi l’homme serait tendu, je trouve qu’il prend, il prend le contre-pied, j’allais dire, d’une tendance majoritaire, pour aller poser la question, et si c’était dans l’autre sens que ça se passait. »’

Son premier commentaire porte sur le message jugé essentiel : la façon dont l’auteur conçoit la divinité chrétienne. Mais l’enquêté ne s’en tient pas à cette lecture aux connotations chrétiennes. Il évoque également et rapidement le thème de la mère, qui l’a particulièrement frappé :

‘« Et je trouve donc par exemple la manière dont il parle des femmes assez intéressante. L’ordinaire d’une mère par rapport à son enfant, la manière dont il écrit ça, je trouve ça extraordinaire, et je trouve ça magnifique. Ca m’a beaucoup intéressé, il enveloppe ça quand même d’une certaine poésie. Il y a une ouverture vers l’invisible quoi, c’est ça qu’il essaye de mettre en valeur. Oui, une ouverture vers l’invisible, je dirais, c’est un petit peu ça. Je veux dire, ça donne quand même à penser, oui, ça donne à penser, alors voilà, à peu près. »’

Jean-Jacques évoque la dimension « poétique » des écrits de Bobin : « l’ouverture vers l’invisible » est tout à la fois spirituelle et poétique. Le texte n’est alors pas uniquement rapporté au référent chrétien, mais déborde de ce cadre, montrant une fois encore les interdépendances existant entre ces deux modes d’expression. Les textes l’aident alors à réfléchir :

‘« La manière, bon je ne sais pas comment on pourrait le décrire, mais la manière dont il écrit, me plaît et la manière, ce n’est pas une manière forcément très accessible, et moi je me suis trouvé bien. On n’est pas dans une manière classique d’exprimer, les relations humaines, d’exprimer le monde, il enveloppe tout d’un certain mystère mais d’un mystère dans le sens où ça ouvre toujours sur quelque chose, y jamais rien n’est jamais cerné entre, enfin bouclé entre quatre yeux, c’est comme ça, y a toujours l’ouverture, vers, vers autre chose. Y a toujours la possibilité pour le lecteur de rebondir sur ce qu’il a écrit, et ça, pour moi c’est ça qui m’a nourrit, il fait vraiment fonctionner l’imaginaire du lecteur, il ne tient pas prisonnier le lecteur. Et moi je trouve que c’est une lecture qui est très libérante et le lecteur, enfin, moi, dans mon histoire, ça m’a, ça m’a touché la manière dont il parlait du monde. »’

Et les points de réflexions qu’il dégage sont ceux que nous avons mis en évidence dans la première partie de cette étude. La transfiguration du quotidien est ainsi l’élément retenu par l’enquêté :

‘« A l’ordinaire il donne une ouverture extraordinaire, ha oui. Et je crois que finalement, c’est un peu ça qui me séduit chez lui, parce que, au plus ordinaire, parce que finalement c’est ça le Très-bas. Finalement en quoi le Très-Bas, il est le Très-Haut, aussi, et inversement, et tout ce qui est très haut ne l’est parce que ce qui est... Enfin le Très-Bas, c’est un petit peu aussi, ce qui veut dire, c’est la chose la plus ordinaire peut donner une ouverture. »’

Contrairement à d’autres enquêtés, Jean-Jacques ne présente pas cette lecture comme ayant eu une fonction thérapeutique sur lui, même s’il ressent « l’ouverture extraordinaire » que Bobin donne à l’ordinaire, et si ses premières émotions de lecteur sont fortes. Il se dit « impressionné » par ce texte :

‘« Le Très-Bas, enfin on m’a envoyé Le Très-Bas, on me l’a offert deux fois, donc ça je crois que ça a été. Non je crois que j’ai été, j’ai été assez impressionné par le Très-Bas. Je ne connaissais pas avant, je crois j’en avais jamais entendu parler, donc je crois que ça a été une découverte, par ce côté-là, et j’ai été assez impressionné, j’ai trouvé le texte assez passionnant. Et puis ben du coup après ma foi, j’en ai lu d’autres. »’

Du point de vue des éléments d’analyse textuels et des modes d’appropriation mobilisés, on observe que Jean-Jacques, alors en plein approfondissement de la lecture universitaire (lecture par référence intertextuelle) lors de sa découverte du Très-Bas, utilise sans difficulté des techniques héritées de son passage au séminaire. Il n’hésite pas à relire plusieurs fois Le Très-Bas (« non je l’ai lu deux fois en fait Le Très-Bas, et la deuxième fois parce que j’avais envie de revenir sur ce que j’avais lu »), et s’exprime à propos du style et du contenu en différenciant ces deux aspects de l’oeuvre :

‘« C’est un petit peu spécial au départ, mais enfin moi je me suis assez vite retrouvé dans son expression, parce que c’est quand même particulier, et mais je me suis assez bien retrouvé, enfin voilà, c’est comme ça que ça a commencé. »’

Dans le même ordre d’idée, une lecture par références intertextuelles est amorcée. Le vif « intérêt » qu’il porte aux écrits de Bobin, et notamment à certaines thématiques l’invite à aller chercher chez d’autres auteurs (en littérature, en poésie) des proximités soit dans le style, soit concernant les sujets.

‘« Et c’est ça qui m’a intéressé enfin on y reviendra peut-être mais moi ce qui m’a marqué, c’est ce qu’il dit sur les mères, qu’on retrouve dans le dernier ouvrage et ça, ça m’a, j’ai, c’est cette espèce de poésie qu’il met sur les, sur la vie finalement qui m’a intéressé. Ca m’a invité à continuer et c’est vrai que j’ai repris d’autres livres après de lui »’

En revanche, il ne prend pas de notes sur ce genre de textes. Il réserve cette technique aux ouvrages de théologie et de philosophie :

‘« Alors, moins ces livres là parce que c’est des livres qui me reposent parce que je prends tellement de notes sur des autres livres, que je, si je note c’est une citation. Y en a tellement d’autres qui sont à noter, il faut, non. Mais par contre je garde en mémoire, ce n’est quand même pas des livres très longs, donc, c’est facile à garde en mémoire, le Très-bas, bon, je le refeuilleterai un peu plus attentivement et je retrouverai des choses. »’

Un partage se dessine donc entre les ouvrages pour sa formation et ceux qui le « reposent ». Des techniques de lecture différentes sont mises en oeuvre selon le type de livre. Aux textes de théologie et de philosophie correspondent des formes de lecture intensive avec prises de notes (« assis à mon bureau, à la bibliothèque ») tandis qu’aux livres « qui reposent », des positions moins austères (« dehors, au soleil ») sont privilégiées. Pour autant ces deux manières d’investir des ouvrages de genres différents n’aboutissent pas à cloisonner les informations ou points de réflexions contenus dans chacun. Qu’il lise de la littérature « pour le plaisir » ou pour son travail, une démarche intellectuelle orientée selon une problématique définie motive à la fois ses choix de lecture et ce qu’il retiendra des textes. Avouant s’intéresser plus spécifiquement à la dimension tragique de la vie, Jean-Jacques inscrit ses lectures de romans ou d’essais littéraires et philosophiques dans cette problématique :

‘« Ça j’aime en ce moment, c’est vraiment un truc : le côté tragique. Et quelque part, si moi je veux faire un peu de morale, de théologie morale, c’est cet aspect-là qui me travaille. Mon truc sur le mal, enfin si je creusais, un psy se ferait un régal de ça. Mais si je creusais un peu je verrais bien que c’est LA question qui me travaille. Vraiment, de fond. Enfin moi, ma question c’est : comment se fait-il que la liberté choisisse son propre esclavage ? C’est quand même ça, la question de fond. Comment elle choisit sa propre autodestruction. C’est la même chose. Et je me dis bien ça, j’ai envie d’y réfléchir, au moins on ne perdra pas son temps. »’

Il est intéressant de constater combien le discours de Jean-Jacques évolue entre le premier et le second entretien, qui constituent en fait deux moments dans sa formation intellectuelle. Lors du second, il est plus à même de préciser en des termes empruntés à l’analyse textuelle les raisons de son goût pour Bobin. Il inscrit par ailleurs cette lecture dans l’ordre de ses préoccupations théologiques et philosophiques. Le deuxième entretien correspond au moment où Jean-Jacques a terminé sa maîtrise de théologie et se questionne à propos d’une possible poursuite de ses études en troisième cycle. L’évolution de son discours est manifeste : le vocabulaire devient plus précis ; des problématiques existant en théologie et philosophie sont énoncées ; des rappels historiques sont également effectués ; les propos prennent de l’assurance et les assertions sont portées de façon générale. Il est dans une phase de construction d’un édifice intellectuel et tend à ramener toutes ses lectures à sa préoccupation centrale. Alors que lors dans le premier entretien, Jean-Jacques est tout à sa découverte des textes de Bobin, qui se conjugue avec une découverte de la littérature, il disserte dans le second sur ses questionnements fondamentaux, et est à même de proposer une origine à sa réflexion :

‘« J’étais très marqué aussi par la littérature juive un peu, d’après Auschwitz. Les philosophes et tout ça. Primo Levi. Si c’est un homme. J’ai lu un chapitre par jour. Parce que c’est trop dur. On n’a pas le moral. C’est impressionnant. Bon y a L’Ecriture ou la vie de George Semprun, je ne l’ai pas lu, celui-là. Et puis pas mal de truc. Et toute une partie de ma réflexion a commencé il y a trois quatre ans. Je suis allé en Pologne, je suis allé voir Auschwitz, et le mal, pour moi, y a le côté systématique, déterminé, c’est mathématique. C’est quand même terrible. Cette abstraction de l’humanité, quoi. C’est vraiment machiavélique. »’

La reconstruction de son cheminement intellectuel n’est possible qu’après un certain nombre d’année d’études de théologie et l’écriture de son mémoire de maîtrise. Il est significatif de remarquer qu’aucune trace de ce type de préoccupation n’apparaît lors du premier entretien. En revanche, les éclaircissements sont nombreux dans le second. Ses propos montent en généralité. Il diagnostique une impossibilité de la société moderne à exprimer le tragique de la condition humaine, malgré quelques timides percées par des artistes tels que Bobin :

‘« Pour l’instant, moi je suis assez dans le côté de la vie, le côté un peu tragique. Y a quelque chose à creuser. Parce que c’est un peu ce qui nous manque. A l’époque des grecs y avait la tragédie, et finalement ils avaient réussi à nommer un certain nombre de choses, sans donner une solution. Ça permettait de dire quelque chose. Quand y avait un coup dur, qu’est-ce qu’on fait, ou on donne un responsable, soit on maintient les choses en état, mais faut quand même que ça ait du sens. Et la tragédie c’est une manière de le dire. Et on n’a plus ça. Puisqu’on est tellement dans un rapport immédiat, que y a plus d’expression, même un peu artistique, de cette perspective des choses. Peut-être la littérature à travers ces petites anecdotes, d’histoires. Ce que fait un peu Bobin dans certains de ces textes. Je me dis bon, cette image de la femme, qu’il a, je trouve qu’elle est tragique, de la mère. Par rapport à son enfant. Le truc sur La Part-Dieu, là, c’est vraiment sympa. Moi vraiment je m’y retrouve bien. »’

Les textes de Bobin rentrent alors dans cette démarche intellectuelle. D’ailleurs tous les textes lus par l’enquêté, qu’il s’agisse de romans, de poésie, d’essais, d’écrits théologiques ou philosophiques prennent sens au regard de cette problématique. Lisant des écrivains, Jean-Jacques tente constamment de créer des connexions avec sa question centrale. Il est amené à citer entre autre les écrits de Sylvie Germain :

‘« Et puis alors ces derniers temps, j’étais fasciné par Sylvie Germain. Entre autre parce que, elle a écrit les Echos du silence. Qui a eu le Prix Religieux. Et donc je l’ai lu, et j’en ai lu quelques autres. Et donc c’est tout autour du tragique, et ce qui m’intéressait parce que mon mémoire est sur ces questions-là. Et donc voilà. Dans la famille des gens qui n’ont pas de chance, qui ramassent tout ce qui passe. Alors c’est extraordinaire. C’est un peu dur, c’est un peu, moralement. Le livre des nuits, j’ai lu. Le Livre des nuits, alors je n’ai pas lu la suite, là, Nuit-d’Ambre. Mais y en a un autre. J’avais lu Immensité. Elle est très imprégnée par tout ce qui s’est passé, là, Prague. Et Immensité, ça c’était bien. Où y a tout ce côté tragique de la vie, là, qui est, enfin moi que je trouve fascinant, et puis vrai quoi. Donc, c’est pour ça, ça m’a vraiment intéressé. Et donc ces derniers temps, j’ai beaucoup lu d’elle. »’

Il devient d’un entretien à l’autre plus précis dans ses connaissances des écrivains, de leur bibliographie et éventuellement d’éléments biographiques. Il a appris à se repérer quelque peu dans les champs voisins que sont la théologie, la philosophie et la littérature. Son activité intellectuelle va dans le sens d’une mise en ordre des savoirs issus de ces domaines différents de la pensée. Cet effort de cohérence est renforcé par tous les écrits qui arrivent à « faire le lien entre la littérature et le spirituel ». Ils sont d’ailleurs principalement recherchés par Jean-Jacques :

‘« Parce que moi qui suis marqué par la spiritualité chrétienne, je trouve intéressant de découvrir chez des gens une pensée qui s’ouvre à la spiritualité, et qui n’est pas forcément une spiritualité imprégnée par exemple de la révélation, des choses comme ça. Et ça je trouve ça intéressant. Et c’est un peu ce que je recherche en ce moment. Donc la démarche théologique. Et je trouve que c’est ça qui est un peu original et intéressant. »’

La formule qui revient le plus souvent chez Jean-Jacques pour qualifier son expérience de réception, quelque soit le genre de livre est « c’est intéressant ». Il l’emploie indifféremment lorsqu’il présente ses lectures théologiques et philosophiques, et romanesques. Ainsi l’effet de réception le plus recherché et attendu est un mélange d’impressions de séduction et de passion, sur fond d’intérêt. Une connotation utilitaire perce sous ces discours. L’intérêt est en effet un terme qui renvoie à l’idée d’une utilisation possible de textes littéraires dans un but détourné : ce n’est pas seulement pour le plaisir que Jean-Jacques se plonge dans les textes de Bobin ou Sylvie Germain, mais parce qu’il entrevoit une continuité avec ses questionnements théologiques et philosophiques. Ces écrivains l’aident à réfléchir, et malgré le partage qu’il établit (dans ses techniques de lecture) entre les lectures pour sa formation et celles pour son délassement, force est de constater qu’il reste dans un seul type de rapport aux textes, plus utilitaire qu’hédoniste. Finalement, on observe qu’à la période d’accumulation des connaissances et d’apprentissage de la démarche intellectuelle propre à la théologie correspond une concentration des moyens vers le seul objectif de sa formation. La variété des genres textuels est annulée par le regard que leur porte Jean-Jacques.

En même temps, un rapport cultivé, esthétique aux livres se dévoile d’un entretien à l’autre. Déplorant la cherté des livres qui l’empêche de se procurer tout ce qui lui fait envie, Jean-Jacques avoue préférer les beaux livres, édités dans certaines collections, plutôt que les livres de poche. Le plaisir et la découverte d’auteurs tels que Bobin ou Sylvie Germain est alors également un plaisir de feuilleter un texte dans une collection agréable, belle. Il apprécie particulièrement la nrf de Gallimard, même s’il n’a pas toujours les moyens d’acheter des livres dans cette collection. Il se rabat alors sur des livres de poche. Ceux-ci lui permettent d’avoir accès à des textes qu’il ne pourrait lire autrement, mais en diminuant son plaisir à la lecture. La qualité apportée par les maisons d’édition à la réalisation des livres est un élément essentiel dans l’expérience de réception de Jean-Jacques. Cette qualité s’étend d’ailleurs aux lieux de vente des ouvrages. A des points de vente communs correspondent des textes « faciles » :

‘« L’espèce de réflexion philosophique bon marché, moi, du genre Comte-Sponville. De toute façon, faut voir, si ça se vend à Auchan, c’est que.... Luc Ferry, avec le sens de la vie, là. C’est vraiment du truc facile, facile, et séduisant parce qu’on chatouille les gens là où ça fait mal. Et je trouve que c’est facile. Ça brasse pas mal de choses. Mais je trouve facile, et c’est ça qui m’agace. Peut faire mieux, largement. Des types, putain, certains sont agrégés en philo, et c’est des trucs autrement dit bon marché. »’

Ainsi, tout en déplorant le coût des livres, Jean-Jacques associe cherté et qualité du contenu. Finalement, si les livres qui le tentent avaient un prix plus bas, il n’est pas sûr que l’enquêté serait toujours attiré par eux. Le symbole d’une collection réunissant des textes de qualité est la nrf de Gallimard.

‘« Je trouve dommage que, bon ça dépasse un peu le cas de Bobin, mais, le prix des bouquins, pour lire Bobin chez nrf et dans Folio, des fois je me demande si c’est les mêmes quoi. Moi je me régale, je me régale mais vraiment à lire là-dedans [la collection nrf de Gallimard], alors on peut dire que je suis difficile. Mais c’est vrai, d’abord, qui ne dirait pas ça, mais c’est vrai que quand on lit un bouquin, mais je suis désolé, quelque part, on ne lit pas quand même quelque chose, il y a un rapport au livre, c’est pour ça que je parlais de respect tout à l’heure, ben un livre comme ça je ne pourrais pas gribouiller dessus. Folio, ça me dérangerait nettement moins, mais c’est vrai, c’est, je crois que ça influence la lecture, la beauté d’un livre, ou la manière dont il est respecté aussi. »’

En revanche, les petites maisons d’édition dans lesquelles certains textes de Bobin ont été publiés (Fata Morgana, Le Temps qu’il fait...) ne retiennent pas ses suffrages. Pour le coup, il est agacé de voir des textes aussi courts vendus à des prix si élevés ‘(« c’est des livres, à dix francs la page, où il y a trois mots dessus. Non merci ’ !»). Un rapport plus pragmatique qu’esthétique se dévoile donc au regard de cette considération sur les livres publiés dans les petites maisons d’édition. Si Jean-Jacques apprécie de lire des textes dans de beaux formats, il faut tout de même que le contenu soit conséquent. On remarque par ailleurs qu’il déclare ne lire que très peu de poésie. La formule rencontrée chez d’autres lecteurs, de se sentir « nourri avec peu de mots » ne s’applique donc pas à Jean-Jacques. Bien qu’employant également le terme de « nourrir » pour qualifier l’effet produit par les ouvrages de Bobin entre autre, il a besoin d’un corps de texte relativement dense. Il rêve de se constituer une bibliothèque, même s’il sait qu’il n’a que peu de moyens financiers (« ‘je suis horrifié par le budget que ça prend »’). Se rabattre sur l’achat de textes en Folio est alors la solution provisoirement mise en place : « ‘non en même temps, je ne fais pas la fine bouche sur les Folio, en ce moment, et surtout de Bobin, quo. Il doit y avoir une bonne partie comme ça et acheter des bouquins à vingt balles moi je trouve ça sympa. C’est sûr qu’il n’y a pas la qualité, c’est sûr, mais bon, quelque part faut faire des compromis.’  »

Questionné sur son passé de lecteur, son rapport au français et à la philosophie, Jean-Jacques se présente comme un mauvais élève dans ces disciplines. Il ne se souvient d’aucun livre lu avec plaisir avant son « entrée » en littérature : « ‘si, je me rappelle, Le Rouge et noir, en troisième. Je n’avais rien compris, j’avais mis six mois à le lire, c’était l’horreur’ ». Souhaitant avant tout mettre en avant sa conversion soudaine à vingt-quatre ans, il a tendance à forcer le trait de ses souvenirs de non-lecteur. Il est donc difficile de reconstruire son rapport à la lecture passé : s’il n’élude pas les questions, ses réponses sont cohérentes et peignent un irréductible réfractaire à la lecture, au français et à la philosophie.

Un dernier élément dans ce portrait nous paraît devoir être relevé. Il s’agit du rapport à la réalité que Jean-Jacques évoque pour certains textes littéraires. Parmi ses bonnes impressions de lecture des ouvrages de Bobin, il cite le sentiment de se « retrouver » dans les propos de l’auteur :

‘« Tout à l’heure j’ai noté une citation, mais je sais plus où elle est, page 62 ha voilà, c’est une petite chose de Bobin :  « le coeur de ceux que nous aimons est notre vraie demeure. » Je me dis, ça c’est quelque chose que je trouve bien parce que je me retrouve bien dans ce genre de phrase, c’est pour ça que j’ai noté. »’

Il lui semble alors que des écrivains tels que Bobin ou Sylvie Germain décrivent des réalités ordinaires, dans lesquelles tout un chacun se trouve plongé. Il est alors intéressant de se questionner sur les formes de cette « réalité » tellement évidente et partagée par tous pour Jean-Jacques. Selon lui, cette forme de littérature permet de ne pas « décoller » de la réalité, et en constitue une juste explicitation :

‘« Et vraiment l’exigence pour le coup, alors, moi vraiment, c’est de pas décoller de la réalité des personnes. C’est très facile, en théologie. Il faut, il faut, il faut, on doit. Et ça n’a rien à voir avec ce que vivent les gens. Bon ben, ça c’est le gros risque. La littérature, je crois ça aide. Enfin un peu à ça. Parce que c’est des essais, parce que c’est la vie des gens. L’expérience du deuil, de la maladie, du malheur. Tu prends un bouquin, il suffit juste de mettre des visages derrière. Et moi j’apprécie ça. Voilà. »’

« Se retrouver » dans des textes signifie que les schèmes d’interprétations qu’ils proposent s’accordent à ceux du lecteur. Ainsi Jean-Jacques se retrouve bien dans les réalités décrites par les écrivains tels que Bobin ou Sylvie Germain. Il entrevoit également une fonction « d’aide » fournie par la littérature, et qui porte sur des expériences douloureuses (le deuil, la maladie, le malheur), sans pour autant l’appliquer à lui-même. Contrairement à d’autres enquêtés, il ne dit pas s’être senti « aidé » par les textes de Bobin, mais seulement qu’il ressent que cela peut aider les gens. C’est une différence que nous avions déjà mise en avant dans le chapitre précédent portant sur les lectures professionnelles des textes de Bobin. Peut-être avons-nous affaire avec Jean-Jacques à un lecteur qui apprend peu à peu à dissocier les effets et fonctions des textes littéraires en fonction de sa position de lecteur. En se formant à la prêtrise, Jean-Jacques passe ainsi du lecteur au conseiller en lecture pour d’autres (ses futurs paroissiens) et les textes d’auteurs tels que Bobin ou Sylvie Germain deviennent alors doublement intéressant : ils lui permettent d’avancer dans ses réflexions et sont des aides possibles pour d’autres lecteurs.

Notes
407.

Voir Bernard Lahire, Tableaux de famille, Heurs et malheurs scolaires en milieux populaires, Paris, Gallimard/Seuil, 1995