Conclusion du chapitre

En quoi les expériences de réception de ces deux lecteurs diffèrent ou ressemblent à celles des autres lecteurs heureux des textes de Bobin ? Les termes principaux dans lesquels les expériences des lecteurs des chapitres précédents ont été décrites se retrouvent également ici : le sentiment d’être « touché » par une prose jugée « poétique », qui permet de plus de « dire quelque chose sur soi ». Ces éléments seront d’ailleurs analysés dans le chapitre X intitulé « La fonction symbolique des textes ». Ce qui semble moins présent chez ces deux lecteurs, c’est le sentiment d’être aidé par ces textes. Alors qu’il s’agissait d’une impression largement ressentie par les tous les enquêtés du chapitre VI (« les rencontres heureuses »), qu’elle était utilisée par les lecteurs du chapitre VII dans leur pratique professionnelle, elle ne semble paraître particulièrement manifeste ni pour Paul ni pour Jean-Jacques. Mais là où réside à notre avis la plus grande divergence avec les autres formes d’expérience de réception, c’est dans l’interprétation des textes. Le référent religieux, qui semble provenir de l’inscription du hors-texte dans un cadre purement chrétien (Jean-Jacques découvre les textes de Bobin lors d’une retraite religieuse, et Paul par le prêtre de sa paroisse), rend compte d’une interprétation particulière des écrits de Bobin. On observe alors que des mêmes passages peuvent faire l’objet d’interprétations divergentes selon que le point de référence est chrétien, ou simplement mystique, philosophique ou encore poétique. L’exemple le plus manifeste est peut-être celui d’un extrait du Très-Bas où il est question de la rencontre entre le père et la mère de François d’Assise. Le texte original est le suivant :

‘« Père Bernardone, c’est le nom du père. Un marchand d’étoffes et de draps.[...] Dame Pica, c’est le nom de la mère. Elle n’est pas d’Assise. Elle est de bien plus loin. Elle vit en Provence. Le père s’y rend pour son travail et s’en retourne avec, à ses bras, tout l’or du monde : l’amour de cette belle dame, sa plus belle affaire sans aucun doute, l’étoffe la plus fine qu’il ait jamais tenue entre ses doigt. [...] De tous les temps les hommes s’en vont au loin, quittent leur pays et leur enfance pour prendre femme.408 »’

Et de ce propos Denis, enseignant agrégé de littérature dira : « ‘Donc la notion qui accompagne celle de père, c’est une sorte de profit qui repose, il me semble sur un échange. C’est un drapier, un commerçant, il échange, marchandise contre argent. [...]Et d’ailleurs sa femme est sa plus belle affaire. Elle est traitée comme une marchandise’». Tandis que pour Paul, c’est essentiellement le thème de l’homme qui doit partir au loin chercher une femme qu’il retient et qui l’émeut. La connotation négative que Denis tente d’expliquer à ses élèves n’est alors pas présente dans l’interprétation du même passage par Paul.

Cet exemple montre combien les propositions des théories de la réception, qui visent à dissocier le sens du texte voulu par l’auteur et les éditeurs, des sens construits par les lecteurs au cours de leur appropriation ne consistent pas qu’en hypothèses d’école. Et même si au final, les impressions de réception restent heureuses, les termes pour qualifier l’expérience de réception se révèlent proches (se sentir touchés, émus sont les termes qui reviennent pour la plupart des lecteurs heureux, dont Denis et Paul), cela ne veut pas dire que les interprétations des textes vont être les mêmes. Ainsi, des sens différents construits des lecteurs peuvent aboutir à des effets des textes proches. Ce qui invite à rester d’autant plus attentif à toutes les composantes entrant en jeu dans la construction d’une expérience de réception, l’une d’entre elle ne pouvant servir à rendre compte de l’expérience entière.

Notes
408.

Christian Bobin, Le Très-Bas, Gallimard, Folio, p. 26 - 27