Age | Né en 1935 |
Profession | Ingénieur chimiste à la retraite – ingénieur consultant (libéral) |
Situation matrimoniale | Deux mariages, deux divorces, vie maritale au moment des entretiens Trois enfants : deux filles (études de sciences économiques ; école d’ingénieur), un fils (lycée) |
Origines sociales | Mère : au foyerPère : ouvrier immigré (sicilien) |
Livres de Bobin lus | Le Très-Bas, La Femme à venir |
C’est un euphémisme que de dire que Léon, 63 ans, ingénieur chimiste à la retraite et consultant auprès d’entreprises, n’a apprécié aucun des deux livres de Bobin qu’il a eu l’occasion de lire. La seule évocation de ce souvenir suffit à faire resurgir une colère qui s’exprime avec virulence. C’est uniquement sur Le Très-Bas, lu en premier et découvert par l’entremise de sa fille en 1994, qu’il focalise ses ressentiments, ne se souvenant presque plus du second (« ha ben celui-là, je m’en souviens même plus. Nul. Rien »). Détonnant par rapport aux effets de bien-être et d’apaisement rapportés jusqu’ici par les enquêtés retenus pour les portraits, Léon fait à propos du Très-Bas une réponse en deux temps qui met d’une part en avant ce qu’il a apprécié, et d’autre part ce qui a causé sa colère :
‘« Et bien le livre en lui-même me plaît assez, parce que la façon dont l’auteur l’écrit correspond à ma façon de lire et de comprendre. Des phrases relativement courtes, assez brutales, claires. Ça, il n’y a pas de problème. Mais alors, ce que je conteste dans l’auteur, c’est la façon qu’il a tout à fait au début, ça démarre à la page 21, où il encense la mère à un point qu’il l’assimile à Dieu. [...] Mais visiblement, je conteste ce qu’il dit sur les pères, sur la façon dont les pères ressentent l’amour envers leurs enfants.[...] parce que ça ne correspond pas du tout à ce que je vis, à ce que je ressens. Il parle, il dit qu’il y a même certaines mères, les mauvaises mères sont encore plus mères que les pères. Là, je ne suis pas du tout d’accord, absolument pas. Y a de très bons pères, qui sont aussi père qu’une mère. [...] Il généralise trop. »’L’expérience de cet enquêté s’inscrit en opposition avec celles décrites par les lecteurs heureux : non seulement il n’a pas du tout l’impression que l’écrivain met noir sur blanc ce qu’il ressentait confusément en lui, mais plutôt que son discours va à l’encontre de ses perceptions (« ‘parce que ça ne correspond pas du tout à ce que je vis, à ce que je ressens’ »). Ce n’est pas une compréhension défaillante du texte qui est mise en avant et justifierait cette expérience de réception malheureuse, mais une discussion et contestation du discours de Bobin relatif aux rôles des pères et des mères. Il s’agit d’une prise de position éthique qui, en allant à l’encontre de celle relevé dans Le Très-Bas construit une réception plutôt houleuse et négative.
Deux éléments en interdépendance l’un avec l’autre rendent compte selon nous, de la teneur de cette expérience de réception : il s’agit d’une part de la faible probabilité que Léon ait développé des compétences en matière de mode d’appropriation analytique des textes, et d’autre part d’une inscription de sa vie dans une dimension plutôt ascétique, fondée sur l’effort récompensé. Nous nous proposons de suivre cette double piste pour la fabrication de ce portrait.
Léon est un autodidacte, issu d’un milieu populaire (de parents ouvriers, immigrés siciliens) qui a arrêté sa scolarité vers l’âge de douze ans pour entrer dans la vie active. A la suite d’emplois divers (ouvrier boulanger, représentant...) il décide à vingt-sept ans de débuter des études afin de devenir ingénieur chimiste. L’une des particularités de ce parcours scolaire en deux temps réside dans la faible possibilité pour Léon d’avoir reçu un enseignement général et littéraire. La lecture analytique ne commence pas au moment du certificat d’étude, et la spécialisation dans les matières scientifiques que Léon effectue lors de sa reprise d’étude font qu’il n’a finalement jamais eu l’occasion de suivre des cours de littérature. Ainsi, contrairement aux enquêtés qui ont au moins suivi une formation littéraire jusqu’en terminale, Léon est passé directement d’un niveau certificat d’étude de français à des études supérieures en mathématique, physique et chimie. Se posent alors trois questions : celle des compétences dont Léon dispose en matière lectorale d’une façon générale et des modes d’appropriation mis en oeuvre pour les textes de Bobin ; plus largement, celle de la possibilité d’acquérir des compétences et savoir-faire de la lecture analytique sans passer par le lycée ; et enfin, celle de la construction d’une disposition esthétique lorsqu’au premier abord, toutes les caractéristiques sociales invitent à répondre par la négative. Un regard sur la carrière de lecteur de Léon permet d’apporter quelques éléments de réponse.
Ses premiers souvenirs remontent au temps de son enfance et portent sur la lecture de bandes dessinées uniquement :
‘« J’ai commencé la lecture, j’étais relativement jeune, et comme la plupart des gamins, par des BD, parce que si la BD existe depuis 1935, 1936, j’ai commencé à en lire à l’âge de dix, douze ans. Des BD relativement simples, Mandraque le Magicien, le fantôme du Bengale et compagnie, ce sont des BD extraordinaires. Bon, j’ai lu ça pendant un certain temps, pratiquement jusqu’à l’âge de dix-huit, vingt ans. »’Vivant dans une famille « pauvre », Léon se souvient que les bandes dessinées lui étaient données ou prêtées par des amis « plus aisés ». Ces dons s’accompagnaient d’achats de livres « aux puces », et semblaient même suffisamment important pour qu’il se rappelle d’une « bibliothèque familiale ». Durant son adolescence, il relate également des pratiques de lecture familiales notamment sous l’égide d’un père qui « adorait lire » (« ‘alors mon père, il adorait lire, parce que, il lisait très mal le français parce qu’il était italien, mais tout ce qui lui tombait sous la main, il le lisait. Il avait la passion de lire ’»). Et il se souvient de séances de « lectures collectives » :
‘« Alors à une époque, c’était l’après-guerre, justement, les longues soirées d’hiver à la campagne, on faisait la lecture collective. Et ça, ça me plaisait. Chacun son tour, ça démarrait par mon frère, Noël, puisque les autres étaient partis, donc c’était lui le plus vieux. On lisait pendant dix minutes chacun, après c’était l’autre frère, et puis quand j’ai été plus grand, c’est moi-même qui aie pris la relève. On lisait chacun son tour une dizaine de pages, je pense, on a lu comme ça Michel Strogoff. C’était sympa. »’A la suite de sa période de lecture de bandes dessinées, Léon, alors âgé d’une vingtaine d’année, change peu à peu ses goûts de lecture. Il s’intéresse au roman policier, s’abonne à des revues de culturisme, et découvre le Reader’s digest. Subrepticement, son exigence se tourne vers des lectures instructives, parmi lesquelles la bande dessinée ne figure pas. Il conçoit même une animosité envers ce genre :
‘« Y a eu une époque, alors c’était les années soixante, soixante-deux, soixante-trois, Astérix qui est sorti. Une BD qui a fait un boum terrible, tout le monde en parlait. Et je me sentais un peu frustré de ne pas aimer la BD, alors je me suis dit, je vais m’y mettre. Et j’ai lu un bouquin d’Astérix, et je ne suis jamais arrivé au bout, j’ai jamais réussi à comprendre comment les gens pouvaient aimer ce genre de BD, où y a des scrac, des srrit, des broumms, je vois pas. Mais bon. »’La transformation de l’appréhension de la bande dessinée par Léon est intéressante à observer. De lecture faite de façon intensive pendant l’enfance et l’adolescence, elle se trouve peu à peu reléguée et remplacée par des livres d’instruction à partir de ses vingt ans. A cette période, il attend de la lecture non plus une distraction, mais une accumulation de savoirs. Un mélange idéal d’évasion et d’instruction constituent pour lui les sélections du Reader’s digest.
‘« Y a eu aussi une époque de ma vie, alors là, c’était après guerre, où y a un petit bouquin qui a fait son apparition sur le marché, c’était les années 50, c’était les sélections du Reader’s digest. Ca a commencé à paraître à ces années là. Alors j’en ai énormément lu, j’étais même abonné, j’en ai eu pendant longtemps, parce que ça avait l’avantage, comme je ne pouvais pas lire pendant des heures et des heures, d’avoir des histoires condensées, et assez variées. Alors aussi, je préférais les gens qui partaient à la conquête, à l’aventure, au pôle Nord, au Canada, enfin n’importe où. Ca m’intéressait. Plus, y avait une petite rubrique « enrichissez votre vocabulaire », alors ça me permettait de tester mes connaissances, d’apprendre de nouveaux mots, et je notais, consciencieusement sur un cahier. Donc j’ai appris énormément de mots nouveaux. »’C’est à cette époque que le souci d’apprendre se manifeste au travers d’activités diverses. Léon commence à faire du culturisme et accompagne cette pratique de lectures de revues portant sur l’anatomie et les techniques de musculation. Il s’intéresse également aux sciences occultes et tente de lire des ouvrages sur ce thème :
‘« Par contre, je me suis beaucoup intéressé aux livres de sciences occultes. Ca m’a toujours beaucoup intéressé. Donc chaque fois que je tombais sur un livre qui était susceptible, non pas de m’apprendre quelque chose parce que c’est tellement compliqué les sciences occultes qu’on n’apprend pas grand chose, mais de me conforter dans ce que pensais, de ce qui était paranormal ou parapsychologique, je lisais ce livre avec plaisir. »’Il est à noter que Léon recherche dans ce genre de littérature des confortements de ses propres pensées. Cela sous-tend un mode d’appropriation des textes fonctionnant par va-et-vient entre son expérience ordinaire et les récits proposés par les textes. Cette thématique n’est en effet pas investie de manière analytique (en allant par exemple comparer les différentes manières de traiter ou d’expliquer un phénomène paranormal d’un texte à l’autre).
A partir du moment où Léon débute ses études scientifiques, ses pratiques de lectures se transforment. Les ouvrages lus sont essentiellement des livres de cours, et d’exercices, et c’est à une gestion rigoureuse de son temps que Léon procède, excluant rapidement tout ce qui correspond à du loisir et de la détente. Il entame à la suite de son diplôme d’ingénieur deux doctorats (d’Université et d’Etat), et ne reprend ses lectures « de détente » qu’après ce long temps d’études et de validation de diplômes, vers la cinquantaine (« ‘ça a toujours été périodique, en fonction de ma vie, de mes déplacements, du travail, de ce que je faisais. Donc il y a eu des périodes où j’ai lu plus que d’autres. Quand j’avais une vie calme et sédentaire, j’avais tendance à lire, où je pouvais lire, et j’aime toujours lire, et puis y a eu des périodes où t’as pas le temps de lire’ »). Ses goûts et attentes de lecture se sont stabilisés vers « l’évasion » :
‘« Alors mes lectures, ce n’est pas compliqué, l’aventure, pas trop l’aventure sentimentale parce que bon, à la fin ça se répète toujours, mais toujours l’aventure pour l’aventure, le roman policier s’il est bien mené, si y a une belle enquête, quelque chose de correct. Donc voilà en gros mes lectures. »’Mais également vers l’attente d’éléments de connaissance, lui permettant de « s’élever » :
‘« Par contre, j’ai toujours été attiré par des lectures, du genre bible, évangile, des trucs comme ça, parce que je suis toujours à la recherche, non pas du surnaturel, mais de quelque chose qui m’élèverait. Pour moi, un bouquin qui ne m’élève pas, j’ai perdu mon temps. »’Pour « s’élever », il a d’ailleurs mis un temps en place une technique de lecture particulière :
‘« J’ai essayé d’appliquer ce que j’ai lu un jour, c’est-à-dire pour faire une bonne lecture, c’est lire pendant un quart d’heure, et réfléchir pendant une demi heure. Sur ce qu’on a lu. Ça c’est une lecture profitable. Si c’est pour dévorer un bouquin et l’oublier cinq minutes après... »’Observer que Léon tente d’appliquer une procédure elle-même apprise au cours de lecture montre combien il a pu être en attente de techniques pouvant l’aider dans l’appréhension de connaissances issues d’ouvrages divers. Le fait qu’il n’ait pas suivi de formation littéraire a pour conséquence une non maîtrise des quelques outils qui lui permettraient de se repérer dans ce domaine. L’aveu d’une difficulté à mémoriser les noms d’auteurs et les titres, alors qu’il relate pour ses études une facilité à apprendre par coeur, en est une preuve parlante :
‘« Moi, j’oublie le nom des auteurs, et pourtant y a des trucs qui m’ont marqué, je serais incapable de dire si c’est Balzac ou pion en tarte, mais je dis, celui qui a écrit ça, il a bien écrit, ça m’a marqué. Je n’ai pas de mémoire de ce côté là, et pourtant, dieu sait si j’ai de la mémoire. Mais je n’ai pas la mémoire livresque, j’oublie pratiquement l’auteur et le titre, il ne me reste que ce qui m’a marqué dans le livre. Et ça m’a marqué pour la vie. Mais je ne saurais pas rattacher tel auteur à tel bouquin. »’Il a également du mal à faire le partage entre la philosophie et la psychologie. Si Léon relate avoir lu des livres de philosophie, il cite pour l’occasion le nom de Freud :
‘« J’ai lu de la philosophie, j’ai lu des bouquins de philosophie. Y a des noms qui me reviennent comme ça, je n’arriverais pas à les situer dans le temps. Des philosophes, enfin y a eu du monde, j’ai lu Freud par exemple. »’Le rapport aux livres et à la lecture de Léon est donc un mélange de respect (« ‘je me souviens d’une anecdote qui m’a marqué. Je reconnais que ma mère avait raison. On avait des livres d’école, et on était en période de grandes vacances. Et puis je me souviens, avec l’un de mes frères, on jouait bêtement à déchirer un livre, et ma mère m’avait attrapé, sérieusement attrapé, en me faisant comprendre que c’était mal, et ça m’avait marqué. Et effectivement, j’ai du respect pour les livres. Pas pour n’importe quel livre, pas pour les BD, ou pour les revues, mais pour un livre bien écrit, d’un bon auteur, je respecte parce que c’est la culture, c’est l’instruction’ ») et d’attentes divergentes, allant du divertissement à l’accumulation de connaissances. Le mode de traitement des livres effectué par Léon reste dans cette même logique. Si l’on observe qu’il y a une bibliothèque relativement conséquente dans sa maison (il habite une villa dans petite ville dans la banlieue lyonnaise), il faut tout de même préciser que celle-ci se trouve au sous-sol, et a été constituée par ses enfants. Les livres dont parle Léon pendant les entretiens lui ont été offerts par ses enfants, ou bien il est allé de lui-même les chercher dans leur bibliothèque. Ce n’est en effet que très rarement que Léon achète un livre. Le seul endroit où il se rende est alors la FNAC qui combine selon lui avantageusement la possibilité de trouver des manuels d’informatique, de statistique, de comptabilité (dont il se sert pour son travail), et de s’informer des nouveautés technologiques en matière de micro-informatique. Mais ni les romans policiers, ni ceux d’aventures n’ont fait l’objet d’achats spécifiques par Léon en librairie (les seuls qu’il s’est procuré sont des ouvrages de psychologie et de sciences occultes, achetés en grande surface). Il a de plus tendance à ne pas aimer relire plusieurs fois un roman et ne développe des pratiques de lecture intensives que pour ses manuels professionnels.
Un clivage est repérable entre ses lectures « de détente » et celles faites pour son travail. Tandis que pour les premières, Léon ne mobilise aucune stratégie particulière, et attend en quelque sorte que le livre lui arrive entre les mains, il a pour les secondes des techniques de traitement du livre plus orientées vers l’accumulation de connaissances. Cette différenciation des modes de traitement des livres s’observe dans leurs lieux de rangement : au sous-sol pour les romans est préféré le salon pour les ouvrages professionnels (qui constitue également le bureau de Léon). On ne constate néanmoins pas de pratiques d’annotations sur le livre ou de prises de notes pendant la lecture pour les deux types d’ouvrages lus par Léon.
Du point de vue des modes d’appropriation des textes mis en oeuvre, tout indique la mobilisation d’un mode éthico-pratique, où est constamment effectué un va-et-vient entre l’expérience ordinaire de Léon et les propositions textuelles. Il espère ainsi se sentir « en phase » ‘(« je cherche dans un livre quelque chose qui est en phase avec moi-même, en phase avec mes pensées’ ») et a une prédilection envers les histoires policières, ou paranormales vraies :
‘« Je ne gobe pas n’importe quoi. Je préfère quand c’est des histoires vraies, et je vois bien si c’est romancé. » ’Il en va de même pour les sélections du Reader’s digest. Bien qu’appréciant les histoires d’aventure, Léon déplore tout de même que celles-ci se déroulent pratiquement toujours en Angleterre ou aux Etats-Unis. Il préfèrerait un cadre national aux péripéties des héros, montrant par-là une envie d’identification contrariée. Désir d’évasion et d’identification, lecture par référence éthico-pratique à ses propres manières d’agir et de pensée sont les composantes d’un rapport plutôt populaire à la lecture tel qu’il a été décrit et mis en évidence par B. Lahire dans La Raison des plus faibles, qui observe que ‘« le goût pour les ouvrages qui expliquent les fonctionnements réels (physiques, naturels...) est très lié à l’affinité pour des textes qui s’annulent comme tels pour énoncer le réel ’ 409». Qu’il s’agisse des romans policiers, de la littérature paranormale ou de manuels techniques liés à sa profession, ce constat d’un goût pour des « textes qui s’annulent comme tels pour énoncer le réel » est tout à fait éclairant dans le cas de Léon. Ceux-ci s’annulent tellement que pour l’enquêté lire ou regarder un film relèvent de la même activité. C’est lorsqu’il est questionné sur ses relectures qu’il fait le parallèle :
‘« Alors c’est comme les films, je revois difficilement deux fois le même film, je relis difficilement deux fois le même livre. »’La lecture du Très-Bas par Léon reste dans cette même veine. Ainsi son commentaire, mettant en avant l’aspect polémique des propositions de l’auteur est significatif à plus d’un égard :
‘« Un peu plus loin, visiblement, il a eu des problèmes relationnels avec son père. Le fait d’avoir choisi Saint François d’Assise peut-être que lui-même s’est heurté au même problème. Le père pour lui, c’est un géniteur, c’est quelqu’un qui obéit à la loi, qui fait la guerre. Et il reporte sur la mère tout ce qui est amour. Et pour lui, l’amour qu’il peut avoir pour ses enfants, ça n’existe pas. Il ne ressent rien. D’après lui. Plus tard, vers les pages 70, c’est pareil, il compare le père, le père Bernardone, c’est-à-dire son père à Dieu. Il leur accorde les mêmes défauts, de colère, de plaisir, de compter ses sous, et tout le reste. Donc assimiler Dieu à une mère, et Dieu, mais le côté négatif de Dieu à son père, visiblement me laisse supposer que c’est un auteur qui a eu des problèmes, des conflits avec ses parents. Ou il a souffert du manque d’une mère et de l’autorité d’un père. »’La distance qui pourrait exister entre l’auteur et son personnage principal n’est pas envisagée par Léon, et la thématique de la querelle entre le père et le fils paraît même aller dans le sens d’une identification de Bobin à François d’Assise. Cette manière de réfléchir indique comment Léon investit le texte du Très-Bas : en rapportant les évènements, les manières de penser des personnages à son propre vécu. On observe également une confusion dans cette citation concernant les personnes ou personnages référents du « il » employé par Léon. Tantôt il s’agit de l’écrivain, tantôt du personnage principal François d’Assise, tantôt d’un père (tel que Léon). Cela renforce l’hypothèse d’une lecture par identification, de celle supposée entre l’auteur et son personnage principal, à celle de Léon par rapport aux faits et gestes des personnages. Et la critique que Léon adresse tout à la fois à Bobin et à François d’Assise montre que c’est à la place de Bernardone qu’il se met lorsqu’il lit le dialogue entre le père et le fils. C’est toujours en tant que père et en référence à sa propre expérience qu’il juge et condamne les propos de Bobin relatifs aux rôles des pères et mères dans la société. A ce propos, il faut mentionner que Léon, lui-même père de trois enfants, a obtenu la garde de deux d’entre eux (âgés de douze et six ans) à l’issue de son divorce. Il est donc particulièrement sensibilisé au thème de l’éducation des enfants et du rapport père-enfant. Le discours de Bobin visant à dire que « même une mauvaise mère est meilleure mère qu’un bon père » entre en contradiction avec sa propre expérience et son ressenti (il se qualifie plutôt de « papa-poule »). Le récit de son expérience paternelle rappelle même plutôt ce que dit Bobin à propos des mères :
‘« Quand j’ai tenu ma fille aînée dans mes bras, pour la première fois, ça a été une expérience extraordinaire. C’était très fort. Et pour mes enfants, j’ai été le père et la mère. [...] Tout ce que Bobin dit sur la mère, c’est vrai, mais ça peut très bien être ressenti par un homme. [...] Il [Bobin] ne peut pas concevoir qu’on peut justement, concevoir un enfant, le désirer et l’aimer, vivre avec lui depuis sa naissance, être en osmose avec lui, et avoir des liens affectifs aussi puissants que la mère, hormis le fait que c’est pas lui qui l’a porté. »’Est donc contestée l’opposition fondée en nature du ressenti et des rôles maternels et paternels telle qu’elle se lit dans les textes de Bobin, en ce qu’elle ne correspond pas au vécu de Léon. Et du fait que ce lecteur a essentiellement un mode d’appropriation éthico-pratique des textes, qu’il est en attente d’identification, et espère se sentir « en phase », « en osmose » avec ce qu’il lit, on comprend alors mieux la difficulté de construire une réception heureuse de ce texte. Sa lecture est en effet constamment rapportée à son vécu et sa propre vie. Et lorsque Bobin définit les rôles des pères de manière générale, Léon n’envisage pas la généralisation, mais son propre cas, l’élargissant tout au plus à ce qu’il a connu enfant :
‘« Si je me fie à mon père, il a raison, à cent pour cent, ma mère c’est une sainte, et mon père c’est un rustre. Mais ne généralisons pas. Ca n’est pas parce que moi-même, j’ai vécu des problèmes familiaux que je vais généraliser et dire que tous les pères sont de vulgaires géniteurs et les mères des saintes. »’Léon fournit un intéressant cas de figure où l’abstraction et la généralisation qu’il est capable de mettre en place dans son travail de recherche et d’expérimentation en chimie industrielle n’est pas effectuée pour la lecture de romans. Sans doute parce que manquent à Léon des outils d’analyse textuelle qui lui permettraient de se placer en commentateur du texte, et de rapporter les propos de Bobin à un ensemble de références intertextuelles.
Il est un second point où l’on observe dans le discours de Léon, un ethos en opposition avec ce qu’il lit dans Le Très-Bas. Celle-ci est visible lorsque l’enquêté autodidacte, raconte comment il est devenu ingénieur à la suite d’études débutées à l’âge de vingt-sept ans, alors qu’il avait arrêté l’école au niveau du certificat d’étude. Tout son récit est sous-tendu par une vision dynamique et volontariste de ses actes. L’expression « j’ai tout arraché à la vie » ponctue les nombreuses anecdotes qui relatent les années difficiles où Léon a dû tout à la fois travailler pour assurer la subsistance de son couple (il s’est marié une première fois vers vingt-deux ans) et s’arranger pour étudier afin de « devenir ingénieur » :
‘« Niveau certificat d’étude, j’ai tout appris à vingt-sept ans. Je me suis inscrit aux cours du soir, école de Chimie, par l’institut de promotion supérieure du travail, pour être aide chimiste premier degré, aide chimiste deuxième degré, aide supérieur et puis pour tous ceux qui pouvaient, ça a été mon cas, ingénieur. Après, je me suis battu, parce que je n’avais pas le droit de m’inscrire, j’avais pas le droit. Le niveau de départ, c’était bac, le niveau d’entrée, c’était bac. [...] Tous mes collègues, c’était des recalés du bac, ils ont tous terminés ingénieurs, comme moi, avec mon niveau certificat d’étude. [...] Donc tout assimiler, le bac première partie, deuxième partie, MPC en trois ans, alors j’ai fait ça, alors que les autres, c’était tout, pendant que tous les autres révisaient, moi j’apprenais tout, tout tout. Et eux révisaient et sortaient premiers, majors, moi j’étais dernier, mais je passais, je réussissais et c’était ce qui comptait. »’Devant travailler pendant sa reprise d’étude, Léon explique quel système il avait mis en place pour trouver le temps d’étudier. A ce moment, il était employé dans un laboratoire américain de fabrication de lessives :
‘« Alors vu que j’étais chez les américains, je faisais les trois huit, donc j’avais des matinées entières, des après-midi, et j’avais tous les samedis des cours, le samedi c’était les cours. Mais comme je travaillais la nuit, et que j’avais une analyse toutes les dix minutes, j’avais mon cahier à côté et je faisais les analyses. Et j’ai appris comme ça, des nuits entières, des nuits entières. [...] Je surveillais l’analyse et je réfléchissais à mon problème, et je reprenais l’analyse, et de dix minutes en dix minutes, ça fait des heures. Donc j’ai bossé pendant pratiquement trois ans, la nuit, comme ça, à apprendre par dix minutes. Faut le faire, hein ! Et puis alors y avait aussi le dimanche soir. Quand j’étais de nuit, je démarrais le dimanche soir à dix heures, et la première nuit, y avait pratiquement pas de boulot, c’était le démarrage de l’usine, la mise en chauffe et tout. Alors les copains orrr, ils dormaient. Moi, une nuit devant moi, ho, mais c’était le Pérou ! Une nuit, je pouvais bosser une nuit entière ? Alors je n’avais pas dormi de la journée, parce qu’on allait au ski, et j’ai passé des nuits entières comme ça, à bosser et pour moi, une nuit, c’était 9 heures d’affilé, c’était génial, je n’avais jamais tant d’heures d’affilé, mais à quel prix, c’est sûr. Donc voilà comment j’ai fait mes études, par intégrale, sommes de dix minutes par dix minutes. »’Il ressort de ces explications l’idée d’un destin arraché « à la force du poignée », d’une réussite due à une conduite ascétique et exemplaire, où toutes les actes sont rationalisés et tendus vers le seul objectif de l’obtention du diplôme d’ingénieur. Ainsi, lorsque nous faisons remarquer à Léon que le cumul d’études et de travail a certainement occasionné une fatigue ou des problèmes de santé, il répond en mettant en avant le principe d’une hygiène de vie rigoureuse :
‘« J’ai fait honneur au capital santé qui m’a été donné, et [il touche du doigt la table en bois devant lui] j’ai encore la santé. Je l’entretiens. J’ai eu des hauts et des bas, parce que le surmenage, la fatigue, mais j’ai la santé. Parce que c’est un devoir pour moi, un respect envers la nature qui m’a donné ce capital santé, je ne l’ai pas bouffé comme d’autres, avec la cigarette, la bringue, le whisky, le tabac. »’Avant le démarrage de ses études, et dans le même ordre d’idée, Léon s’inscrit à différents clubs de culturisme. C’est une activité qu’il va tenter de maintenir à toutes les périodes de sa vie. Le travail du corps est donc corrélatif d’un travail de l’esprit : qu’il s’agisse de son physique ou de son niveau scolaire, Léon s’emploie à « s’élever », c’est-à-dire à les transformer au moyen d’efforts volontaires et orientés vers un but défini. On voit combien l’ethos de la mystique contemplative mis en évidence dans les textes de Bobin se retrouve en opposition avec la forme d’ascétisme dont le récit de la vie de Léon est emprunt, même si ce thème n’est pas spontanément abordé dans les entretiens. Le seul indice allant dans ce sens est le commentaire qu’il fait au second entretien à propos de la vie de l’héroïne de La Femme à venir : « ‘Ah, oui, je me souviens, elle est là, elle ne fait rien, tout l’ennuie. Elle n’arrivait à rien faire, pas à se définir.[...] Mais il m’est complètement sorti de la tête celui-là’.»
Le mode d’appropriation éthico-pratique mis en oeuvre par Léon pour ses lectures de manière générale et celle du Très-Bas en particulier, joint à un ethos ascétique s’associent ainsi pour construire une expérience de réception défavorable aux textes de Bobin. Et celle-ci est si radicalement négative que la fonction d’aide au lecteur, qui a pu se mettre en place auprès de certains individus (voir tous les portraits présentés dans le chapitre VI), ne s’effectue pas auprès de Léon. Il s’agit pourtant d’une attente ou fonction de la lecture qu’il connaît et relate avoir utilisé à un certain moment de sa vie :
‘« J’ai lu un livre de, d’un psycho, bien Pierre Daco. Ben que j’ai lu à un moment presque de déprime. Et qui m’a beaucoup appris, c’est là que j’ai appris qu’il fallait être responsable de soi, mais pas des autres, que chacun était responsable de soi. »’C’est un livre de vulgarisation de psychanalyse qui permet à Léon de trouver des formules qui vont l’aider à changer son appréhension d’une situation conflictuelle (les rapports avec sa seconde femme au moment de leur divorce). Dans ce cas, Léon recherche des schèmes éthico-pratiques d’expérience portant sur un comportement à tenir face à une personne dans un contexte particulier et passager. Il est ainsi intéressant d’observer que la fonction d’aide au lecteur peut être connue par celui-ci sans qu’elle soit éprouvée avec les textes de Bobin, alors même que nous avions posé (voir première partie) qu’elle en constitue un implicite récurrent. Il faut peut-être des conditions particulières pour que cette fonction soit opérante avec les textes de Bobin : un contexte favorable (une période d’instabilité affective, professionnelle...) ; un mode d’appropriation des textes non uniquement éthico-pratique ; un ethos plus emprunt de mystique contemplative que d’ascétisme.
B.Lahire, La Raison des plus faibles. Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lyon, PUL, 1993, p. 114