Section II : Des modes d’appropriation à dominante analytique

Portrait n°14 : Didier, « Se démarquer des adorateurs de Bobin »
Age 28 ans
Profession/études Employé de librairie à temps partiel, étudiant en psychologie par correspondance
Situation matrimoniale Vie maritale (avec une étudiante)
Origines sociales Père : commercial « haut de gamme »
Mère : au foyer
Dernier fils (une soeur, médecin, un frère : responsable technique dans une entreprise)
Formation Bac scientifique, deux ans de première année de médecine, un BTS communication
Livres de Bobin lus Le Très-Bas, La Plus que Vive

Didier, 28 ans, travaille à mi-temps dans une librairie de petite taille, et est inscrit en DEUG de psychologie par correspondance. Il habite un deux pièces avec son amie, étudiante au Conservatoire National des Arts et Métiers. Leurs revenus sont « modestes » :

‘« Par exemple pour parler des conditions économiques, ma copine et moi, on vit avec 3000 francs par mois, mais on n’est pas malheureux, même si c’est parfois difficile, parce que parfois j’ai quand même des retours, de ce que j’ai appris, qu’il faut avoir de l’argent, réussir, et puis la moitié du temps, je suis pas comme ça, et je vis autre chose. »’

Le couple n’a pas de voiture, ni de téléphone par « choix personnel » précise Didier, « afin de restreindre les dépenses ». Avant de faire des études de psychologie dans le but de devenir psychothérapeute, il a tenté par deux fois le concours d’entrée en Médecine, et s’est orienté vers un BTS de communication (qu’il a obtenu). Son poste à la librairie est son premier emploi à la sortie du service militaire, et à la suite de « cherchages d’emplois » plus ou moins motivés :

‘« Après [l’armée], cherchage de boulot, je dis bien cherchage. Et là, ça a été terrible parce qu’on arrive dans l’année 93, plus de boulot en communication, plus beaucoup d’agences entre 91 et 93. Le marasme total dans la profession. Et toujours actuellement, d’ailleurs. Et puis il s’est avéré que ce n’était pas ce qui me convenait le mieux. »’

La librairie compte, outre le couple d’employeurs, deux autres collègues (il s’agit des portraits de John et de Julie). Face à leurs propos largement favorables à la production littéraire de Bobin, Didier construit seul un discours d’opposition. Il offre donc le cas de figure intéressant d’une réception malheureuse là où ses compétences de lecteur et son environnement professionnel devraient plutôt le conduire vers l’effet inverse.

C’est avant de prendre son poste en librairie qu’est évoqué devant lui pour la première fois le nom de Bobin : « j’en ai entendu parler comme une espèce de mystique ». Cela ne déclenche pas l’envie d’aller découvrir ses textes. Peu après, en travaillant dans la librairie (à partir de 1996), Didier se rend compte que Bobin « ‘est un écrivain carrément à la mode. Dans chaque librairie où on allait, on voyait, forcément, son visage, ses bouquins, parce qu’en plus il en a écrit un certain nombre’ ». Avant même toute confrontation avec les textes, Didier est dans un rapport défavorable à leur égard, en raison du succès grandissant dont jouit l’écrivain :

‘ « Il y a des auteurs, je suis idiot à ce niveau là, je suis d’une idiotie totale, et je n’avais pas du tout envie de le lire. Mais je ne suis pas allé le lire, c’est-à-dire que plus une personne est connue surtout comme ça, ha non ! »’

D’une manière générale Didier n’apprécie pas les auteurs qui lui semblent « à la mode ». Travailler dans une librairie lui permet d’être particulièrement bien informé des meilleures ventes. Il peut également observer directement et discuter avec les lecteurs d’un écrivain :

‘« Parce qu’il y a aussi le genre de lecteur qui le lit, le genre de lectorat te renseigne énormément sur le genre de l’auteur, c’est principal quoi. En fait tu découvres vraiment ce que fait un auteur, en le lisant bien-sûr, mais peut-être encore plus en regardant les lecteurs. »’

L’observation de lecteurs de Bobin s’est jointe à l’engouement de ses collègues pour produire chez Didier une répulsion. Il a ainsi hésité longtemps avant d’ouvrir, à contrecoeur et surtout par curiosité un de ses textes. Après beaucoup de réticence, il se décide à parcourir Le Très bas et La plus que vive : « ben je les ai lus à la librairie, et puis, quand j’avais pas de livre à lire, alors Christian Bobin, pourquoi pas ». Le moment où est débutée cette lecture (alors qu’il n’a rien d’autres à lire) ainsi que le mode de traitement de ces livres (il les emprunte à la librairie plutôt que de les acheter et les lis sur place) sont à relever. Ces manières de faire indiquent un rapport à ces livres en opposition avec les lecteurs qui déclarent avoir besoin de posséder chez eux la collection des textes de Bobin et préfèrent les lire plutôt le soir, plutôt dans un endroit calme (seul, dans son lit). Ainsi, la révérence que Didier n’a pas pour ces textes se traduit par des pratiques de lecture particulières qui elles-mêmes contribuent en retour à inscrire cette expérience de lecture dans l’ordinaire et la banalité. Lire sur son lieu de travail devant ses collègues et avec le risque d’être dérangé par des clients les textes d’un écrivain pour lequel on s’est ouvertement proclamé en opposition est un choix de traitement du livre qui minimise la possibilité de vivre une expérience de réception positive. Sollicité par ses collègues de découvrir un auteur « extraordinaire », qui lui fait penser à une sorte de sage, (« quand on en parle, on a l’impression que c’est un gourou ») Didier se place dans des conditions de lecture d’emblée défavorables au surgissements d’émotions attendues au contact de textes mystiques (ce qui ne veut pas dire qu’elles n’auraient pas pu surgir tout de même).

Il ne s’agit pourtant pas d’un registre d’expérience artistique inconnu de Didier. Si l’on s’intéresse à sa carrière de lecteur, on observe que les thèmes de la quête de soi, de la mystique est un domaine qu’il investit peu à peu à partir du moment où il commence à s’intéresser véritablement aux livres (vers dix-sept ans). Sur les conseils de son frère et de sa soeur tous deux aînés, il découvre alors la littérature russe et la science fiction : « ‘j’ai une soeur, elle aime beaucoup tout le temps des lectures de russes. Alors Tolstoï, tout ça. Et par mon frère, il était en plein dedans, j’ai lu Karl Marx, je crois que je ne l’aurais jamais lu sinon, mes parents ne me l’auraient pas fait lire. Et des bouquins de science fiction.’ » Avant cette époque, ses pratiques de lecture ne se dissocient pas complètement de l’école, et correspondent à des souvenirs douloureux liés à la « contrainte », c’est-à-dire l’obligation de lire :

‘« Quand j’étais petit, je crois que j’aimais bien lire. Après, je crois que ça m’a passé à l’école. Parce que quand c’était associé à la contrainte ! Encore je crois qu’au collège, peut-être moins, mais le pire, je crois que c’était au lycée. Parce que tu fais vraiment une différence entre ta lecture de lycée, qui en plus est à but d’examen, t’as le bac de français et ta lecture chez moi. Enfin la lecture chez moi était assez pauvre à ces moments-là. »’

A partir du lycée et pendant ses années de médecine, ses lectures s’orientent vers la construction d’une « opinion politique ». Sous l’influence d’amis, il découvre « ses deux gourous, Baudrillard et Cioran ». Il attend de ses lectures une « ouverture » :

‘« Asimov, ça m’a beaucoup ouvert. Notamment son bouquin dont on a beaucoup parlé, Fondation, et puis y a Les Robots. C’est sur deux mille ans, tu as toute l’histoire de cette civilisation, donc ça fait forcément poser des questions sur ta propre civilisation. »’

Il se présente comme quelqu’un ayant toujours ‘« adoré lire des choses d’actualité, le journal, pour me faire ’». Il achète beaucoup de magazines et de journaux, qu’il conserve chez lui après lecture. Sa lecture des journaux s’intensifie vers l’âge de vingt ans. C’est à cette époque qu’il côtoie des amis qui ont une forte influence sur sa culture : « ‘j’ai eu ma période, vraiment, où je suis rentré dans le moule, on va dire, de l’intellectualisme, pour tout dire, parce que je côtoyais, j’ai eu beaucoup d’amis comme ça. Au départ, je ne savais pas que j’avais cette tendance à tout intellectualiser. Et puis il s’est avéré que j’ai rencontré des gens comme ça, et c’est des gens qui m’ont beaucoup appris.’ ». Sa bibliothèque comprend alors des auteurs tels que Cioran et Baudrillard : « ‘j’ai découvert Baudrillard, Cioran, des gens dont je ne veux pas me séparer, j’ai toujours envie de les lire. Mes deux principaux gourous pour moi, parce qu’ils m’ont beaucoup appris. Y a un petit peu Schoppenhauer, mais bon, je l’ai lu rapidement, et pas forcément correctement, en plus il est un peu dépassé. Et donc j’avais quelques philosophes, et notamment des comptes-rendus.’ »

Par le biais d’amis, il s’essaye à l’écriture automatique, et construit sa « conscience politique » :

‘« J’avais un ami au lycée, et grâce à lui, j’ai fait des choses, de l’écriture automatique à travers, grâce à lui. Quand j’étais au lycée, aussi, j’ai connu des gens qui ne m’ont pas fait que fumer, mais qui m’ont appris autre chose. Par exemple le vrai punk qui vivait dans un vrai squat, j’étais allé voir comment il vivait, pourquoi il vivait comme ça, et il me faisait lire des articles issus de publications qu’on trouve qu’à la librairie de La Griffe. »’

Didier tente alors de se former une conscience politique : « ‘Je lisais des trucs sur le Chiappas, et donc je me faisais, c’était politique, je me faisais ma petite opinion politique, je devenais un citoyen politique. J’assistais à des réunions dans les sous-sols de La Griffe, c’était des réunions du parti communiste clandestin, avec des lunettes cerclées, enfin vraiment la caricature, qui nous sortait « nos frères zappatistes sont actuellement en guerre », il nous exposait un peu la situation. Et puis je côtoyais des gens plus âgés, par mon frère, par ma soeur, forcément, et donc j’avais une certaine maturité d’opinion, je dirais. Une certaine maturité sociale que je conserve.’ »

Ses lectures, tant pour ce qui concerne les genres que l’intensité de la pratique, sont fonction de ses activités : pendant les études de médecine (deux fois la première année) correspondent des lectures philosophiques, en sciences humaines et politiques, dans le but de se forger « une opinion politique », et au moment du BTS « communication », une lecture abondante de romans : ‘« beaucoup de romans, et c’est là que j’ai commencé à m’intéresser à l’art. Alors j’achetais beaucoup de magazines genre Beaux-Arts, de l’art contemporain... Enfin bon, je rencontrais beaucoup d’artistes, j’avais des amis sculpteurs, donc je faisais des ateliers avec eux. Donc c’était surtout ça qui m’intéressait. Et à travers eux, je découvrais certains écrits : des techniques sur la couleur, sur la lumière...’ »

A partir du moment où Didier commence à travailler dans la librairie, ses lectures s’intensifient : « ‘là, j’ai lu beaucoup plus que ce que j’avais lu. Parce que t’as des livres à ta disposition, et comme tu te dois de renseigner les gens, et puis en même temps ça m’a rassuré sur moi-même, j’ai découvert que j’avais une culture. Parce que pour renseigner les gens, il faut avoir une certaine culture’ ». Il achète peu de livres, se contentant de les emprunter à la librairie. Ceux qu’il possède chez lui et entrepose soigneusement dans une bibliothèque sont les livres de « ses gourous » : les oeuvres complètes de Cioran, et des livres de Baudrillard. Il pratique volontiers la relecture avec ces auteurs, mais pas de prises de notes, ni d’annotations sur les ouvrages.

Par son travail à la librairie, Didier est en contact avec des clients dont certains sont de fervents lecteurs de Bobin. Des « adorateurs » précise-t-il. Pour un lecteur tel que lui, qui souhaite avoir l’impression d’appartenir au cercle privé des amateurs de textes rares, il apparaît clairement que ceux de Bobin ne pouvaient jouer ce rôle, ne serait-ce que parce qu’ils le tiennent justement pour un certain nombre de ses lecteurs :

‘« Quand tu as des personnes que tu n’apprécies pas et qui lisent cet auteur, tu as encore moins tendance à l’aimer. Et c’est ce qui m’est arrivé à moi aussi. Parce que je vois des lecteurs qui l’aiment beaucoup et j’ai vraiment l’impression qu’ils tombent dans un piège. Comme je considère que sa mécanique est facile, vraiment. »’

Malgré ces démarrages pour le moins négatif avec les textes de Bobin, le discours de réception de Didier est emprunt d’ambiguïté. Tout en se posant en fervent détracteur de l’écrivain, il ne fait finalement que peu de reproche à sa production littéraire. Les critiques portent essentiellement sur la renommée de Bobin qui joue dans le sens d’une déqualification de ses textes. Pour le reste, il est plutôt élogieux :

‘« Quand même il écrit bien, il écrit très bien ce monsieur, il n’y a pas de problème. Les métaphores et puis certains mots qu’il utilise correctement, à bon escient, et puis, il y a un rythme. C’est d’ailleurs, en terme de littérature pure, il n’y a rien à dire, il écrit très bien »’

Lors du second entretien, Didier va même jusqu’à se demander s’il n’a pas été un peu trop sévère envers les textes de Bobin (« ‘je trouve que c’est, mais peut-être que je n’en ai pas assez lu, si je lisais tout Bobin ’»). Il leur reconnaît des qualités : « ‘ben, je trouve que c’est, l’intérêt qu’il a c’est de mettre un peu de douceur dans ce monde de brutes.[...] De toute façon qui ne peut pas être touché par ce qu’il écrit ? Parce que, il y a une certaine grâce dans ce qu’il écrit. Mais je reconnais ses qualités. ’»

L’ambivalence de sa réception réside dans les nombreux points de discussion qu’il aborde virtuellement avec l’auteur à propos de certains thèmes : pour les questions relatives à la construction de soi et au divin, il se place plus dans la proximité que dans l’opposition ou la divergence (« là je trouve que c’est de la spiritualité qui est à la portée de beaucoup de gens, et ça permet d’avoir une spiritualité à tous les niveaux donc c’est intéressant. »). Comme s’il devait résister à la séduction opérée par les textes de Bobin sur lui, Didier avance les noms de Cioran, Baudrillard ou encore Nietzsche et mobilise des schèmes d’interprétation issus des sciences humaines. C’est pourquoi ses premières impressions de lecture tranchent avec la façon abrupte avec laquelle il se déclare en opposition avec l’auteur. Si lors d’une discussion préliminaire pendant laquelle nous lui avons présenté l’enquête et son protocole, Didier a pu déclarer « ‘moi je n’aime pas du tout, alors mais vraiment pas’ », son ton change dès le premier entretien. Il se met à « avouer » et à « reconnaître » un certain nombre de qualités et de mérites aux textes, que par ailleurs, il continue de ne pas aimer :

‘« Non, ce que je reconnais dans ce que j’ai lu, c’est qu’il peut être initiateur de beaucoup de réflexions, c’est vrai, mais je trouve que c’est facile. Je trouve ça facile, parce que j’ai lu certainement d’autres personnes qui vont plus loin, du moins pour moi, ça n’engage que moi, et puis en plus, c’est une façon d’écrire, à la limite, que je connais. »
« Ben, c’est une façon d’écrire dans le sens où comment dire ? Il y a une façon de rentrer, de s’introspecter, en fait, qui a mon avis est très simple si on se retrouve dans un état. Alors je ne parle pas de fumer ou de se piquer ou de pas dormir pendant trois ans, mais cette espèce de mélancolie dans laquelle on peut aller très loin. Puis on plus si on se donne des coups, si on ramasse mal les coups qu’on te donne tous les jours, tu l’atteins. Et si t’as une petite science de l’écriture, voire une grosse et une bonne science du langage tu arrives à écrire. »

Des écrits de Bobin il relève donc essentiellement la mélancolie et l’introspection. Il s’agit de thèmes qu’il affectionne lui-même, (« ‘j’aime beaucoup l’introspection, mais quand elle a un rapport avec la réalité. C’est les faits, c’est ce qui arrive, c’est tout ce qui t’entoure, ça a un côté social, ça a un côté ; heu, politique, les relations avec la communauté qui t’entoure, etc., et j’aime bien en fait, alors un écrivain qui s’implique, ou alors qui va jusqu’au bout de ce qui dit, même s’il se trompe totalement, comme Cioran’  ») et pour lesquels il se questionne, en orientant ses lectures dans ce sens. Des points de vue des thématiques (la quête, le « parcours initiatique »), des effets et des usages des textes, Didier est plus dans la proximité que la distance par rapport aux textes de Bobin. Il fait même le parallèle avec sa propre manière de lire et d’apprécier Cioran :

‘« Cioran, ce serait un petit peu pour moi, le Bobin de certains. Ben je pense que je le suis exactement pareil que certains suivent Bobin. Y a une espèce de parcours initiatique, tout ça, et je dirais que Cioran aussi, c’est très adolescent, c’est très nietzschéen. Donc, on en fait le tour, mais on peut toujours le lire à plusieurs niveaux, parce que Cioran prend une autre dimension, je pense, c’est peut-être artificiel, dans ma tête, je ne sais pas, et on peut penser que c’est du troisième ou du quatrième degré, et en fait il se marre, et à ce moment là, on rigole, mais au départ, quand on lit, on pleure carrément. »’

La comparaison le porte à considérer qu’il y a une dimension mystique chez ces deux auteurs « qui peut aider les gens ».

‘« Ben c’est sur l’absurdité des choses, et de la vie, etc. Alors si en plus on change d’idée nous-même et qu’on n’est plus vraiment dans, le trip, tout est noir, no futur, etc., qu’on a beaucoup à un certain âge, il faut le dire, quand même. Et bien on peut le lire différemment, et puis c’est pas vraiment de la philo, parce que, il s’est fait beaucoup taper dessus. Mais encore, et justement, Cioran va beaucoup plus loin que Bobin. Même si ce n’est pas du tout les mêmes idées, il y a un côté également mystique chez Bobin et chez Cioran qui n’est pas du tout la même chose, chez Cioran c’est très l’homme dans sa plus pure réalité de condition. Chez Bobin y a dieu partout, ou quelque chose comme ça. Cette espèce d’entité qui fait qu’on cherche davantage la douceur et la tendresse, et ce n’est pas du tout pareil, mais y a une espèce de mysticisme dans les deux qui peut aider les gens, je crois. »’

La fonction d’aide par la lecture est donc connue par Didier et reconnue pour les textes de Bobin, même si elle n’est pas opérante sur lui :

‘« Je suis content que ça puisse aider les gens dans leur quotidien, mais putain, y a autre chose, quoi. Des gens qui vont beaucoup plus loin, qui sont facile d’accès. Je suis sûr qu’il y a mieux. Et puis surtout, qui t’ouvre à des horizons, parce que apporter, dire aux gens, comme Delerm l’a fait aussi, ‘dans votre vie quotidienne y a du bonheur, il faut simplement le voir, heu, le désigner, le sentir’, c’est vachement facile. En soi ça paraît bien vrai. Bon et après, qu’est-ce que tu fais avec ça ? »’

L’explication de sa réception malheureuse tient donc pour Didier au fait que Bobin ne va pas assez loin dans son raisonnement et se contente d’effleurer de manière « trop éthérée » les problèmes de la condition humaine. Ce n’est pas tant la recherche spirituelle qui est critiquée par Didier, mais plutôt que celle-ci ne soit pas plus conséquente, radicale, révolutionnaire, et inscrite dans une visée politique :

‘« Je lis beaucoup de livres de philo, parce que je lis ne pas que du roman, parce que je lis énormément de livres sur la politique, la vraie politique dans le sens littéral du terme, c’est pour ça en plus que j’essaye d’en trouver dans tout ce que je lis, alors Bobin, j’en trouve, mais pas suffisamment. »’

Il trouve également qu’il s’agit d’une écriture « facile » : « ‘c’est de la prose poétique totale, et il me donne vraiment l’impression de se lâcher en écriture automatique, et je pense qu’il retravaille après. Mais c’est de l’écriture automatique. De la répétition. Ça se sent. Et quand on a lu les surréalistes, ça fait tilt. Alors par contre après, on compare. Et quand tu compares Breton et des gens comme ça, ouf, tu préfère ranger Bobin.’ »

La comparaison entre Cioran et Bobin, l’évocation des surréalistes dévoilent une habileté à la pratique de l’intertextualité, qui permet à Didier d’inscrire les textes de Bobin dans un courant littéraire. Sont alors également évoqués les noms de Pennac ‘(« Je vais faire une comparaison qui va paraître outrancière, mais, Pennac pour moi en dit plus que Bobin’ »), et de Delerm ‘(« il me fait penser beaucoup à Delerm. Il me fait exactement la même impression, c’est-à-dire une réflexion superficielle, simple, basique ’»). Les compétences lectorales de Didier lui viennent non seulement de sa carrière de lecteur, mais également de ses tentatives d’écriture. Adolescent, il s’est lui-même essayé à « l’écriture automatique » :

‘« Peut-être que moi quand j’étais adolescent, j’ai pratiqué l’écriture automatique, et ça me faisait pareil. Je ne dis pas que j’écrivais aussi bien, mais ça me faisait pareil. Tu as des, c’est vrai que t’es submergé par une émotion, et si tu maîtrises un tant soit peu le langage, ce qui n’est pas une chose inaccessible à tout le monde, ben t’arrives à quelque chose de proche de lui. Et c’est un peu ce qui me gêne. Parce qu’il y a des choses que j’ai vues mille fois. »’

Ainsi, l’expérience de réception de Didier est celle d’un rejet de facture particulière. Sa culture de l’introspection et de l’intériorité, construite en partie au moyen de lectures d’essais philosophiques ou mystiques le rend sensible au repérage de thématiques et d’injonctions relevant de ces champs de connaissances. Il analyse de façon détaillée les différents éléments à son avis structurant de la prose de Bobin. Ainsi le style (« ‘Bobin, il emploie beaucoup la parabole, et la métaphore aussi, il aime bien ’») mais également les thématiques se rapportant au divin (croyance en un dieu, le rôle rédempteur de la souffrance, la quête de l’équilibre par l’apaisement des tensions et des passions...) sont repérés et mis en parallèle avec l’écriture mystique et philosophique, en citant notamment Cioran ou Nietzsche. Il y a donc une relativement bonne familiarisation de Didier pour les préoccupations décelées dans les textes de Bobin sans que cela s’accompagne d’une part d’une adhésion à ces thèses et d’autre part d’un pacte de lecture fondée sur la connivence émotionnelle. Reconnaissant des réflexions qu’il déjà pu lire par ailleurs, Didier n’est pas contrairement à d’autres lecteurs dans la découverte et l’apprentissage de ces schèmes d’interprétation, mais dans la confrontation avec ceux-ci. Cette confrontation n’est pas favorable à la production de Bobin pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que Didier avait un a priori très négatif par rapport à ces textes avant même leur première lecture. Et ensuite parce que sa culture de l’introspection passe davantage par une démarche psychanalytique que mystique ou religieuse. L’ombre d’un corps d’énoncés se rapportant à une discipline relevant des sciences humaines se profile dans les discours que produit Didier à propos de ses manières d’être. Il relate lors du second entretien avoir effectué une psychothérapie qui l’a non seulement « transformé », mais lui a également donné envie de devenir lui-même psychothérapeute. La manière dont il relate cet épisode central de sa vie met clairement en évidence le mode de raisonnement qu’il utilise pour se présenter : il est dans l’objectivation, la construction d’une intelligibilité de lui-même au moyen de schèmes d’interprétation issus de la psychologie. La psychothérapie correspond à un « déclic » dans la vie de Didier :

‘« Déclic de ma vie. Parce que je me suis rendu compte que j’avais une souffrance importante, certainement depuis très longtemps, qui se traduisait par un complexe d’Oeudipe mal résolu, si tu vois ce que ça veut dire ? C’est le rapport à la mère. Le père inexistant et la mère soleil, et en fait tu deviens, pour schématiser rapidement les choses, tu deviens le mari de ta mère. Donc je soutenais ma mère, et ça m’avait complètement bouffé. Ça a un intérêt, ce que je te dis là, le côté intellectualisé, qui était extrêmement développé à côté du côté épanouissement d’homme au sens viril du terme, social du terme. Donc j’ai fait une thérapie de neuf mois. »’

A l’issue de cette thérapie, Didier considère qu’il « va mieux », et construit un projet professionnel en lien avec ce qu’il vient de vivre :

‘« Bon mon problème, il est résolu, et après, tout va bien. Après, toutes les choses se mettent en place, tu retrouves. Et aucune magie là-dessous. La thérapie, elle t’aide à te reconstituer, t’as des morceaux qui ont été éparpillés, que les gens t’ont pris par exemple, ou que tu as donné, tu les reprends, tu les remets avec toi. Et je sais que j’ai beaucoup changé, j’ai mûri en très peu de temps, j’ai eu une espèce d’adolescence pendant longtemps et après, je suis devenu adulte. Et c’est ce qui a provoqué mon envie de faire de la psycho. »’

Il est dans une logique d’explication rationnelle de lui-même et du monde par le biais de la psychanalyse. En réaction, semble-t-il à l’opposition de Bobin aux champs universitaires et aux techniques intellectuelles d’interprétation du monde et de construction de la réalité fondée sur l’exercice de la raison, Didier s’oppose aux raccourcis proposés par l’écrivain, qui passe directement de l’émotion à l’énonciation d’une assertion à portée générale, non démontrée. S’il n’y a pas de place pour le discours universitaire, scientifique chez Bobin, il semble qu’il n’y ait pas non plus de place pour le type de discours qu’il propose chez Didier. Dès lors, la dimension essentialiste, mystique, l’inscription de la production dans l’émotion des écrits de Bobin sont autant d’éléments jouant en défaveur d’une expérience de réception réussie. Et ce d’autant plus que le projet de devenir psychothérapeute prend chez Didier une part grandissante dans sa vie. C’est pour lui un objectif fort. « ‘Je sais qu’un jour je serai psychothérapeute ’», répète-t-il à plusieurs reprises dans les entretiens. Toutes ses activités ordinaires prennent sens par rapport à ce but : « ‘le travail à la librairie, ça développe une certaine empathie. Et ça c’est important. Ca sera important pour moi quand je serai psychothérapeute.’ »

Enfin, il est un dernier point que nous souhaitons aborder concernant l’explication de la réception de Didier. Il s’agit d’une opposition qui n’est pas explicité par l’enquêté, mais ne peut qu’avoir joué un rôle en défaveur des textes de Bobin. Lorsque Didier tente de définir les types de lecture qui lui plaisent le plus, il a ces propos : « ‘je lis des auteurs qui se moquent de ce qu’ils écrivent. Qui sont dans l’ironie ou le cynisme. ’» Et lorsqu’il se présente, il met en avant son esprit « très acéré » :

‘« J’ai un esprit critique très acéré. Bon il n’est pas toujours bien placé, mais j’aime bien avoir cette réaction-là dès le départ, et puis après, je reviens sur ma position, si elle était vraiment nulle, parce que j’ai plus tendance à dire non qu’à dire oui. Et je préfère être comme ça. Et la lecture de journal, c’est ce qui m’aide à être comme ça. Le Monde m’aide beaucoup. Je ne le lis pas tous les jours, comme je le voudrais, mais je le lis. » »’

L’ironie, le cynisme sont des figures de style combattues par Bobin dans ses écrits. Il semble donc que Didier en attendant de ses lectures une explication rationnelle de lui-même, en exerçant constamment un esprit critique et en goûtant les textes d’auteurs usant du cynisme et de l’ironie soit par rapport à l’oeuvre de Bobin dans un registre d’expérience littéraire, philosophique et mystique en opposition avec celui attendu par ses textes (une émotion qui submerge tout sur son passage, la saisie de vérités par flashs et sans démonstration).

Les raisons de l’expérience négative de réception des textes de Bobin par Didier tiennent ainsi selon nous à plusieurs facteurs en interrelations. La culture d’introspection et la quête mystique auxquelles l’enquêté accorde de l’importance, jointe à la fréquentation quotidienne d’un univers professionnel où la légitimité de la lecture et des textes de Bobin est forte auraient pu laisser imaginer une réception heureuse. Ce n’est pas le cas d’une part parce que Didier est dans une opposition à son milieu professionnel (il s’agit d’un travail « alimentaire » et il refuse de faire partie des « adorateurs » de Bobin) et d’autre part parce qu’il est en attente de lectures plus engagées politiquement et spirituellement, c’est-à-dire d’une forme d’argumentation davantage prise dans la raison et les schèmes d’interprétation issus des sciences humaines que dans l’émotion et l’ellipse. Peut-être que si Didier avait pris connaissance de sa production quelques années plus tôt, lorsque Bobin n’était qu’un écrivain confidentiel et publié dans de petites maisons d’édition, son rapport aux textes aurait été différent. Mais en 1996, alors que l’écrivain confirme son succès par des scores de ventes, et que Didier est au sortir d’une psychothérapie, la confrontation entre le monde du texte et le monde du lecteur est défavorable pour les textes Bobin.