C’est dans doute dans les récits d’expériences malheureuses de réception des textes de Bobin que l’incidence déterminante du hors-texte se fait la plus évidente. Le hors-texte est dans tous les cas un élément influent dans la construction des expériences de réception. Il s’agit une des hypothèses fortes des théories de la réception, qui rappellent ainsi qu’un texte est avant tout un objet appréhendé par le lecteur dans sa matérialité. Néanmoins, son rôle n’est pas facile à retrouver dans les discours de lecteurs heureux certainement parce que leur fréquentation (et assimilation) des textes d’un écrivain leur permettent d’axer leur propos sur les thématiques et les émotions retenues lors de la lecture. Mais pour les lecteurs malheureux, il en va autrement. Sans doute parce qu’ils n’ont en général que peu lu les textes en question. Leur discours ne rentrent ainsi pas autant dans les textes pour les critiquer, et semble rester aux abords. Il est alors plus aisé de retrouver sous leurs jugements de valeurs, les éléments qui ont aidé à la construction de cette réception.
Nous allons ainsi présenter les cas de trois enquêtés pour lesquels le hors-texte a une incidence dissuasive manifeste à l’encontre d’une lecture des textes de Bobin. Il s’agit tout d’abord de Guy quarante-neuf ans, éducateur de rue, de France, quarante-huit ans, représentante en produits paramédicaux, et enfin de Michel, trente-six ans, professeur certifié de mathématique410.
La particularité de Guy est qu’il est le seul sur les cinquante enquêtés à n’avoir jamais lu un seul des textes de Bobin. Il peut néanmoins longuement et richement détailler cette absence de pratique, qui correspond à un positionnement de refus. Son propos est pour nous tout à fait intéressant car il met en évidence le rôle du hors-texte dans la formation d’une expérience de réception.
‘« Alors Bobin, je n’ai jamais rien lu de Bobin. On m’en a seulement parlé. Mais la façon dont on m’en a parlé, ça ne m’a pas donné envie de le lire. Ca m’a vraiment agacé, c’était le contenu. C’était ce qu’on m’en disait. Dans la manière dont Bobin aborde les choses, j’avais l’impression que la vie était à la fois plus complexe et moins dans l’idéalité. Il y avait peut-être des oppositions un peu trop franches entre le bien et le mal. Alors c’est peut-être un peu dans ma tronche, hein, parce que je n’ai rien lu, mais j’avais cette impression. D’après ce que j’ai compris, c’était bien écrit, peut-être un peu facile. Et d’après ce que j’ai compris, il parle du tragique, mais la manière dont il en parle, enfin dont j’ai entendu qu’il en avait parlé, j’avais le sentiment que le tragique était peut-être plus tragique que ça. Avec Bobin, c’était un tragique à message. Et je crois qu’effectivement, le tragique n’a pas de message. Et c’est justement ce qui est tragique... Et puis peut-être en contrepoint, pas assez d’humour. »’On constate qu’avec seulement les propos de quelques connaissances, toutes lectrices heureuses des textes de Bobin, assortis de quelques émissions radiophoniques, Guy est à même non seulement de se positionner par rapport aux écrits l’auteur, mais également de justifier sa prise de position. Sa justification, qui n’est pas sans rappeler ce que certains critiques littéraires ont pu reprocher à Bobin (voir la troisième section du premier chapitre) montre ainsi que l’absence de lecture d’un seul texte de Bobin ne l’empêche pas d’avoir une image plutôt précise du genre littéraire et du contenu des textes. Bobin est un auteur qui, pour Guy, construit un univers à la fois « naïf et idéal », où « on s’envole, on n’est plus là, on parle d’un autre monde, on sent une construction imaginaire. »
Lorsque Guy parle des personnes qui ont évoqué pour la première fois le nom de Bobin devant lui, il se souvient de discours particulièrement élogieux. Les membres de son entourage ont essayé de lui faire lire des textes de Bobin en tentant de lui montrer où résidait la beauté, la grandeur, et également la justesse de ces derniers.
‘« Quand les gens m’en parlaient, ça m’énervait. Parce que je les sentais sous le charme. Ils me disaient que c’était beau, magnifique. Que ça les faisait réfléchir, avancer, des trucs comme ça. Et moi, j’avais un peu envie de les faire atterrir, par rapport à cet auteur, de leur dire : ‘attention, ce n’est pas un gourou !’. Ca m’énervait un peu qu’ils soient autant sous le charme. Et puis ils voulaient à tout prix que je découvre, parce que c’était soi-disant une lecture qui faisait du bien. Des trucs comme ça. Qui allait aider. Enfin qui les aidait. Et moi, je résistais à ça. Je ne voulais pas aller lire, et aujourd’hui, je n’en ai toujours pas lu un seul (rires). Alors je suis peut-être bête, je passe peut-être à côté de quelque chose, mais c’est comme ça. »’Dans les souvenirs de Guy se rapportant aux injonctions à lire des textes de Bobin par ses proches, on observe que de nombreuses indications concernant les fonctions possibles de cette lecture sont fournies. Celles-ci correspondent d’ailleurs à ce qu’un grand nombre de lecteurs heureux de Bobin (voir les chapitre VI) a pu relater. Le sentiment d’avoir été aidé par les textes de Bobin est ainsi une des fonctions des textes qui semble la plus remarquable et se trouve analysée au chapitre X. Les conseils des proches de Guy ont ainsi eu l’effet inverse que celui escompté, tout en lui permettant de se forger une opinion plutôt précise et fournie tant sur le style de l’auteur, le contenu de ses propos, ainsi que les effets et fonctions de ses textes sur les lecteurs.
France, représentante en produits paramédicaux, a une réception d’emblée négative du seul texte de Bobin qu’elle a eu l’occasion de lire. Elle a commencé à feuilleter Le Très-Bas, alors que sa fille allait être opérée des dents de sagesse. En attendant l’intervention à l’hôpital, elle a donc essayé de lire un livre qui figurait au programme scolaire de sa fille (il s’agit d’Amandine, qui fait partie des onze lycéens enquêtés), dans le but de se « tenir informée » des lectures de celle-ci. Elle se souvient alors avoir été déroutée par un texte qui la fait « rire » : ‘« en le lisant, je trouvais qu’il avait de ces expressions, et je pouffais de rire. Alors après j’étais embêtée parce que je me disais : ‘mais que vont penser les gens en voyant cette mère dont la fille est en train de se faire opérer ? Elle ne doit pas être très préoccupée par l’état de sa fille’. Mais c’est vrai que ça me faisait rire. Et je n’arrivais pas à rentrer dans le bouquin. Non, je n’ai vraiment pas accroché’.» Contrairement aux lecteurs dont les portraits ont été présentés dans les chapitres précédents, France a une réaction tout à fait inopinée. Le rire ne semble effectivement pas figurer parmi les effets possibles et attendus des textes de Bobin. Egalement en opposition aux lecteurs heureux des textes de Bobin, France n’a pas l’impression d’être en présence d’un écrivain « authentique ». Elle a entendu parler de Bobin pour la première fois par sa fille, qui lui avait annoncé qu’il s’agissait d’un auteur de son programme et qu’une étude sociologique était menée auprès de son lectorat. Attentive dès lors à cet auteur, France, par ailleurs assez bonne lectrice (elle lit plusieurs romans par semaine, dit ne pas pouvoir supporter de n’avoir pas un livre en cours), « tombe » sur un article dans une revue féminine présentant la dernière parution de Bobin. L’article est accompagné de photographies de l’auteur et elle le lit donc à peu près au moment où elle débute également la lecture du Très-Bas. France a donc, au moment de débuter son premier texte de Bobin, une image de l’auteur et quelques indications sur sa vie. Ces éléments de hors-texte vont dans le sens d’un rejet de l’écrivain, parce qu’elle le sent « pas authentique et même plutôt superficiel». Ses impressions de lectures en sont alors défavorablement affectées :
‘« Oui, je me souviens de mes premières impressions, mais je me souviens surtout que ça ne m’avait pas emballé et que ça m’emballe toujours pas, à la deuxième lecture. Oui, parce que, je ne sais pas, j’ai une impression, enfin je sais pas. Il me donne l’impression d’être superficiel, pas naturel, je ne sais pas. Je ne me sens pas à l’aise et en voyant son visage, et en lisant les deux trois trucs que j’ai lus tout à l’heure, j’ai eu la même impression, je sais pas pourquoi. C’est marrant mais heu, je n’ai pas tellement envie d’en lire d’autres de lui, et, c’est assez bizarre parce que en général quand je découvre un auteur, enfin, je me dis ben, allez il faut que j’en lise deux, trois, alors bon s’il me plaît, là, je lis pleins de truc. Ou alors je suis mal tombée, ce n’est peut-être pas son meilleur, je n’en sais rien. Mais je ne me suis pas éclatée dans ce livre. »’Il est intéressant de constater qu’une qualité (l’authenticité, le naturel) énoncée par les lecteurs heureux des textes de Bobin, est également recherchée par France sans être trouvée lors de la lecture du Très-Bas. Cela montre que si les attendus de lecture peuvent être sensiblement décrits en des termes proches, cela ne signifie pas qu’ils sont obtenus par les mêmes types de textes. Invitée à citer un auteur « naturel », France évoque l’écrivain René Barjavel : « ‘moi par exemple, j’aime beaucoup René Barjavel, et quand je vois, Barjavel, je lui trouve une espèce d’intelligence dans son physique, que je ne trouve pas à Bobin ’». Il s’agit d’un auteur appartenant au sous-champ de grande production et dont les écrits n’ont pas obtenu de légitimité dans le cadre scolaire. Ce qui complique donc l’étude des expériences de réception faites au contact de produits artistiques : des manières proches pour relater des impressions (utilisation d’un même vocabulaire) renvoient à des produits situés à des pôles différents, voire opposés des champs artistiques considérés411.
Michel, trente-six ans, professeur certifié de mathématique est également un lecteur malheureux des textes de Bobin. Le seul qu’il a essayé de lire (La Part Manquante) lui a été chaleureusement conseillé par une amie dont il se sentait « vaguement amoureux ». Il se rappelle qu’elle lui avait dit que justement, le contenu du livre portait sur le sentiment d’amour, qu’il s’agissait d’un texte « magnifique, merveilleux, émouvant ». Michel tente donc de lire la Part Manquante, que cette amie lui a offert, une après-midi, à l’heure de la sieste. Sa première réaction ne correspond pas du tout à ce que les propos de son amie lui avait permis d’anticiper.
‘« Alors je ne sais pas, le premier que j’ai lu, je n’ai pas bien compris. Je me suis dit que je devais être con pour pas trouver ça aussi bien qu’on me l’avait dit. Et puis ça me foutait le blues ce bouquin. Alors à un moment, je me souviens, j’étais couché dans mon lit, à lire, et je me suis dit, soit je jette le bouquin par la fenêtre, soit c’est moi qui me jette. Et j’ai jeté le livre. »’Il avoue avoir éprouvé un malaise lors de la lecture de La Part manquante au point d’avoir envie de jeter le livre par la fenêtre. Si l’enquêté se pose des questions sur sa compréhension du discours de l’écrivain ce n’est pas tant parce qu’il a du mal à déchiffrer le sens des phrases, que parce que ses impressions de lecture ne correspondent pas à celles auxquelles il s’attendait : il est mal à l’aise et ce n’est pas une sensation qu’il recherche lors de ses lectures. D’autre part, il n’éprouve pas les sensations décrites par son amie et se sent plutôt stupide de ne pas savoir goûter un texte que d’autres lui ont loué. On observe ainsi pour ce cas que les discours d’autrui permettant l’anticipation de réception sont allés dans le sens d’une émotion et d’une beauté du texte, que Michel n’a pas éprouvées lors de sa confrontation avec les textes. Tout comme chez Guy ou encore Didier, les réactions unanimement positives de l’entourage ne suffisent pas à permettre à Michel de vivre une expérience de réception heureuse des textes de Bobin.
Pour ces enquêtés nous ne présentons pas de portrait de leur expérience de réception, mais tentons seulement de mettre en évidence les effets du hors texte sur leur rapport aux textes de Bobin.
Cette difficulté a été soulevée par P. Bourdieu : « On sait ainsi que des individus occupant des positions différentes dans l’espace social peuvent donner des sens et des valeurs tout à fait différentes, ou même opposées, aux adjectifs communément employés pour caractériser les oeuvres d’art ou les objets de l’existence quotidienne. ». P. Bourdieu, Les Règles de l’art, Paris, Seuil, 1992., p. 408 - 409