Section I : les effets des textes sur les lecteurs

Pour rendre compte de la variété des effets de lecture, nous avons considéré que le principal critère de différentiation devait retenir la manière dont les enquêtés relataient les impressions générales éprouvées à la lecture d’un ou plusieurs textes de Bobin. Un regard rapide montre qu’il y a d’une part les individus qui se présentent comme des lecteurs heureux et d’autres ainsi que des lecteurs malheureux. Dans le premier groupe figurent donc tous ceux qui ont pu relater leurs impressions de lecture d’une façon positive (la forme la plus simple étant de dire « j’ai bien aimé »). A l’inverse, le second groupe est constitué de tous les enquêtés ayant déclaré ne pas avoir apprécié la lecture d’un extrait ou plus, des textes des Bobin.

Décider de l’appartenance des lecteurs à l’un ou l’autre groupe n’a pas été sans soulever une question. Elle vient de ce qu’il est finalement relativement difficile pour l’enquêteur de considérer qu’à chaque enquêté ne correspond qu’une seule impression générale positive ou négative permettant de l’inscrire dans l’un ou l’autre groupe. Même si les enquêtés ont tendance à unifier dans leurs discours leurs impressions de lecture, de sorte qu’ils arrivent à se présenter comme « adorant » ou « détestant » l’ensemble de l’oeuvre de Bobin, une lecture attentive de leurs entretiens laisse transparaître des contradictions. Il est ainsi apparu souvent des récits d’impressions qui variaient dès lors qu’on abandonnait le discours général pour rentrer dans une discussion à propos du contenu des textes. Madeleine (portrait n° 8) par exemple, est une libraire qui se présente comme une lectrice du premier groupe tout en restant très critique par rapport à certaines propositions de l’auteur : « Bobin, j’aime bien. Mais si on rentre dans les textes, alors là, pour le coup, y a deux ou trois choses qui m’énervent ». De plus, élaborer un protocole d’enquête autour de deux entretiens administrés à un an d’intervalle conduit à focaliser l’attention sur les changements de ton concernant la réception des textes de Bobin, qui n’ont d’ailleurs pas manqué d’apparaître. Dès lors comment construire des sous-groupes en fonction d’impressions de lecture en évitant de perdre la richesse d’informations apportée par le repérage de divergences, de contradictions, d’oppositions dans les discours des enquêtés ? Pour classer les enquêtés dans l’un ou l’autre des deux groupes nous avons suivi une règle simple :

  • le premier groupe rassemble tous les enquêtés qui ont pu relater dans des termes positifs leurs impressions de lecture d’un extrait, d’un texte ou d’un ensemble de textes de Bobin. Même si cette impression générale s’est estompée par la suite, ou disparaît lors de discussions à propos du contenu des propositions de l’écrivain, il est selon nous pertinent de retenir que l’enquêté s’est présenté à un moment comme « un lecteur de Bobin ». Cela concerne trente sept enquêtés sur cinquante ;

  • le second groupe appréhende les enquêtés qui se sont présentés comme des non-lecteurs de l’écrivain, que leurs impressions soient de l’ordre de l’indifférence, de l’agacement ou de la colère, et qu’elles ne portent que sur un extrait de texte. Pour les treize enquêtés recensés, on remarque d’ailleurs que les variations de leurs impressions ne vont jamais dans le sens d’une positivation de leurs expériences de lecture des textes de Bobin. Contrairement aux enquêtés du premier groupe qui peuvent nuancer leurs propos et à la fois critiquer certains aspects de l’oeuvre tout en précisant l’apprécier, les enquêtés du second groupe restent dans la négation d’une expérience de réception réussie, ou dans l’indifférence tout au plus à l’égard des textes. Les propos de certains d’entre eux ont été étudiés dans le chapitre IX.

Pour cette dernière partie, nous nous intéressons plus spécifiquement aux lecteurs ayant déclaré apprécié les textes de Bobin. Nous souhaitons répondre à la question d’une possible typification des effets des textes de Bobin sous le terme de rencontre heureuse. Un postulat balise cette recherche. Nous retenons l’idée que l’auteur souhaite provoquer certains sentiments à la lecture de ses textes. Plusieurs formules proférées soit dans des articles de journaux, soit dans ses livres mettent en évidence l’attente d’une émotion qui doit submerger le lecteur (voir la première partie de la thèse). De ce point de vue, un lecteur implicite se dévoile bien dans les textes de Bobin, qui réagit à l’émotion des écrits. Il s’agit alors de vérifier si des lecteurs sont capables de parler des effets des textes en terme d’émotion « ravageant tout sur son passage » pour reprendre la métaphore cicéronienne. Puis, si les manières de relater ces effets de lecture convergent d’un lecteur à l’autre, de sorte qu’une tendance commune se dégage des expériences singulières.

La question concernant les impressions de lecture figurait dans le premier entretien, plutôt au début. Elle consistait à demander aux lecteurs s’ils avaient apprécié les premiers textes lus de Bobin. Il leur était également proposé de détailler les impressions de lecture. Dans cette section sont analysées toutes les réponses des lecteurs déclarant apprécier les textes de Bobin.