Être frappé par des « évidences »

Enfin, un dernier thème d’impressions de lecture souvent présente dans les discours de lecteurs heureux consiste à dire que l’écrivain propose d’une manière claire et précise ce qui n’était qu’intuition dans l’esprit du lecteur. Autrement dit, les phrases lues frappent au coeur les enquêtés et explicitent ce qui n’était qu’émotions subtiles et sensations diffuses.

Enquêtés Citation
Elise, 36 ans enseignante (capes) art plastique « Alors, la première impression, c’est d’être sur la même longueur d’onde, cette sensation d’un auteur qui te parle directement , et que c’est exactement ce que j’aurais aimé dire, penser , oui , sentir , en vibration avec ce qu’il écrit. L’impression d’avoir tout à lire de cet auteur, parce que le style d’écriture me plaît, cette façon de ressentir dans ces livres. »
Odette, institutrice (portrait 2) « En quelques mots , il résumait des choses qui me paraissaient très vraies, au fond de moi . Mais que je ne pouvais mettre noir sur blanc. En fait, il y a une sorte de résumé de la vie , de ce que doit être la simplicité, à travers ces quelques pages, en fait [Eloge du rien].»
Claudie, 54 ans, comptable « Y a un tas de pensées qui sont exprimées, qu’on avait ressenti et qu’on découvre, c’est exactement ça , c’est vraiment. »
Jean-Michel 37 ans, enseignant art plastique (capes) « Et j’ai lu ça, comme une lettre, parce que j’avais l’impression que c’était quelqu’un qui m’écrivait , et qui écrit pour penser, en fait, en écrivant à l’autre. Il essaye de développer sa pensée, et ça rejoint tout à fait mes façons d’être . Ca m’a plu. Une sorte de psychologie poétique. Et en même temps très beau, des images très belles. En le lisant, au bout d’un moment, tu te dis, mais bon sang, il a rudement raison , ça des points de vue psychologiques carrément profonds. Et en même temps dire qu’il a raison, c’est dire que j’ai raison, c’est peut-être pas sûr, mais en même temps, on se dit qu’on a la même sensibilité.»
Sandrine, 28 ans, étudiante histoire de l’art « J’ai trouvé ça très beau, quoi. En fait, il n’y a rien qui ne m’a pas plu, chez Bobin. J’ai trouvé d’abord qu’il y avait une façon d’écrire, qui était assez proche , une sorte d’économie de mots, de ce que je voulais dire . Des mots qui vont droit au but. C’est très juste , très précis. Et y a une certaine façon de parler de l’enfance, bon apparemment ils n’ont pas eu la même (Juliet et Bobin), puis en même temps, une mélancolie, qui me touche beaucoup, parce que c’est un peu comme ça que je vois la mienne. Donc ça, et ça m’a beaucoup plu. J’ai eu vraiment l’impression de découvrir quelqu’un. C’est ce qui m’a le plus touché, quoi. Et puis y a des phrases, aussi. Bon y a quelques unes que j’ai soulignées, y a comme on dit des choses qui m’interpellaient . Ca résonnait en moi. »
« C’est comme quand j’ai lu Dans la lumière des saisons de Juliet, j’ai eu l’impression que tout d’un coup , tout ce qui était embrouillé dans ma tête, c’était écrit par quelqu’un d’autre pour moi . On a l’impression que c’est, tout d’un coup, c’est tout, c’est à ça que tu pensais depuis longtemps et tu ne savais pas le dire. »
- Sylvie, 35 ans, professeur d’allemand « Bon y a des choses aussi que j’ai trouvé qui reviennent. Y a souvent le thème de la neige. C’est quelque chose qui revient beaucoup. Non, tout simplement parce qu’il dit des choses simples. Simples et vraies , avec le mot exact , sans faire des détours. »

Il est tout à fait intéressant de constater combien les mots pour relater l’ensemble des émotions éprouvées la lecture des premiers textes de Bobin se font écho d’un enquêté à l’autre. Il l’est tout autant de remarquer la présence d’une association de termes proposée par tous ces lecteurs. Beauté, émotion et justesse des propos se combinent dans les leurs discours. Par exemple, Denis, professeur agrégé de français développe une réponse en deux temps qui met en évidence la beauté du texte Le Très-Bas et la justesse des idées :

‘ « Nous avons été pris par cette lecture [avec sa cousine], le texte m’a paru très prenant, avec ma cousine, on était vraiment sous le charme, enfin le choc émotionnel de ce texte. Un beau texte, quoi. » A la question de ce qu’il apprécie dans ce texte : « comment dire, cette simplicité, cette facilité d’aller à l’essentiel, les choses sont justes, le mot n’est pas très éloquent, enfin, c’est, il atteint des choses essentielles, avec une manière, on va dire, avec une apparente facilité. Simplement et rapidement. »’

Pour ces enquêtés, les liens entre la beauté, la sensibilité et la justesse et la vérité sont évidents. Il semble pertinent de s’arrêter à la liaison entre ces termes suggérée par de nombreux lecteurs (y compris l’écrivain lorsqu’il se fait lui-même lecteur). Dans le cadre d’une étude sur la réception, autrement dit sur la confrontation entre le « monde du texte » et le « monde du lecteur », le repérage aussi fréquent de l’impression d’une adéquation entre ce que pense le lecteur sans réussir à le formuler et ce que propose l’auteur est à remarquer autant qu’à questionner.

Dans les propos de ces enquêtés, ce qui touche et émeut est vrai, en raison du remue-ménage intime que cela provoque. La justesse d’une pensée ne provient non pas de sa force argumentative, qui aurait conquit le lecteur au moyen de la raison, mais de la séduction qu’elle exerce sur lui. La résonance intérieure ressentie par le lecteur est donc l’étalon qui lui permet de valider ou d’infirmer la justesse du propos. Le thème de l’intériorité comme étalon de mesure de la justesse est un héritage de la pensée romantique. Il est notamment développé dans Les Sources du Moi par Charles Taylor (voir la conclusion de la première partie). L’auteur fait débuter cette manière de lier intériorité, nature et justesse au XVIII° siècle, en Angleterre et en France. Issu de la pensée de Rousseau, repris ensuite par le romantisme, ce courant philosophique pare le sentiment d’attributs souverains : il devient ce qui préside au jugement et décide du bien et du mal.

En associant dans les discours d’impressions de lecture émotion et justesse, les lecteurs se rallient à une conception tout à fait particulière de la nature en tant que norme. Non seulement l’intériorité devient une sorte de boussole servant à guider dans la vie : ce qui est beau, ce qui émeut, est vrai ; mais, c’est également d’une façon toute intérieure qu’on sait ce qui est bien ou mal. Ainsi, le juste au sens du vrai, mais également du bien s’appréhende au moyen de sentiments intimes :

‘« Nous découvrons le bien en partie en nous tournant vers l’intérieur, en consultant nos propres sentiments et nos propres inclinations, et cela a contribué à une révolution philosophique quant à la place qu’occupe le sentiment dans la psychologie morale. » 413

De plus, associer justesse, beauté et sens du bien revient également à nier, d’un point de vue pratique, le partage entre les dimensions esthétique et éthique de l’expérience artistique. Cela signifie que les lecteurs heureux de Bobin ne sont pas au moment de proposer une appréciation, dans un registre distinct relevant soit de l’éthique, soit de l’esthétique. Pour Charles Taylor, la fusion de ces deux principes d’appréciation est une conséquence de la transformation de la nature en norme. L’association de la justesse et la beauté est donc un schème de pensée antérieur à Bobin. Dès lors, il est envisageable que ce schème soit également intériorisé par un certain nombre d’individus parmi lesquels figure une partie de ses lecteurs heureux.

Sous le terme de  rencontre heureuse, nous regroupons les effets de réception fondés sur le sentiment d’une « révélation », d’une « consonance » avec les textes de Bobin. Cela concerne tous les enquêtés qui déclarent avoir ressenti une impression de justesse et de clarté. Etonnamment, les mots varient peu d’un lecteur à l’autre : justesse, révélation, consonance sont les trois termes qui reviennent d’un discours de réception à l’autre. La révélation ou rencontre heureuse est alors un effet de lecture fondée sur le sentiment d’éprouver les propos de l’auteur comme justes, authentiques, et reflétant la vérité. Les émotions éprouvées sont de l’ordre du « choc », du « bouleversement », de la « consonance », de la « reconnaissance de soi-même» dans le texte. Cet effet de réception regroupe une série de caractéristiques renvoyant à la fois aux jugements portés par les enquêtés sur la justesse des propos de l’auteur et aux impressions ressenties lors de la lecture. Le terme de révélation relève d’un double registre : il y a des manifestations physiques d’un sentiment de révélation (joie, bien-être, sentiment de s’élever...), qui proviennent autant de ce qui a été compris des textes que de ce qui s’en dégage en tant qu’objet. Ainsi, les schèmes d’interprétations, mais également les textes dans leur matérialité sont sources de manifestations physiques chez le lecteur, en même temps qu’une opération interprétative est menée. Ces caractéristiques ne se retrouvent pas intégralement dans les discours de tous les enquêtés se déclarant lecteur de Bobin. Les cas particuliers proposent diverses combinaisons de ces éléments.

L’éventualité de cet effet lors de la rencontre entre une oeuvre et un public n’est pas une particularité des expériences de réception des textes de Bobin. Il est souligné par P. Bourdieu, qui met en évidence l’ambiguïté du terme de rencontre. Ce terme s’emploie aussi bien pour décrire une expérience faite avec une oeuvre, qu’une rencontre amoureuse ou encore mystique.

‘« L’amour de l’art parle souvent le même langage que l’amour : le coup de foudre et la rencontre miraculeuse entre une attente et sa réalisation. C’est aussi le rapport entre un peuple et son prophète ou son porte-parole : « tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas trouvé ». Celui qui est parlé est quelqu’un qui avait à l’état potentiel quelque chose à dire et qui ne le sait que lorsqu’on le lui dit. D’une certaine façon, le prophète n’apporte rien ; il ne prêche que des convertis. Mais prêcher des convertis, c’est aussi faire quelque chose. C’est réaliser cette opération typiquement sociale, et quasi-magique, cette rencontre en un déjà-objectivé et une attente implicite, entre un langage et des dispositions qui n’existent qu’à l’état pratique. Les goûts sont les produits de cette rencontre entre deux histoires, l’une à l’état objectivé, l’autre à l’état incorporé, qui sont objectivement accordées. De là sans doute une des dimensions du miracle de la rencontre avec l’oeuvre d’art : découvrir une chose à son goût, c’est se découvrir ce que l’on veut (« c’est exactement ce que je voulais »), ce que l’on avait à dire et qu’on ne savait pas dire, et que, par conséquent, on ne savait pas. »414

Dans ce cas, le créateur est vu comme celui qui est capable de donner les mots qui manquaient à son public, et il ne s’agit que de la réactualisation de dispositions déjà existantes. La théorie du reflet n’est pas loin. N’est pas entrevue toute possibilité d’apprentissage des schèmes d’interprétation proposés par l’oeuvre (de plus, toute oeuvre ne consiste pas en une proposition sémantique explicite et verbalisée, ainsi que le met en évidence J.-C. Passeron dans « L’usage faible des images »415). Adopter ce parti - pris revient à régler par avance la question de l’appropriation des oeuvres de Bobin : elle n’est que la résultante d’un accord entre les dispositions inscrites dans l’oeuvre et celles des lecteurs.

Il reste que la proximité des langages de l’expérience artistique et religieuse doit nous interpeller. La rencontre heureuse n’est pas un ensemble d’émotions ne relevant que de la chose littéraire. Il est même significatif de remarquer combien sont grandes les proximités avec l’expérience mystique ou religieuse. Ainsi, dans un ouvrage consacré au bouddhisme en France, Frédéric Lenoir est conduit à citer des propos de pratiquants bouddhistes. Une similitude avec les termes employés par les lecteurs de Bobin est repérable :

‘« Dès que je suis arrivé au centre, j’ai eu la chance d’entendre un enseignement donné par le lama qui réside sur place, et ça a été une révélation. J’ai été abasourdi par cet homme qui arrivait à expliquer de manière claire, précise, ce que je sentais au fond de moi-même depuis des années. Cet enseignement m’était presque familier.
D’autre part, j’ai tout de suite eu confiance en lui : pour la première fois, je rencontrais une personne qui mettait en cohérence sa conduite avec ce qu’il enseignait. J’ai été bouleversé par son authenticité. »416

C’est donc à une forme d’effets de nature tout à fait particulière que les lecteurs se rapportent en employant ainsi le vocabulaire de la révélation et de la grâce. Que ces termes soient également repérables dans les discours liés au domaine religieux montrent combien les frontières sont minces entre expérience religieuse et expérience artistique. Ce n’est peut-être pas un hasard si le type du mystique contemplatif proposé par Weber a été utile pour donner une certaine cohérence aux propos de Bobin et que l’effet de réception se présente en terme de révélation : on est dans un registre littéraire qui jouxte le domaine de la mystique et de la religion.

Notes
413.

Charles Taylor, Les Sources du moi, La formation de l’identité moderne, Paris, Seuil, 1998, p. 454

414.

P. Bourdieu, Questions de sociologie, Paris, Editions de Minuit, 1980, p. 162

415.

J.-C. Passeron, Le Raisonnement sociologique, L’espace non paupérien du raisonnement naturel, Paris, Nathan, 1991

416.

Frédéric Lenoir, Le Bouddhisme en France, Paris, Fayard, 1999, p. 78