Section II : La fonction d’aide symbolique des textes de Bobin

Dans l’introduction générale, nous avons proposé de considérer les textes de Bobin comme des univers symboliques partiels, selon la définition qu’en donnent P. Berger et T. Luckmann417. Utiliser cet outil théorique a dans un premier temps servi à effectuer une présentation de l’oeuvre de Bobin qui échappe à une lecture purement interne, en opérant un dialogue constant entre les textes et le social. Il existe un second intérêt à son utilisation : pour les deux auteurs, les univers symboliques partiels servent à légitimer les institutions, notamment au moyen de deux fonctions. Il s’agit des fonctions nomiques et de rangement des éléments à l’intérieur des univers symboliques.

‘« Cette fonction nomique de l’univers symbolique pour l’expérience individuelle peut être décrite très simplement en disant qu’elle « met chaque chose à sa juste place ». Plus encore, quand quelqu’un se détache de la conscience de cet ordre (c’est-à-dire quand quelqu’un se retrouve dans une situation marginale de l’expérience), l’univers symbolique lui permet de ‘retourner à la réalité’ - c’est-à-dire à la réalité de la vie quotidienne. »418 ’

On peut alors considérer que les textes de Bobin jouent auprès de ces lecteurs une fonction symbolique en nommant, et en donnant sens à certains éléments biographiques, à certaines situations dans lesquels les enquêtés se reconnaissent. Ainsi, nommer, définir, mettre chaque chose à sa « juste place », est à rapporter aux impressions de lecteurs de Bobin qui disent éprouver ce qu’ils lisent comme « juste », comme éclairant (« ‘dire noir sur blanc ce qu’on pensant confusément dans sa tête’ »). Cette fonction symbolique nous intéresse en premier lieu parce qu’elle explique sans doute un des usages des textes de Bobin qui semble particulièrement subséquente à ces sentiments de révélation : l’aide et les impressions de bien-être relatés par ces mêmes lecteurs. C’est le point que nous souhaitons aborder à présent.

Selon P. Berger et T. Luckmann, il existe des « machineries de conservation des univers » qui passent par deux fonctions : la thérapie et l’annihilation. Ces deux fonctions sont particulièrement nécessaires lorsque la réalité ne fait plus sens pour les individus. Les auteurs prennent pour exemple la mort de proches, qui constitue une situation marginale par excellence. Marginale en ce qu’elle ne fait pas sens pour les individus et que cette situation représente une menace pour les univers symboliques.

‘ « Il est inutile d’insister sur le fait que la mort constitue la plus terrifiante des menaces pour les réalités pré-données de la vie quotidienne. L’intégration de la mort à l’intérieur de la réalité souveraine de l’existence sociale est, dès lors, de la plus grande importance pour n’importe quel ordre institutionnel. Cette légitimation de la mort est, en conséquence, un des produits les plus importants des univers symboliques. [...] Toutes les légitimations de la mort doivent charrier la même tâche essentielle – elles doivent rendre l’individu capable de continuer à vivre en société après la mort des autres significatifs et d’anticiper sa propre mort avec, pour le moins, une terreur suffisamment mitigée pour ne pas paralyser l’exercice continu des routines de la vie quotidienne. »419 ’

Même si la mort d’autrui n’est pas un exemple parmi d’autre, il faut considérer que les univers symboliques sont constamment menacés par des réalités qui n’ont aucun sens par rapport à eux. C’est pour cette raison qu’il existe des machineries de conservation des univers, dont l’objectif est de donner du sens, d’intégrer au sein de l’univers symbolique, la réalité pertubatrice. Les fonctions thérapeutiques et d’annihilation jouent donc ce rôle, chacune à leur manière. La thérapie, lorsqu’elle est réussie, ‘« établit une symétrie entre la machinerie conceptuelle et son appropriation subjective par la conscience de l’individu. Elle resocialise le déviant à l’intérieur de la réalité objective de l’univers symbolique de la société’.420 ». L’annihilation consiste à nier tout ce qui ne peut entrer et faire sens dans l’univers symbolique :

‘« L’annihilation, à son tour, utilise une machinerie similaire pour liquider conceptuellement tout ce qui se trouve en dehors de l’univers en question. [...] La légitimation maintient la réalité de l’univers construit socialement ; l’annihilation nie la réalité de tout phénomène ou de toute interprétation d’un phénomène qui ne s’insère pas dans cet univers.421 » ’

Le but de l’annihilation est alors de transformer les définitions déviantes en les incorporant à l’univers symbolique de référence, de manière à les détruire et les nier.

Rapportées aux textes de Bobin, cela consiste à les envisager comme proposant des nouvelles manières de ranger et nommer des évènements biographiques. Ce faisant, ils donnent la possibilité aux lecteurs d’effectuer une sorte de « thérapie » où ils peuvent remplacer les définitions défaillantes par celles de l’auteur. De la fonction symbolique possible des textes littéraires, (fonction communicative ainsi que l’appelle Jauss) découle alors une fonction d’aide symbolique. Celle-ci peut alors prendre différentes formes : aide par identification, par objectivation et distanciation, par requalification des contextes et situations.

L’exemple de Christine, enseignante (capes) de français est tout à fait éclairant. Un été, alors qu’elle est en voyage au Canada, elle se trouve contrainte d’effectuer un long trajet en automobile. Pour tromper son ennui, elle met en place un exercice qui illustre une utilisation « des machineries de conservation des univers »

‘ «Je vais vous citer quelque chose. Cet été on est retourné au Canada, on a fait le tour du Canada, on a fait un petit périple en voiture autour des chutes du Niagara, un Montréal, ça faisait quand même pas mal de kilomètres. Et j’avais amené un Bobin, et je sais plus lequel, et je lisais dans l’autoroute, c’était facile. Toute la banlieue, là, de Toronto, c’est triste, c’est moche, il n’y a rien, c’est vraiment c’est un lieu... Et je me disais, mais Bobin, lui, même la chose la plus plate, les environs du Creusot, il arrive à voir ça avec un oeil. Alors je me suis dit, je vais essayer de me mettre comme Bobin, tout ce que je verrais dans cette autoroute, il faut que je le vois avec un oeil qui lui donne une certaine beauté, un certain charme. Alors je me suis exercée [sourire dans la voix], et, à la fin, la lumière commençait à tomber, bon c’était l’heure, 6 heures du soir, ça donnait un joli relief. Il commençait à y avoir des collines, y avait énormément de plantes, de fleurs, de couleurs violettes, et tout d’un coup, je me suis dit, ben oui, même ça, ça a quand même une beauté intérieure, et j’étais mieux. »’

Une sorte d’expérimentation de la méthode de Bobin est effectuée par l’enquêtée. Elle en dévoile les ingrédients indispensables : être enfermé dans une situation provisoirement indépassable (un long voyage en voiture) ; avoir sur soi un livre de Bobin de manière à s’exercer. Le tout correspond à un exercice mental de reconversion de l’appréciation de la situation, qui fonctionne au bout d’un certain temps et provoque un sentiment de « mieux-être ». Dans cet exemple, la situation « fermée » à laquelle se heurte l’enquêtée n’est que provisoire. Elle se distingue des cas où c’est un contexte plus large qui pose problème (une vie de couple conflictuelle, des rapports avec ses enfants douloureux...). L’utilisation toute personnelle de ce modèle par l’enquêtée montre combien celui-ci se laisse appréhender par les lecteurs et peut être mobilisé lors de situations diverses, qu’elles soient proches ou distinctes de celles énoncées initialement dans les textes.

Dans la même veine, l’enquêtée apprécie la façon dont Bobin traite du thème de la lecture. Selon elle, il déculpabilise ceux qui aiment lire pour le plaisir : il s’agit encore une manière d’utiliser les assertions de Bobin dans le but de ré-appréhender quelques pratiques quotidiennes. Pour Christine, les textes de l’auteur y parviennent étonnamment bien : « ‘Alors autre chose aussi en lui, c’est qu’il adore les livres, et il déculpabilise complètement des gens qui comme moi passeraient leur journée dans les bouquins, à ne plus voir personne, à ne plus s’occuper du reste etc., parce qu’il dit que c’est essentiel, et moi ça, me, va directement au coeur.’ ». La particularité de ces exemples est que ceux-ci ne se rapportent pas à des réalités ou des situations qui menaceraient les univers symboliques de référence de l’enquêtée. S’exercer pour appréhender d’une manière esthétique les bords d’une autoroute est peut-être assez éloigné de l’exemple donné par P. Berger et B. Luckmann à propos de la mort. Cela montre que l’usage que peuvent en faire les lecteurs du modèle de transfiguration du quotidien est assez étendu. Néanmoins, l’expérience de Christine est plutôt rare. Pour les autres enquêtés, lecteurs heureux des textes de Bobin, l’aide symbolique porte davantage sur des appréhensions de situations menaçant leurs univers symboliques, ainsi que le prévoient les auteurs de La Construction sociale de la réalité.

En effet, s’il ne devait se dégager qu’une seule constante dans les discours d’un grand nombre de lecteurs heureux des textes de Bobin, ce serait sans aucun doute cette impression d’être « aidé ». Ce qui a été mis en évidence pour un peu plus du tiers des portraits (n°1, 2, 3, 4, 5, 6, 7) se retrouve également auprès d’autres enquêtés.

Ainsi, le premier livre de Bobin que Claudie, comptable dans une association lit est L’Inespérée, offert par un ami. Sa lecture s’effectue à un moment particulièrement douloureux de sa vie, correspondant à son divorce :

‘« Disons que L’Inespérée, c’était un petit peu, c’était plus la relation, enfin le couple, c’est beaucoup dire, m’enfin, plus à ce niveau-là. C’est vrai que j’avais le souvenir d’un livre qui apporte une ouverture, un espoir, et qui est positif, et ça je crois que c’était très important au moment où je l’ai lu. Je sais que je l’ai apprécié pour ça entre autre, c’est aussi l’importance donnée à des toutes petites choses, que ce soit la nature, que ce soit des sentiments, des gestes, tout semble un peu décuplé. »’

Denise, secrétaire, a découvert son premier texte de Bobin (Le Très-Bas) par l’entremise d’une collègue de travail. Immédiatement enthousiasmée et « touchée » sa lecture, elle s’est peu à peu acheté plusieurs livres. Elle voit l’auteur comme un « sage » et imagine relire ses textes « en cas de blues », ce qui est une manière discrète de présenter cette fonction d’aide au lecteur :

‘« C’est vraiment quelqu’un qu’on a envie de connaître, c’est sûr, on le sent tellement porteur de, presque de sagesse, à la limite. [...] C’est des genres de livres d’abord que je ne donnerais pas, que je vais garder. Et au hasard d’un coup de blues, on le prend, on le relit, on le repotasse, on le relis. »’

Pour Jean-Michel, enseignant d’art plastique en collège, la fonction d’aide au lecteur est tout à fait ciblée. Lecteur heureux, mobilisant le vocabulaire de la révélation pour qualifier sa réception des textes de Bobin, il relate un thème en particulier qui l’a aidé dans son quotidien :

‘« Quand on pense que ce qu’il dit, c’est ce qu’on a envie de dire mais qu’on n’arrive pas. C’est aussi, on n’arrive pas parce qu’on sait pas le formuler, puis parce qu’on n’ose pas le formuler, quand il dit par exemple un truc, qui est difficile, ’l’amour disparaît à la naissance du premier enfant’, tu l’éprouves, ça mais tu oses pas trop le dire. Et après quand c’est écrit, tu peux dialoguer avec ta femme... »’

Enfin pour Jules, prêtre diocésain, les textes de Bobin lui permettent de changer le regard qu’il porte sur les autres, qui consiste encore une fois en une nouvelle appréhension des situations :

‘« Ce qui me plaît dans Christian Bobin, c’est une fraîcheur, il est lucide sur les choses du monde qui ne sont pas belles. C’est vrai, il n’est pas naïf, mais il a une fraîcheur, un émerveillement devant les gens. Il donne au lecteur l’envie de se mettre debout, de partir. Une fois qu’on a lu ça, on se dit, bon c’est vrai, dans le fond y a quand même des choses chouettes, il nous provoque un regard moins dur envers les autres. Pour moi, ces bouquins m’aident à porter sur l’autre un autre regard, un regard lucide, mais moins dur. » ’

On note même que cette nouvelle appréhension, cette conversion du « regard » induit un changement comportemental chez Jules. Tout comme on avait pu le mettre en évidence avec Céline (portrait n°3), qui disait qu’après avoir lu un texte de Bobin, elle se sentait « une battante », on constate donc que l’aide symbolique n’opère pas seulement dans un univers mental, déconnecté des contextes, des situations et des pratiques. Les petites phrases, des aphorismes, des leitmotivs recherchés par les enquêtés dans les textes de Bobin ont une visée essentiellement pratique, qui joue sur leurs comportements, que le mode d’appropriation soit à dominante éthico-pratique ou analytique et esthétique.

Si l’on pousse plus avant l’étude des propos des lecteurs heureux des textes de Bobin, on remarque une correspondance entre certains effets et usages des textes : la révélation ou « rencontre heureuse » s’accompagne dans la plupart des cas de la mobilisation de la fonction d’aide symbolique, ainsi que le met en évidence le tableau à la page suivante.

Tableau : Cumul des effets « rencontre heureuse » et des usages « aide au lecteur »
Prénom, profession Effet de réception Usages selon les thèmes
Marcel, professeur d’EPS (portrait 7) Rencontre heureuse Aide symbolique :
Légitimer la vie solitaire
Catherine, professeur d’histoire.géo (portrait 6) Rencontre heureuse Aide symbolique :
Rapport mère-enfant
Christine, professeur de français (capes) Rencontre heureuse Aide symbolique :
Légitimer goût de lire ;
Rapport mère-enfant ; voir le quotidien avec d’un point de vue esthétique
Jean-Michel, professeur d’art plastique Rencontre heureuse Aide symbolique : verbaliser ce qui pose problème
Elise, professeur d’art plastique Rencontre heureuse Aide symbolique : repenser son quotidien, avoir une vision esthétique des choses
Odette, institutrice (portrait 2) Rencontre heureuse Aide symbolique :
Requalifier la solitude ; la lecture ; le rapport aux autres
M.-Christine, institutrice (portrait 1) Rencontre heureuse Aide symbolique :
Repenser le rapport mère-enfant ; la solitude
John, employé de librairie (portrait 11) Rencontre heureuse Aide au lecteur pour : repenser la place de l’artiste dans la société
Julie, employée de librairie (portrait 3) Rencontre heureuse Aide symbolique : requalifier le goût de lire, le quotidien
Denise, employée de bureau (comptabilité) Rencontre heureuse Aide symbolique : revaloriser le quotidien
Claudie, employée d’association (comptabilité) Rencontre heureuse Aide symbolique : les rapports de couple
Sandrine, étudiante (capes histoire de l’art) Rencontre heureuse Aide symbolique : repenser l’amour, la mystique
Rodrigue, étudiant en philosophie (DEUG) Rencontre heureuse
Céline, étudiante art plastique (portrait 1) Rencontre heureuse Aide symbolique : repenser la femme, l’amour, la mystique, la nature

Cet usage de textes amène à considérer qu’une fonction finalement assez courante de la lecture est mobilisée par des lecteurs sans être explicitement désignée. Une constante se dégage de ces pratiques de lecture, qu’on pourrait qualifier de thérapeutiques. Ainsi, dans la liste des fonctions ou usages de la lecture, un terme mérite d’être ajouté qui rend compte de l’investissement pragmatique des textes par des lecteurs en fonction de leurs expériences sociales diverses. Les textes de Bobin se prêtent particulièrement bien à cette lecture thérapeutique : plusieurs enquêtés évoquent les termes explicites de « recettes du bonheur », de « pansement de l’âme » pour qualifier leur recherche de petites phrases devant les aider au quotidien.

Enfin, il est à remarquer que l’analyse de l’évolution des lectures des textes de Bobin à un an d’intervalle laisse apparaître un curieux constat. Alors même qu’il s’agit d’une pratique qualifiée par certains de « survie » (Catherine, mais également Odette, disant « j’ai besoin qu’ils soient là » ; ou Denise, souhaitant pouvoir « y retourner en cas de blues »), on observe que chez pratiquement tous les lecteurs évoquant leur réception en terme de rencontre heureuse, celle-là s’est modifiée, raréfiée ou complètement arrêtée. Aucun enquêté relevant de ce type d’effet de réception ne relate effectivement avoir poursuivi de la même manière sa lecture des textes de Bobin entre le premier et le second entretiens. Quatre types de raisons sont évoqués par les enquêtés :

Il s’agit selon nous d’une conséquence de la fonction symbolique des textes de Bobin, lorsqu’elle est utilisée par ces lecteurs. Essentiellement mobilisée en période de crise, les effets s’estompent et la fonction n’est plus nécessaire soit lorsque les conditions objectives d’existence ont changé, soit que celles-ci ne mettent plus en situation de crise l’enquêté.

Notes
417.

P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, Paris, Armand Colin, 1996

418.

P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op.cit., p. 136

419.

P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op. cit., pp. 139 - 140

420.

P. Berger, T. Luckmann, La construction sociale de la réalité, op. cit., p. 156

421.

P. Berger, T. Luckmann, La Construction sociale de la réalité, op. cit., p. 157