Une réflexion est enfin à engager sur le rôle joué par la légitimité de l’oeuvre de Bobin et de la lecture selon les milieux sociaux. Un regard sur l’ensemble de la population doit permettre d’observer des variations à cette échelle et de montrer comment se combinent les légitimités de la lecture et des textes de Bobin selon les milieux professionnels, familiaux, et amicaux. Observe-t-on qu’à une légitimité faible de la lecture (et de quelles formes de lecture) et des textes de Bobin dans un milieu professionnel par exemple, correspondent des réceptions distanciées de ces textes ? Ou qu’à l’inverse, dans des milieux professionnels où il « fait bien » de lire et de lire les livres de Bobin, les appropriations s’orientent vers les impressions de se reconnaître dans les textes, et/ou vers des usages particuliers de ceux-ci ?
L’entrée par réseaux que nous avons mise en place pour construire notre population a eu pour conséquence, ainsi que nous l’avons souligné, de retenir des individus proches les uns des autres selon certaines caractéristiques sociales telles que la profession, les amis ou la famille. Il est intéressant de relever que sur la thématique de la sociabilité autour des livres, certains enquêtés vont citer plus spontanément des collègues de travail, là où d’autres inscrivent ces pratiques dans un réseau relationnel uniquement composé d’amis ou de membres de famille, opérant une coupure entre le monde professionnel et les autres sphères sociales. Est donc questionné le rôle de l’entourage, non plus seulement auprès de chaque lecteur pour l’élaboration des portraits, mais avec une visée comparative, en retenant avec B. Lahire que « ‘ceux qui ne lisent pas mais disent vouloir ‘s’y mettre’ sont aussi des personnes entourées de lecteurs’ 422 » ou encore avec P. Bourdieu, qu’ « ‘il est probable qu’on lit quand on a un marché sur lequel on peut placer des discours concernant les lectures’ 423»
La piste suivie dans cette section est l’idée selon laquelle la légitimité de la lecture et des textes littéraires est variable d’un milieu social à l’autre : un enquêté qui traverse plusieurs milieux sociaux au cours de sa vie est ainsi confronté à une variation plus ou moins importante de la légitimité d’une part de la lecture et d’autre part de certains types de textes et de lecture. Si l’on considère que l’école est le lieu par excellence où la lecture possède une forte légitimité, il faut rappeler cela change par la suite selon le type d’étude poursuivies, selon les métiers exercés, selon les périodes (chômage, construction d’une famille, divorce...) dans lesquelles s’inscrivent les individus. Cette légitimité des types de textes à lire qu’on pose comme variable selon les milieux sociaux concerne de diverses manières aussi bien les oeuvres entrées dans le patrimoine culturel que les productions récentes d’écrivains contemporains. Ainsi, ce qui est acceptable et « lisible » dans un milieu social constitue l’impensable, l’inqualifiable pour un autre.
Notre hypothèse est qu’il y a plus de chance d’éprouver une expérience réussie de lecture lorsqu’un milieu social significatif pour l’enquêté accorde un certain crédit à cet auteur. De plus, nous posons que la légitimité de la lecture et la légitimité de Bobin vont de pair dans la construction d’une expérience de réception heureuse. Enfin, nous souhaitons observer si les effets de réception que nous avons qualifiés de « rencontre heureuse » sont le fait de lecteurs pour lesquels la légitimité de Bobin et de la lecture est un fait établi dans certains milieux : est-ce dans les milieux les plus enclins à valoriser et la lecture et Bobin qu’on trouve le plus grand nombre de récit en terme de « rencontre heureuse » ? L’entrée par la légitimité de l’écrivain selon le milieu social et notamment le milieu professionnel permet également de donner quelques indications sur l’importance accordée à une pratique selon les professions : et de l’importance ou non accordée à la lecture selon les milieux sociaux découle peut-être le crédit offert à un écrivain concernant notamment son univers symbolique.
Une des manières d’avoir un aperçu de l’importance et de la valeur accordée à la lecture chez les enquêtés consiste à repérer dans leurs discours les éventuelles relations établies entre le milieu professionnel et leurs lectures. Autrement dit, il s’agit de voir si les enquêtés réagissent aux questions posées sur leurs pratiques de lecture en les intégrant systématiquement dans un réseau relationnel composé de collègues. La possibilité d’échanges autour des livres dans le milieu professionnel est ainsi un indice d’un univers social où la lecture est valorisée et signe de profits distinctifs. Deux ensembles de questions dans les grilles d’entretien rendent compte de cette liaison entre la lecture et le milieu professionnel : cela concerne premièrement ce qui se rapporte au thème des choix de livres à lire, et ensuite le thème de la manière dont les textes de Bobin ont été découverts.
Aux pages suivantes sont présentés des tableaux récapitulant les manières d’avoir connu les textes de Bobin pour les enquêtés et les personnes avec qui ils ont parlé. Cinq tableaux de sociabilité autour des livres sont proposés : 1) chez les enseignants ; 2) chez les professionnels du champ artistique ; 3) chez les enquêtés membres du clergé ; 4) chez les enquêtés travaillant dans le privé ; 5) chez les étudiants . Dans chaque tableau, la première colonne récapitule les formes de la réception en partant des principaux effets des textes sur les lecteurs.
Exp. | Nom | Remarques |
RH | Marie-Christine (portrait 1) |
A connu par un ami, puis en parle et fait découvrir à ses collègues |
RH | Odette (portrait 2) | A connu par le biais de Télérama. En parle avec ses collègues |
RH | Catherine (portrait 6) | A connu Bobin par deux sources : des amies, les collègues |
RH | Marcel (portrait 7) | Professeur certifié d’EPS. A connu par trois sources (dont deux sont des collègues) |
Rejet | Roland, professeur certifié de mathématiques | A connu par une amie. En parle avec ses collègues « C’était au festival d’Avignon. J’ai rencontré une comédienne, une amie, qui m’en a lu des passages. Je n’en avais jamais entendu parlé. » |
RH | Elise, professeur certifiée de dessin | A connu par un ami, puis discussions avec des collègues : « C’est un ami, également prof, mais de français, qui m’en a envoyé un par la poste. Et après j’en ai parlé à Jean-Charles et on l’a beaucoup lu. » |
RH | Jean-Michel, professeur certifié de dessin | A connu par sa femme (Elise), également enseignante, en parle avec ses collègues. « C’est Elise qui m’en a parlé. Et j’ai accroché tout de suite » |
RH | Christelle, professeur certifiée de français | A connu par des collègues (Jean-Charles, Marcel, Elise) « Alors comment j’ai découvert Christian Bobin ? C’est par l’intermédiaire de Jean-Charles qui m’a dit : « est-ce que tu connais un auteur formidable » et comme je ne demande qu’à découvrir de nouveaux auteurs, ne serait-ce que parce que je suis prof de français » |
RH | Denis, agrégé de français (a fait étudié le Très-Bas en classe) | A connu avec sa cousine, lors d’une représentation ; puis en a parlé avec les collègues (avec Sylvie) : « C’est lors du festival d’Avignon, où il y avait une lecture publique. » |
RH | Sylvie, 32 ans, agrégée d’allemand | A connu dès le début au cours d’un récital puis a lu des articles, entendu des émissions de radio. En a parlé avec ses collègues (avec Denis) « C’était à la fin d’un récital. Le chanteur avait été rappelé et plutôt que de chanter encore une fois un morceau, il a sorti un livre de Bobin et a lu quelques passages. » |
RH | Armand, agrégé de français | Ami de Bobin. A d’abord connu l’individu avant qu’il ne devienne auteur. Puis en a parlé avec ses collègues. « Alors Bobin, je connaissais le bonhomme depuis longtemps, je connais d’ailleurs toute sa famille. Et quand il a été publié, et que ça a commencé à marché, j’ai été très content pour lui. » |
Légende Exp. = expérience de réception, avec : RH = rencontre heureuse ; LI : une lecture intéressante ; I = indifférence ; R = rejet |
On remarque que tous les enquêtés enseignants ont parlé de cet écrivain avec leurs collègues, parfois même sur leur lieu de travail (soit avant soit après avoir lu des livres de l’auteur). Cela signifie d’une part que parler de ses lectures avec ses collègues est une pratique existante et ordinaire pour ces individus et d’autre part que les textes de Bobin ont suffisamment de légitimité dans ces milieux pour être évoqués sans que cela amène un déclassement du lecteur auprès des collègues. Que le nom de Bobin ait été prononcé pour la première fois par des collègues de travail ou que ces derniers n’aient joué qu’un rôle de renforcement des impressions premières (comme c’est le cas pour Marcel ou Sylvie), il n’en reste pas moins que la réception de ces enquêtés se construit également en rapport à ces milieux professionnels.
Néanmoins, ce n’est qu’à la lecture comparée des réponses des uns et des autres que l’on observe cette possibilité pour les enquêtés enseignants de parler de leurs lectures avec des collègues. Si l’on se fie aux discours de chacun, c’est plutôt le sentiment de l’absence de cette éventualité qui est mis en avant. Leurs propos tendent en effet à mettre en évidence l’impression d’une carence d’interlocuteurs dans leur milieu professionnel. Ainsi, Sylvie, professeur d’allemand, précise :
‘« Non, à part Marie et Denis (deux collègues), pas tellement. Non parce que je n’ai pas trop de contacts avec les autres collègues. Bon, si, y en a deux avec lesquels je peux discuter, mais dans l’ensemble, c’est peut-être parce que je ne les connais pas. Non, c’est vrai qu’au lycée, mais c’est vrai qu’avec les autres, je n’ai pas tellement de liens avec les autres collègues, à part bonjour, comme ça. Mais je ne sais pas s’il y en a d’autres qui lisent Bobin. »’Toutefois, chacun est à même de citer le nom d’un ou deux collègues avec qui discuter, prêter, échanger des livres, inscrivant leur relation dans le registre de l’affinité élective. Même si les impressions sont alors de n’avoir que peu de collègues avec qui parler vraiment de littérature, ce sentiment d’élection autour d’un sujet lui-même signe de distinction ne doit pas masquer l’ordinaire d’une pratique d’échanges autour des livres. Que tous puissent rapporter le nom d’un ou deux collègues avec qui des discussions et prêts d’ouvrages ont lieu est pour nous suffisamment explicite et s’oppose en cela aux pratiques de lecture des enquêtés travaillant dans le privé (hors champ littéraire).
Exp. | Nom | Citations |
RH | Madeleine (portrait 9) | A connu par la radio (par sa mère), en parle dans sa librairie à son collègue, à ses clients. Le fait découvrir |
RH | Julie (portrait 4) | A connu par son compagnon (portrait 12), en parle avec ses collègues et sa patronne. Le conseille aux clients |
LI | Antoine | A connu par sa patronne (libraire). « J’étais stagiaire à la librairie et Madeleine (portrait 10) m’en avait parlé, donc je connaissais par elle. » |
R | Didier (portrait 8) | A connu par ses collègues, sur son lieu de travail |
RH | John (portrait11) | A connu en entrant dans une librairie. En parle sur son lieu de travail avec ses collègues. Le conseille aux clients |
RH | Renaud (portrait 10) | A connu par un écrivain publié dans sa maison d’édition, en parle à ses collègues. L’édite. |
Légende Exp. = expérience de réception, avec : RH = rencontre heureuse ; LI : une lecture intéressante ; I = indifférence ; R = rejet |
Pour ces libraires, employés de librairie ou éditeur, on peut faire le même constat qu’avec les enseignants : il semble y avoir une bonne interpénétration des sphères publiques et privées concernant les pratiques de lecture. Les écrits de Bobin ont été abordés conjointement en famille et auprès de collègues.
Exp. | Nom | Citations |
LI | Bertrand (portrait 13) | Par des paroissiens |
RH et LI | Jean-Jacques (portrait 14) | Par des prêtres et des collègues séminaristes. |
RH | Jacques, prêtre diocésain | Par des paroissiens et des collègues, qu’il appelle des « copains » : « J’ai connu Christian Bobin par, heu, non pas des relations avec Christian Bobin, mais par des copains, des copines qui m’en avait parlé, et qui m’avaient dit « ce livre c’est du tonnerre » ». |
I | Michel, prêtre diocésain | Dans une librairie : « En me promenant dans les librairies, j’ai vu qu’il avait fait un beau succès, mais ça ne m’a pas donné envie de le lire. Et puis parce que je pense que je ne connais personne qui m’a, qui m’a dit le bien que ça lui avait fait, certainement. » |
Légende Exp. = expérience de réception, avec : RH = rencontre heureuse ; LI : une lecture intéressante ; I = indifférence ; R = rejet |
Les membres du clergé montrent une sociabilité autour des livres proches de celle des enseignants et professionnels du champ artistique : des échanges avec des collègues, une fréquentation des librairies, et des discussions avec des paroissiaux, donnant lieu à des conseils de lecture de part et d’autre, à des prêts et emprunts de livres, à des cadeaux également (voir portrait 10, Bertrand).
Exp. | Nom | Citations |
R | Léon, ingénieur (portrait 5) | A connu par sa fille. N’en avait jamais entendu parler auparavant dans ses réseaux relationnels. |
LI | Jean, ingénieur | Par sa femme, et ses amis. Ne parle pas de ses lectures dans son milieu professionnel |
LI | Christian, ingénieur | A connu par sa compagne. « Alors c’est Nadia, elle en avait lu. Et par curiosité. » Ne parle pas de ses lecture dans son milieu professionnel |
I | Luc, ingénieur | A connu par un ami, a lu Le Très-Bas sur les conseils d’une collègue de travail pour cette étude : « J’ai connu cet auteur parce que Danièle recherchait des gens pour lire. Donc elle m’a proposé ce bouquin là, et puis donc, je l’ai lu. Parce que j’achète des bouquins. C’était Le Très-Bas de Christian Bobin, et j’ai un copain qui a lu d’autres livres de lui, qui m’a dit que c’était bien, que c’était intéressant, mais que ce n’était pas le meilleur. Et je ne me souviens plus du meilleur titre, soit disant. » Ne parle qu’occasionnellement de ses lectures dans son milieu professionnel |
R | Georges, ingénieur | Sur les conseils d’une collègue de travail (pour cette étude) « Alors je l’ai connu, parce que Danièle m’a offert une fois un livre, j’avais jamais entendu, c’était la première fois je lisais Bobin, c’était le Très-Bas, bon elle me l’a offert, parce que je suppose, vous étiez, précisément, en train de faire, cette étude, et en plus elle m’avait donné, alors je me souviens plus à quelle époque, mais c’était à ce moment là. Alors je ne connaissais pas cet auteur, donc j’avais jamais rien lu de lui, et depuis j’ai plus rien lu de lui (rires), donc je n’ai lu qu’un livre, c’est celui là. » Ne parle pas de ses lectures dans son milieu professionnel |
RH | Denise, secrétaire | Par une amie, également collègue de travail (pour cette étude) : « C’est probablement quelqu’un que je serais pas allée chercher, je ne pense pas, ou alors à l’occasion vraiment d’une exposition ou quelque chose comme ça, mais, a priori, je serais pas allée chercher cet auteur. Parce que je ne le connaissais pas[...] C’est Danièle qui m’a parlé de cet auteur, de ce, petit bouquin, je l’ai lu, bon pour lui faire plaisir, pour vous rencontrez, et après (elle tousse). » Ne parle pas de ses lectures dans son milieu professionnel |
RH | Claudie, comptable | Par un ami : « C’est quelqu’un heu, y a longtemps que je le connais, d’ailleurs, c’est un ami qui n’habite pas dans la région lyonnaise, que j’ai connu, y a pas mal d’année, et avec qui, c’est un artiste, c’est quelqu’un qui a une formation à la fois scientifique et artistique, qui a fait, et disons que de mentalité il est plus artiste. Et lui connaissait. Et il m’en a offert un. » |
LI | Paul, DRH (portrait 13) | Par le prêtre de sa paroisse Ne parle pas de ses lectures dans son milieu professionnel |
LI | Joseph, technicien | Par un voisin : « C’est le voisin, parce qu’il sait que je suis intéressé par tout ce qui est questions de religion et tout. » Ne parle pas de ses lectures dans son milieu professionnel |
R | France, représentante | Par sa fille, qui l’a étudié en classe de seconde « Mais heu, moi j’ai lu ce bouquin [le Très-Bas] en fait, parce que bon, d’abord Amandine m’a demandé de le lire, et puis souvent je lis ses livres, pas forcément par choix, mais pour savoir ce qu’elle lit. Parce que des fois on en parle, alors c’est bien. [...] Mais je ne connaissais pas du tout. Et personne ne m’en avait parlé. » Ne parle pas de ses lectures dans son milieu professionnel |
R | Guy, éducateur social | Par des amis. Peut parler de ses lectures dans son milieu professionnel |
Légende Exp. = expérience de réception, avec : RH = rencontre heureuse ; LI : une lecture intéressante ; I = indifférence ; R = rejet |
Pour ces enquêtés, la situation est différente de celles que nous venons d’observer (chez les enseignants, professionnels du champ littéraire, membres du clergé). Les seuls à avoir pris connaissance ou avoir discuté des textes de Bobin avec des collègues de travail sont ceux qui ont été contacté par un membre de notre famille (Danièle) pour la réalisation d’entretiens. Pour tous les autres, l’approche s’est faite par des amis (hors monde professionnel), des voisins ou des membres de leur famille. On voit ainsi que pour les cinq ingénieurs retenus pour l’étude, un seul connaissait quelques textes de Bobin. Il s’agit de Jean, qui découvre Le Très-Bas sous la pression combinée de son réseau relationnel et de sa femme.
‘« Alors c’était ma femme, elle m’en parlait, et j’en entendais parler autour de moi. Et puis j’avais lu des recensions dans Télérama, ou autre. Alors j’ai eu envie de ne pas être le seul à ne pas connaître. »’Parler de ses lectures avec ses collègues de travail est ainsi une pratique peu répandue pour ces enquêtés. Il semble que tous opèrent une séparation entre la sphère professionnelle et les autres et que la lecture d’ouvrages tels que ceux de Bobin relèvent d’un domaine non professionnel d’activité. On ne peut que se demander quelle légitimité peut alors avoir une pratique pour des individus qui dissocie aussi fortement l’univers professionnel des univers familiaux et amicaux. Et en creux, quelles sont les formes d’expériences de réception qui peuvent résulter de ce clivage (ce point est partiellement abordé dans la suite de cette section).
Exp. | Nom | Citations |
RH | Céline, (portrait 4) | En entrant dans une librairie. Parle de ses lectures avec une seule étudiante |
RH | Sandrine, maîtrise histoire de l’art | Par un autre écrivain, Charles Juliet. En parle à une amie étudiante (Céline, portrait 1) « C’est Michel (un ami) qui m’avait prêté l’Autre Journal, et donc dedans y avait une rencontre entre Bobin et Juliet, parce que moi, au début, c’était Juliet que je connaissais d’abord. Et c’est comme ça que j’ai connu Bobin. » |
RH | Annabelle, licence de lettres modernes | Par des amis étudiants : « Ho ben, c’est à la fac, entre copains. On en parle et on lit. » |
RH | Rodrigue, deug de philosophie | Par des amis étudiants : « En philo on lit beaucoup de choses, et c’est vrai que Bobin, il est bien connu. » Parle de ses lectures avec ses camarades étudiants |
RH | Eric, deug de philosophie | Par son professeur de philosophie en terminale : « Par ma prof de philo en terminale, parce qu’en fait on est devenus très amis. » Parle de ses lectures avec ses camarades étudiants |
I | Célia, deug lettres modernes | En travaillant dans une librairie : « C’est vrai que je me souviens, quand je travaillais dans la librairie, j’avais souvent à ranger des piles, et des piles de Bobin, mais ça m’a jamais donné envie de lire. » N’a pas d’amis étudiant. |
R | Estelle, mathématiques supérieures | Par notre intermédiaire : « Ben, je n’en avais jamais entendu parlé dans mon milieu et même après avoir lu. Il n’est pas très connu comme auteur. » Parle de ses lectures avec ses camarades de promotion |
Légende Exp. = expérience de réception, avec : RH = rencontre heureuse ; LI : une lecture intéressante ; I = indifférence ; R = rejet |
Pour les étudiants, le constat est encore à dissocier des autres. Il semble que se mêlent des discussions avec des pairs lorsque les enquêtés ne sont pas complètement isolés, et des « coups de foudre » qui correspondent à des lectures faites sans recommandations de part et d’autres. Ainsi Annelise, Rodrigue, Eric, Sandrine et Céline (portrait n° 3) relatent tous des manières identiques de s’approvisionner en livre qui consiste à déambuler dans des librairies et à laisser le regard s’accrocher sur quelques livres. Les cursus littéraires suivis par tous ces étudiants expliquent sans doute cette faculté à se repérer dans les librairies et à vivre ces genres de rencontres électives avec des livres.
Le principal constat auquel mène une lecture comparative de ces tableaux est qu’un clivage net se manifeste concernant la manière d’avoir pris connaissance des textes de Bobin selon les milieux professionnels des enquêtés. Il semble ainsi qu’un partage dans les légitimités de la lecture et des textes de Bobin est à faire entre les enseignants, étudiants de formation littéraire, membres du clergé et professionnels du champ artistique d’une part, les individus travaillant dans le privé (hors champ artistique) d’autre part. Tandis que pour enquêtés du premier groupe, il y a interpénétration des pratiques de lecture dans les milieux professionnels, une séparation est faite chez les enquêtés du second groupe. Si pour les premiers, parler de ses lectures et des textes de Bobin est valorisant dans leur sphère professionnelle, il en va tout autrement pour les seconds qui ne relatent qu’exceptionnellement des liens de sociabilité autour des livres auprès de leurs collègues de travail.
Si l’on reprend les tableaux présentés aux pages précédentes, on constate que les effets de réception se répartissent grosso modo en fonction de légitimités de la lecture et de l’oeuvre de Bobin selon les milieux : aux milieux professionnels où il est possible d’évoquer ses lectures et dans lesquels les enquêtés ont parlé de Bobin correspondent des effets de réception plutôt orientés vers la « rencontre heureuse » ; aux milieux professionnels où ne sont abordés ni le thème des lectures ni celui de Bobin correspondent des effets de réception plus variés (tableau 3 : « lecture intéressante » 4 cas, « rencontre heureuse » 2 cas, rejet 4 cas, indifférence 1 cas). L’effet de « lecture intéressante » n’est ainsi pas relaté par les lecteurs appartenant aux milieux professionnels enseignants, artistiques, et étudiants de formation littéraire.
Si l’on investit davantage les réponses des enquêtés issus du privé, on observe que, lorsque les expériences de réception des textes de Bobin sont positives, on ne trouve pas de traces d’une réception telle que la « rencontre heureuse ». Les propos mettent davantage en avant un intérêt pour les textes de Bobin, sans que soit employé ni le vocabulaire de l’émotion, ni relevées les impressions d’avoir été « touché » et/ou « aidé » par ces lectures. « Rencontre heureuse » et « lecture intéressante » paraissent alors correspondre à deux formes d’effets de lecture relativement distincts l’une de l’autre. A la page suivante, un tableau reprend les propos des enquêtés déclarant avoir fait avec les textes de Bobin une « lecture intéressante ».
Prénom, profession | Citation |
Christian, ingénieur informaticien | « L’histoire religieuse m’intéresse et je connaissais déjà la vie de François d’Assise. Donc j’ai trouvé ça intéressant. » |
Luc, ingénieur informaticien | « J’ai bien aimé, bon, mais je ne suis pas tellement d’accord avec tout le discours religieux, même par ailleurs. Mais j’ai beaucoup aimé le style, plutôt que l’histoire proprement dite. [...]Le sujet ne m’a pas passionné, vraiment, mais y a quand même un style particulier, enfin un style propre à Christian Bobin quoi, donc cet aspect nouveau, ça m’a intéressé, de ce côté là. Donc on voit bien que ce n’est pas un écrivain amateur, un écrivain, y a bien un style particulier, propre, pas transposé. Donc de ce côté-là, ça me plaît assez. » |
Jules, prêtre diocésain | « L’histoire de François d’Assise, écrite ainsi, m’a furieusement intéressée. Et c’est comme l’autre livre, sur sa femme qui est morte. J’ai trouvé qu’il avait une manière intéressante de raconter ça. » |
Jean, ancien ingénieur | A propos du Très-Bas : « Je le prends comme un bouquin intéressant de quelqu’un qui parle de manière intéressante d’un sujet qui m’intéresse, qu’il écrit de manière agaçante, mais enfin il faut bien qu’il vende ! » |
Eric, étudiant en philosophie | « Alors, les livres de Bobin, j’aime beaucoup, avec des réserves, mais j’aime beaucoup. Les impressions ? Je ne sais pas, une impression de tranquillité et puis aussi de violence. Je trouve que ce sont des textes qui sont assez violents. Ils ont une apparence reposante, on a l’impression que ça se lit tout seul, puis finalement c’est très violent. Mais ouais, ça m’a bien intéressé.» |
Célia, étudiantes en lettres modernes | « Ouais, j’ai trouvé ça [le Très-Bas], intéressant. Mais sans plus. Je comprends qu’on puisse beaucoup aimer. Mais ça n’a pas été une révélation. Non, c’est pas mal, c’est vraiment intéressant comme littérature, comme écriture.» |
A la lecture de ces propos, on observe que ces enquêtés placent leurs attentes de lecture vers une accumulation de connaissances sur le monde extérieur. Ainsi, les textes de Bobin sont lus avec « intérêt » car ils apportent des informations sur une thématique particulière (la vie de François d’Assise, par exemple dans le Très-Bas), ou sur un style d’écriture peu ordinaire. La réception est alors qualifiée de « réussie » par le lecteur, sans toutefois que l’on observe les effets de révélation. Là où les lecteurs employant le champ lexical de la rencontre heureuse se sentent « touchés » par une prose qu’ils jugent à la fois juste et belle, les lecteurs « intéressés » par les textes de Bobin mettent en avant l’apport en terme de connaissance sur le monde (d’une manière générale) que leur lecture leur a procuré. Ils ont ainsi pu se familiariser avec un style d’écriture nouveau ou alors avec des thèmes pour eux inconnus. Au minima, cette lecture leur a permis de se tenir « au courant des nouvelles parutions », ainsi que le résume Luc, ingénieur informaticien, lecteur régulier de presse. A ces deux effets de réception correspondent, semble-t-il, deux manières d’appréhender les textes de Bobin : pour les tenants de la rencontre heureuse, l’auteur apporte des éléments de connaissance sur eux-même, qu’ils sentent en « résonance » avec leurs propres perceptions ; pour les tenants d’une lecture « intéressante », la dimension de « retour sur soi » de la lecture n’est pas rapportée (pour le cas de ces textes, cela ne veut pas dire que cette forme d’expérience ne pourrait être faite avec d’autres types de textes et d’autres auteurs), et les connaissances qu’ils offrent portent davantage sur le monde extérieur (avoir lu un auteur contemporain, dont on parle dans la presse, connaître la vie de François d’Assise...). Et un fait doit être remarqué : si tous les lecteurs relevant d’une expérience de « rencontre heureuse » avec les textes de Bobin ne relatent pas systématique une fonction d’aide symbolique de ces lectures, il y a tout de même une convergence forte de l’effet de révélation avec cette fonction. En revanche, pour les lecteurs relevant d’une expérience de réception fondée sur l’impression d’une « lecture intéressante », la fonction d’aide symbolique n’est pas mobilisée au cours de leur lecture. On peut faire le même constat pour les cas de réception malheureuse des textes de Bobin. Les lecteurs malheureux des textes de Bobin ne disent pas avoir été « aidés » par ceux-ci au cours de leur lecture. Pourtant, on remarque que la fonction d’aide symbolique de textes, qu’ils soient littéraires, philosophiques, poétiques, ou encore psychologique est connue et utilisée par ces lecteurs. Ainsi, Léon (portrait n° 13) qui raconte avoir été aidé par un texte de P. Daco sur la psychanalyse, lu au moment de son divorce « ‘à un moment presque de déprime. Ce livre m’a fait du bien, m’a énormément apporté. Il m’a appris qu’il fallait être responsable de soi, mais pas des autres. [...] Et c’est vrai que moi, dans ma vie, j’avais tendance à être responsable de tout le monde. Et quand j’ai réalisé ça, je me suis dit, mais bien sûr, il faut changer ça.»’
C’est également ce que rapporte Guy, quarante-cinq ans, éducateur spécialisé :
‘« Alors, il y a une période de ma vie où j’ai fait de la déprime, une très grosse déprime. Et là, je ne lisais plus rien. Il n’y a que les textes de Mélanie Klein qui m’apportaient quelque chose, qui m’aidaient. Oui, Mélanie Klein, ça m’a beaucoup aidé à ce moment. Je ne pouvais lire que ça. »’L’intérêt de ces propos est double. Cela permet d’une part de montrer que la fonction d’aide symbolique de textes (littéraires ou autre) n’est ni propre aux écrits de Bobin ni l’apanage de ses seuls lecteurs. Cela semble être une fonction tout à fait ordinaire et mobilisée par de nombreux lecteurs, sans être reconnue comme telle. Et cela tend à démontrer d’autre part qu’il faut avoir éprouvé une expérience en terme de rencontre heureuse avec les textes de Bobin, pour que la fonction d’aide symbolique soit opérante auprès du lecteur. C’est en tout cas ce qui se dégage de l’analyse d’une cinquantaine d’expérience de réception des textes de Bobin par un lectorat socialement différencié. Cette étude étant résolument qualitative, toute généralisation de ce résultat serait sans doute abusive, et on ne doit pas s’interdire d’imaginer relever des expériences de réception où la fonction d’aide symbolique pourrait être éprouvée même si l’expérience n’est pas relatée dans le registre de la rencontre heureuse. Il semble toutefois que des ensembles plutôt stabilisés de traits pertinents rendent compte de formes relativement polarisées d’expériences de réception. A un récit d’impressions de lecture relevant de l’émotion, du sentiment d’être « touché » par les textes, d’une sensation de révélation à leur lecture, correspond dans une grande majorité des cas, un usage de la fonction d’aide au lecteur. Et à ces deux traits pertinents (effets et fonctions) s’associe un certain rapport à la lecture, où sphères professionnelles et privées se mêlent pour donner aux livres en général, aux textes de Bobin en particulier, une légitimité notable.
B. Lahire, La raison des plus faibles, Rapport au travail, écritures domestiques et lectures en milieux populaires, Lyon, PUL, 1993, p. 104
P. Bourdieu, R. Chartier, « la lecture une pratique culturelle », R. Chartier (ed), Pratiques de la lecture, Paris, Editions Rivages, 1985, p. 224