CONCLUSION GENERALE

Nous aurons tenté tout au long de cette recherche de cerner un domaine de la sociologie au moyen de questionnements et de matériaux (le corpus d’un écrivain, la critique littéraire, des discours de lecteurs) dont le rapprochement dans une même étude en constitue finalement la nouveauté. Sous couvert d’une question générale relative à l’expérience de réception des oeuvres littéraires de Christian Bobin, nous nous sommes intéressée à ce que l’on pourrait appeler l’activité symbolique ordinaire des lecteurs. L’oeuvre de l’écrivain s’y prêtait particulièrement bien : un constant va-et-vient entre des descriptions de situations ordinaires et des injonctions à penser et à se comporter ont été les caractéristiques principalement étudiées dans la première partie de la thèse. L’expérience de réception d’une cinquantaine d’enquêtés socialement différenciés a ensuite voulu rendre compte du travail interprétatif et des formes d’appropriation des textes de Bobin par ses lecteurs, dans la seconde partie de la thèse. En toile de fond, le thème des modalités d’appréhension de l’univers symbolique ordinaire des enquêtés a été constamment sollicité. Il convient à présent de s’y attarder.

Les définitions de la vie, de la souffrance sont des thèmes philosophiques, religieux classiques. Leurs représentations selon les classes sociales ont également fait l’objet de recherches et de théorisations (P. Bourdieu, La Distinction). En revanche, il semble que rendre compte de ces thématiques produites pour eux-mêmes par des individus socialement différenciés ne soit pas un point fréquemment abordé en sociologie. En axant notre regard sur les rapports, réactions, appropriations, confrontations aux définitions, injonctions, assertions proposées par Bobin tout au long de son oeuvre, nous avons ainsi montré une des dimensions du travail symbolique ordinaire tel qu’il est effectué au moyen de la littérature par les lecteurs. Il y a donc d’une part, du côté du monde du texte la construction d’un univers symbolique plus ou moins fermé, plus ou moins complexe, et de la part des lecteurs, du côté du monde des lecteurs un travail de positionnement par rapport à celui du texte.

Les travaux de Max Weber, mais également de P. Berger, et T. Luckmann auront été le point d’ancrage de ces réflexions. Nous y avons en effet puisé un certain nombre d’expressions et de concepts, en prenant comme postulat celui que Weber formule à propos de la nécessité pour tout groupe humain d’insérer leurs préoccupations et activités dans un univers symbolique vivable :

‘« La rationalisation des actes et des instruments de l’action ne s’exerce pas seulement pour transformer les conditions d’existence matérielle d’un groupe social, mais elle s’exerce de manière tout aussi déterminante dans l’aménagement de l’univers symbolique qui permet à tout groupe de vivre dans un monde symboliquement vivable, c’est-à-dire suffisamment cohérent et satisfaisant, à tout le moins non désespérant. Par la théorie du besoin symbolique, irréductible à d’autres besoins, Weber se distingue aussi d’une autre approche scientifique de l’histoire des religions, celle qui, pour mieux exorciser la nostalgie religieuse toujours suspecte de complicité idéaliste ou spiritualiste avec la religion, s’empressait d’embrasser par principe le parti explicatif le plus réductionniste. »425

Ce travail de construction de sens pour la vie ordinaire passant par une quête plus ou moins explicite (au moyen en partie des textes de Bobin) ne concerne qu’une partie de notre lectorat. Se sont exprimés sur ce thème les enquêtés enseignants, étudiants, des individus en période de transition professionnelle, de changements affectifs. Il semble donc qu’un moment de rupture, de crise, de changement de contexte constitue une des conditions d’émergences de ces questionnements, et pour certains (possédant certaines compétences littéraire, certaines dispositions), se présente sous la forme de « quête de sens ». C’est d’ailleurs précisément à ces moments que les instances de légitimation des institutions ont à fonctionner, ainsi que Berger et Luckmann le soulignent à propos de l’expérience du deuil.

Il faut toutefois préciser que les formes de l’activité symbolique ordinaires ne sont pas données dès lors que l’on connaît le milieu social d’appartenance d’un individu. Si cela permet peut-être d’en tracer les grandes lignes, sous forme de régularités statistiques l’échelle retenue ici est celle de l’individu. Nous avons pu mettre en évidence les variations qui s’opéraient au sein d’un même individu pour la réception des textes de Bobin lorsque les contextes changent. Cela signifie qu’un travail centré sur la genèse et l’appréhension du travail symbolique des individus exige un cadre théorique autorisant le repérage de contradictions, de divergences d’énoncés relevant d’univers symboliques différents, opposés, contradictoires ou complémentaires au sein d’un même individu.

La question se pose de savoir quelles peuvent être les institutions susceptibles de jouer un rôle dans la construction et légitimation des univers symboliques. Pour H. R. Jauss, il apparaît que la littérature possède une fonction communicationnelle tout à fait centrale.

‘« Entre les pôles de la rupture et de la réalisation des normes, entre le renouvellement des horizons dans le sens du progrès et l’adaptation à une idéologie régnante, cependant, l’art est intervenu dans la praxis sociale, tout au long des siècles qui ont précédé son accession à l’autonomie, en exerçant toute une gamme d’actions que l’on peut appeler communicationnelles, au sens restreint d’actions créatrices de normes. En font partie aussi bien le rôle joué par l’art héroïque (poser, fonder, exalter et légitimer des normes nouvelles) que la contribution proprement immense de l’art didactique à la transmission, à la diffusion, à l’élucidation du savoir existentiel amassé dans la pratique quotidienne, et que chaque génération devait transmettre à la suivante. »426

C’est pour cette raison que la fonction d’aide symbolique (ou thérapeutique) fonctionne auprès des lecteurs, et a pu être mise en évidence pour un certain nombre d’enquêtés. Il s’agit selon nous d’une fonction non pas inédite mais bien connue d’un grand nombre de lecteurs, utilisée sans se désigner comme telle, et qui n’avait pas fait l’objet d’une théorisation.

Par ailleurs, nous pensons que les supports permettant l’acquisition de schèmes d’interprétation relevant d’univers symboliques particuliers peuvent être variés : émissions télévisuelles, radiophoniques, articles de presse, livres, chansons, films cinématographiques, sont susceptibles de délivrer des énoncés que s’approprieront éventuellement des individus au prix d’un travail interprétatif et d’une confrontation avec leurs schèmes d’interprétation.

Il serait alors intéressant de poursuivre ces interrogations en élargissant le champ des investigations dans trois directions. En questionnant tout d’abord les oeuvres ou produits culturels susceptibles de proposer des univers symboliques ; en essayant de définir ensuite des formes variées d’univers symboliques (avec les textes de Bobin, nous n’avons accédé qu’à une seule forme correspondant à la mystique contemplative) ; en regardant enfin du côté des réceptions afin de voir comment les individus d’approprient, travaillent, se positionnent par rapports à ces univers symboliques.

D’une certaine manière, nous rejoignons ainsi le voeu émis par J. Bruner si l’on donne à ce qu’il nomme la « psychologie ordinaire » un sens proche de la notion d’univers symbolique :

‘« Je crois que nous avons profondément besoin d’une psychologie qui examine le rôle médiateur de la psychologie populaire, la façon dont nous l’utilisons pour nous aider à représenter et comprendre le monde social qui nous entoure, comment nous abordons les interprétations du monde dans ces cadres, comment nos institutions la reflètent et la renforcent, comment nos modèles linguistiques et discursifs sont organisés en ses termes. [...] Nous avons besoin d’une psychologie qui tente d’expliquer de tels sujets non pas in vitro, non pas en termes d’universaux de pensée, de sentiments et d’action qui agissent à l’intérieur de l’esprit de l’individu, pour ainsi dire, mais dans le but de comprendre comment l’esprit et l’action sont conduits par la psychologie populaire d’une culture. Je veux désigner un tel programme en tant que ‘psychologie culturelle’, mais j’ignore à qui il revient de la pratiquer. L’un de ses objectifs consiste certainement à replacer le psychisme dans l’anthropologie et la culture dans la psychologie. L’essentiel d’une telle psychologie culturelle serait sans nul doute la signification.[...] Quand une réelle psychologie culturelle sera mise en place, elle utilisera la psychologie populaire comme l’une de ses principales sources de renseignements et essayera de déterminer sa place indispensable dans la conduite de la vie quotidienne. » 427
Notes
425.

J.C. Passeron, « Introduction », Max Weber, Sociologie des religions, Paris, Gallimard, 1996, p. 16

426.

H.R. Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978, p. 286 - 287

427.

Jérôme Bruner, « Culture et développement humain », Le développement de l’enfant, savoir- faire savoir dire, Paris, PUF, 1983, pp. 305-306