Des Ressemblances dans la conceptualisation

Le premier élément que nous voulons souligner a trait aux similitudes que nous avons rencontrées entre les deux populations étudiées quant à la manière de conceptualiser les aspects orthographiques. Ces ressemblances demeurent dans la manière dont les enfants répondent au fil des diverses activités auxquelles nous les avons soumis: les enfants hispanophones et les enfants francophones ont produit de manière générale, les mêmes solutions aux problèmes posés, que ce soit lors des activités d’écriture ou de lecture. Qu’ils se centrent sur la dimension orthographique en écrivant, élevant ainsi le principe alphabétique de l’écriture (ou si l’on préfère, à la dimension phonographique) au rang d'un principe orthographique nécessaire et suffisant, ou qu’ils cherchent comment remotiver les graphèmes afin de créer des oppositions logographiques, ou bien encore qu’ils aient eu délà les connaissances morphographiques suffisantes pour résoudre les exercices proposés, les deux populations d’enfants ont avancé des solutions similaires.

En tenant compte des différences d’âge et de niveau scolaire intrapopulation, l’évolution semblerait pouvoir se caractériser de la façon suivante : d’une centration sur la phonographie, produit de la découverte du principe alphabétique, les enfants s’orienteraient vers un système centré sur la logographie. Ceci signifie qu’ils commencent à repousser l’idée que deux mots qui ont une signification différente puissent s’écrire de la même façon. Ce rejet reflète la ré-incorporation de la dimension significative au système de l’écriture. Pourquoi parlons-nous d’une ré-incorporation ? Parce que, comme l’ont démontré, il y a longtemps et pour la première fois, Ferreiro et Teberosky (1979), puis confirmé sur un large échantillon mexicain (Ferreiro et cols., 1982) ainsi que chez les enfants francophones (Besse, 1995, p. 67) cette dimension se trouve déjà incorporée dans l’écriture d’enfants très jeunes, sans être cependant coordonnée à la dimension phonographique. Cela signifie que, dans les prémices mêmes de la langue écrite (vers 4-5 ans) se trouve la dimension significative sur laquelle paraissent se centrer les enfants. Ceux-ci représentent alors avec des modèles graphiques différents des mots différents, sans que la dimension phonographique ait rien ou très peu à voir dans la génération de ces dits modèles graphiques. Comme on le sait, cette centration sur le sens ouvrira la voie à la phonographisation de l'écriture, en commençant par une période de fort centrage sur la syllabe (au moins en espagnol) et en se concluant par une centration sur le phonème. En découvrant l'écriture alphabétique, l'enfant devient capable de produire des écritures réellement similaires aux écritures socialement utilisées (c'est plutôt le cas en espagnol qu'en français) et pourra aussi interpréter les mots ou les fragments courts d'écriture. Cette réussite peut donc être particulièrement appréciée de l'enfant, ce qui peut occasionner une forte centration sur le principe alphabétique.

Du point de vue de la conceptualisation de l'écriture, ce qui précède signifie que l'enfant maintient encore une relation très forte entre l'oralité et l'écriture : une relation de dépendance. Si deux mots s'entendent de la même façon, ils ont la même signification, comme nous l'avons vu. D'autre part, nous avons pu assister aux essais d'assignation d'un modèle sonore différent à des modèles graphiques différents ou à la recherche de différences sonores en présence d'évidentes différences de sens. Toutes ces relations sont guidées par le même système conceptuel qui fait dépendre les caractéristiques de l'écriture de celles de l'oralité.

Cependant les limites de ce système centré sur le principe alphabétique (et donc dépendant de l'oralité) seront rapidement mises à jour. Il y a en effet une multitude d'aspects graphiques et orthographiques difficilement explicables et manipulables dans les limites de ce principe. A quoi servent les accents ? Quelle est l'utilité de plus d'une forme pour représenter un seul et même phonème ? Il arrivera le moment où les réponses à ces questions ne pourront plus être remises à une date ultérieure, ce qui conduira l'enfant à de nouvelles constructions. Du fait de l'influence de son environnement (scolaire ou social) et de l'insuffisance même du système explicatif, l'enfant ré-incorporera à l'écriture les dimensions significative et sémantique, coordonnées à la dimension phonographique qu'il manipule déjà. Ceci a pour conséquence la création (qui est en même temps une découverte) d’abord, d'un système logographique d'écriture, qui se transformera par la suite en un système morphographique.

Comme c'est apparemment le cas général dans diverses psychogenèses, les différences sont ici considérées avant les ressemblances (Piaget, 1974a). Ainsi, l'enfant aura tendance à différencier les écritures de mots homophones, en s'appuyant sur les ressources (ortho)graphiques déjà connues (depuis très jeunes, comme le dit Ferreiro, l'enfant sait qu'il y a des signes qui vont avec des lettres mais qui ne sont pas des lettres) mais pas encore complètement incorporées dans les écritures enfantines à ce moment de l'évolution: alternatives graphiques de représentation, de phonèmes, accents, virgules, tirets, apostrophes, etc., font incursion dans l'écriture enfantine comme différenciateurs de sens et/ou des rôles grammaticaux que les mots jouent. Nous avons alors assisté, à cette étape, à une systématisation de la dimension logographique de l'écriture qui arrive à un extrême, consistant à poser qu'il ne peut y avoir de mots de signification différente qui s'écrivent pareil.

A ce point, il est très important de souligner à nouveau que nous avons utilisé le terme logographique dans un sens différent de celui qu'on lui donne actuellement en France. Les logogrammes sont des modèles graphiques complets associés à des significations spécifiques : à, sûr, etc., mais l'écriture est un système linguistique qui se base aussi sur les oppositions : si sûr renvoie à l' idée de certain, c'est précisément parce qu'il s'oppose à sur, à travers l'opposition présence/absence de l'accent circonflexe. C'est cette opposition qui remplit la fonction logographique. Pour nous, comme ce l'est apparemment pour les enfants, le logogramme est l'accent circonflexe qui, présent ou absent dans un certain contexte, permet la correspondance spécifique avec une certaine signification.

Pour les enfants, au début de cette période de systématisation du principe logographique d'écriture, l'important est que les modèles graphiques associés à des significations différentes soient différents. Savoir quelles caractéristiques graphiques sont associées à quelles significations, n'est pas important dans un début. Il y a aussi un travail sur les mots (inter-lexical) qui ne parvient pas encore à être intra-lexical (à l'intérieur des mots pris individuellement).

Cependant, nous ne devons pas négliger le fait que l'expérience accumulée par les enfants les conduit à sélectionner les ressources graphiques de différenciation d'une manière suffisamment bien orientée : les enfants francophones semblent en effet savoir que les oppositions ø/s, ø/e, ø/t, etc. sont de haute fréquence et que, de plus, elles se rencontrent généralement à la fin des mots écrits. Les enfants semblent avoir déduit ces caractéristiques au cours de leur rapport quotidien avec l'écriture, qui à ces âges, 7-8 ans, date déjà de plusieurs années. Cependant la création d'un système conceptuel qui donnerait un sens à ces éléments graphiques paraît nécessaire pour pouvoir les incorporer et les utiliser dans l'écriture.

Nous pouvons observer la même chose si nous essayons de déduire la conceptualisation depuis les activités d'interprétation : si deux mots sont écrits de manière différente, ils doivent avoir des significations différentes, même si l'enfant ne sait pas encore la signification de l'un des deux mots.

La systématisation du principe logographique signifie que la relation de dépendance entre l'oralité et l'écriture commence à se relâcher. Il commence à y avoir des réalisations graphiques différentes (vues comme nécessaires par les enfants) face à la représentation de modèles sonores identiques. Cette indépendance se systématisera et passera du co(n)textuel à l'interlexical et ensuite à l'intralexical. Ceci signifie qu'alors n'importera plus seulement une quelconque différence, mais que l'enfant cherchera à assigner les carctéristiques graphiques des mots individuels en ayant recours à une relation paradigmatique : chant termine par un t pour pouvoir dire (et écrire) chanter, chanteur, etc. Ainsi, commence à se lier la caractéristique graphique distinctive avec la particularité graphique. Celle-ci génère à son tour des liens graphiques avec des mots paradigmaticalement liés: champs, champêtre, etc. De cette manière se systématise progressivement une morphographie écrite qui coordonne les principes phonographique et logographique d'écriture. Ceci est le résultat d'un long processus d'incorporation de structures plus spécifiques et plus récentes, aux structures plus anciennes et englobantes : la morphographie demeure incorporée à la logographie et ces deux dernières à la phonographie, formant une structure avec sous-structures qui s'avère très puissante pour expliquer (ou assimiler) les faits spécifiques face auxquels l'enfant va se retrouver quand il voudra utiliser l'écriture comme système de communication.

Ainsi, l’écriture prend son indépendance vis-à-vis de l’oralité. Construction (ou invention) et découverte sont des processus difficilement différenciables dans la psychogenèse de l’écriture. Si ce qui est construit l’est au travers d’une “logique interne" (par exemple, les réabsorptions et coordinations des principes d’écriture), on parlera de processus endogènes. S’il y a au contraire une appréhension des caractéristiques de l’objet, on parlera d’une découverte. Ce à quoi nous avons assisté est une interaction entre le sujet et l’objet de connaissance. Ceci peut refléter une logique interne de construction aussi bien qu’une incorporation systématique des caractéristiques de l’objet aux structures du sujet, en les modifiant, c’est-à-dire que nous avons assisté à un processus d’équilibration de structures cognitives, en plein domaine de l’orthographe.