DES RESSEMBLANCES DANS LE TRAITEMENT DU TEXTE

Les quelques faits que nous avons pu analyser quant aux caractéristiques du traitement superficiel du texte, nous conduisent également à conclure à l’identité basique des réponses. Il est à noter l’apparition chez certains enfants d’une dominance claire du traitement par groupements sublexicaux et unilexicaux -c’est-à-dire, inférieurs au mot. Ce type de comportement dominant est aussi cohérent avec le raisonnement selon lequel l’écriture évolue de la quasi totale dépendance par rapport à l’oralité jusqu’à l’indépendance.

Il est nécessaire de remarquer, surtout en ce qui concerne la population francophone, que nous avons travaillé avec des enfants déjà relativement évolués, qui avaient déjà un certain temps de lecture indépendante derrière eux et qui ont été capables de lire un texte d’un peu plus de 400 mots. Si nous travaillions avec des enfants un peu moins expérimentés, ce type de réponse dominerait certainement plus clairement et chez plus d’enfants, comme nous l’avons constaté chez les populations hispanophones d’âge moindre, que nous avons étudiées dans le cadre des études longitudinales réalisées au Mexique (Vaca, 1997)

D’autre part il est surprenant de trouver ce genre de réponses dans la population francophone : on s’attendait en effet à ce que ces enfants aient une approche située au moins au niveau du mot complet, du fait de l’importance de la logographie, considérée comme unité indivisible dans la tradition des méthodes globales ou idéo-visuelles qui, bien que peut-être sous une apparence modernisée, continuent d’être présentes dans la pensée française contemporaine.

Une fois de plus, nous avons rencontré dans les deux populations les mêmes types de réponses : les erreurs, surtout lexicales, qui sont une partie inhérente au processus de la lecture et qui ont une origine inférentielle évidente (la signification du texte se déduit sur la base d’informations textuelle et contextuelle différentes). Sur ce point, il est remarquable d’avoir trouvé les mêmes modèles d’erreurs que ceux que nous avions trouvés au cours d’autres recherches: ce sont les erreurs que nous avons nommées non-lexicales, celles qui tendent à disparaître. Les erreurs lexicales quant à elle, celles qui sont associées à l’anticipation ou à la “devinette”, sont abondantes et présentes dans les deux groupes: ces erreurs, plus que caractéristiques des “mauvais lecteurs”, sont caractéristiques des lecteurs en général. Les procédures inférentielles, la devinette (qui doivent être pris dans le sens métaphorique originellement utilisé par Goodman) ou l’anticipation (comme on souhaite l’appeler) est un processus (ou une procédure) inhérent à l’acte de lecture. Ces erreurs se génèrent, comme nous l’avons vu, lors de la recherche même de cohérence syntaxique et sémantique. C’est pour cette raison qu’il est difficile de soutenir l’hypothèse selon laquelle ces erreurs sont exclusives (ou quasi exclusives) des mauvais lecteurs et qu’il est légitime de dissocier complètement le traitement superficiel (ce que Sprenger-Charolles appelle lecture) de son traitement profond (ce qui correspondrait à la compréhension). Ce sont les deux faces d’une même pièce de monnaie. Il n’existe pas une lecture d'une part et une lecture de compréhension d’autre part. Les deux font partie d’un même phénomène (la lecture), divisé par une ancienne tradition scolaire, mais sans base scientifique aujourd’hui justifiable. Que de temps en temps nous devions, en tant que chercheurs, nous concentrer plus sur l’un ou l’autre type de traitement, ne signifie pas que nous devions fragmenter l’objet en deux.

Un autre point concerne les répétitions : ce sont des recours ou des procédures que les deux populations utilisent assez peu, mais qui apparaissent toujours.

Les regroupements bilexicaux et polylexicaux se font d’autre part plus fréquents à mesure qu’augmente l’expérience de la lecture et se traduisent alors par une meilleure fluidité.

La présence de ces phénomènes nous permet d’affirmer qu’il y a toujours une différence entre le texte lu et le texte imprimé. Il est donc nécessaire d’étudier simultanément le traitement superficiel et le traitement sémantique. Sur quel texte s’élabore nécessairement la base du texte (pour reprendre les termes de van Dijk et Kintsch) ? Pour nous, c'est sur le texte reconstruit par le lecteur, qui diffère plus ou moins du texte imprimé, selon les caractéristiques du traitement à travers lequel a été reconstruit le dit texte.

Nous avons en effet également vu que, bien qu’il puisse y avoir une identité apparente entre le texte lu et le texte écrit, en réalité ils s’avèrent très différents. Et c’est précisément là que l’incorporation des mots homophones dans les textes nous a été très utile. Ceci nous a en effet permis de voir jusqu’à quel point le lecteur se guide sur l’objectif de recréer un texte sémantiquement cohérent en termes de macrostructure. Utilisant la terminologie du modèle stratégique, on dirait que les enfants appliquent les "métastratégies de macrodépendance" ("si on ne peut parvenir à une cohérence locale, vérifier la cohérence au niveau supérieur de la représentation sémantique") ou la stratégie de "attendre et voir venir": "l’information nécessaire peut être mentionnée plus loin dans la séquence" (van Dijk et Kintsch, 1983, pp. 152-153). Pour aller encore plus loin, nous avons vu comment la première tendance que les enfants présentent, est celle de modifier la structure même du modèle de situation qu’ils imaginent relié au texte actuel qu’ils sont en train de traiter, avant de réviser le texte même et son propre traitement. Cette forme de traitement a pour conséquence le fait que ce n’est qu’au moment de détecter qu’il existe une contradiction ou un conflit interprétatif, que les enfants se mettent à réviser le texte et leur propre traitement. Ceci constitue une remise en question de l’idée de l’accès direct au sens des mots par la voie du traitement d’indices orthographiques, du moins dans la situation que nous avons utilisée. La réponse la plus générale consiste à reprendre la signification la plus probable en fonction du contexte, bien que les enfants connaissent effectivement le modèle graphique associé au mot : le cas de pin interprété comme pain est très clair à ce sujet puisque, après avoir vu la seconde phrase, ils assignent à pain l’interprétation correcte, ce qui nous montre qu’ils connaissaient bien le modèle graphique, mais qu’ils ne l’ont pas mobilisé avant que ne se présente vraiment la nécessité de rendre compte (de l’interpréter) de la seconde phrase homophone.

Cette situation met en évidence un problème: le niveau de connaissance orthographique est une chose et son application dans un contexte productifdéterminé en est une autre. La procédure suivie par les enfants au moment de lire, montre clairement que la construction d’une interprétation globalement cohérente (c’est-à-dire, qui prenne en compte le contexte) est prioritaire et que ce n’est que lorsqu’il se retrouve face à un conflit interprétatif que l’enfant passera à un niveau plus détaillé d’analyse, où il pourra recourir (si elle est disponible) à la connaissance orthographique ou à d’autres types de connaissances liées, à moins qu’il ne doive élaborer des déductions sémantiques (Les raies ont-elles des chambres ? Les raies déjeunent-elles?). Evidemment, pour qu’elles puissent être prises en compte, les connaissances orthographiques doivent être présentes et à disposition, dans le système cognitif.

Ainsi, d’une façon générale, nous avons vu que les solutions interprétatives que les enfants élaborent à partir des textes présentés dépendent d’une certaine façon de leur conceptualisation des phénomènes orthographiques: à une conceptualisation plus évoluée correspond une flexibilité plus grande quant à la possibilité de correction de l’interprétation. A l’inverse, une conceptualisation moins évoluée correspond à une difficulté plus grande d’adaptation et de changement, conduisant les enfants à admettre que le texte dit la même chose sous deux formes graphiques différentes ou, dans le meilleur des cas, à dire qu’ils ne savent pas ce que veut dire un des mots homophones. L’activation de la diversité de significations associée à un même modèle sonore, semble dépendre de l’évolution générale de la conceptualisation quant à l’orthographe, au moins dans une situation de lecture de texte (et pas en situation expérimentale d’identification de mots isolés).

Dans le cas des enfants plus évolués quant à leur conceptualisation de l’orthographe, on voit clairement que dès le début la connaissance orthographique peut s’appliquer dans le traitement, et que cela nous mène à des interprétations conventionnelles des fragments homophones. On pourrait dire que ces enfants accèdent bien directement au sens à partir des caractéristiques orthographiques des mots, bien que nous devions nous rappeler qu’il s’agit d’une reconnaissance médiatisée par tout un système conceptuel de l’orthographe. Comme nous l’avons vu, la performance conventionnelle est liée au niveau de conceptualisation. Les acquisitions orthographiques sont des constructions systématiques, plus que des amoncellements d’objets isolés.

Il est également important de signaler que nos données sont généralement congruentes en ce qui concerne l’âge et la scolarité des enfants, à l’intérieur de chaque population étudiée. Ce que nous avons identifié comme réponse de moindre évolution domine dans les groupes d’âge moindre et vice versa. Il existe néanmoins des cas inverses plus ou moins isolés: que ce soient de jeunes enfants qui donnent des réponses plus évoluées ou le contraire.

Comme toujours, nous devons prendre en compte le fait que la véritable variable à contrôler n’est pas tant l’âge en soi que l’expérience vis à vis de l’objet spécifique d’acquisition et, encore plus, la qualité de cette expérience. Par expérience nous comprenons les interactions que l’enfant a avec l’objet d’acquisition. En fait, cette variable ne peut être contrôlée. De plus, seule une partie de l’expérience est véhiculée par l’école. Une autre partie, sans doute plus importante, est véhiculée par la famille et le milieu social.