VERS UNE THEORIE UNIFIEE DE L’ACQUISITION ET DE L’USAGE DE L’ECRITURE

Qu’il existe une continuité entre l’oralité et l’écriture, cela nous paraît indubitable. Il est certain que l’écriture n’est pas une image en miroir du parlé (ou de l’oralité, selon la manière dont on les définit). Cependant, le fait que dans la "préhistoire de la langue écrite" aient été découverts certains faits qui sans doute montrent clairement que l’enfant ne conçoit pas toujours l’écriture comme étant liée à l’oralité, ne signifie pas que toujours, dans la psychogenèse, il en sera ainsi, comme semble le croire Ferreiro. De notre point de vue, s’il y a une période pendant laquelle l’enfant reste fortement centré sur une relation de dépendance de l’écriture par rapport à l’oralité, cette relation changera progresivement, d’une part à mesure que l’enfant réussira à thématiser et à incorporer à son écriture de nouveaux éléments de l’univers des graphismes qu’il doit utiliser, et d’autre part à mesure que se présentent de nouveaux problèmes concernant la façon dont se retiennent ces éléments, et lesquels ne doivent pas être retenus pour la représentation écrite.

L’écrit est un objet social très complexe de connaissances, qui peut seulement être décrit par l’intersection de nombreux plans ; il en va de même pour son acquisition. Ce travail est centré sur le plan systémique, c’est-à-dire, dans le plan qui décrit le fonctionnement des éléments graphiques et de ses règles d’usage et de combination. Le plan systémique débouche sur la spécification des caractères graphiques qui doivent être utilisés pour la représentation et comment ils fonctionnent, comment ils se distribuent sur la feuille, etc. Il existe d’autres plans de description de l’écriture que nous n’avons pas abordés ici, comme par exemple le plan textuel, qui essaierait de décrire les caractéristiques proprement textuelles de l’écrit -on se réfère ici à la diversité possible de textes et de leurs caractéristiques, ainsi que la relation que ceux-ci gardent avec la textualité orale. Dans ce plan d’étude, nous nous consacrerions à décrire les similitudes et les différences parmi les textes, pour arriver à établir une typologie.

Evidemment, ces deux plans se coupent et interagissent, puisque les différents types de textes s’organisent de façon distincte sur la page : que l'on compare la version "conte" de la raie sauveteuse avec sa version bande dessinée (annexe 12), et l'on observera les similitudes et les différences.

Un troisième plan de l’objet d’étude pourrait être décrit comme le plan fonctionnel, c’est-à-dire, comme le plan qui étudie la fonction des textes écrits dans notre société, tant parmi les divers types de textes écrits qu’en contraste avec la textualité orale.

En considérant uniquement ces trois plans (il serait peut-être nécessaire d’en intégrer d’autres, pour une étude théorique, méthodique et interdisciplinaire), il s’avère difficile d’imaginer UNE psychogenèse de l’écriture. Même dans le plan systémique, il est douteux qu’il n’existe qu’UNE psychogenèse. Nos données semblent nous suggérer qu’il existe diverses psychogenèses qui se développent au cours d’une interaction complexe.

Il existe une dimension proprement psychologique dans ce problème, directement liée au comportement, basé sur, bien que non totalement déterminé par, les structures en évolution. Comment se mettent en marche ces structures ? Comment interagissent les différents systèmes cognitifs ? Quelle est la relation entre les structures construites et les procédures appliquées ?

Nous avons vu que les différentes approximations du problème de l’acquisition de l’écriture ont des noyaux et des voies distinctes d’approximation, qui nous paraissent en réalité plus complémentaires qu’excluantes.

Ferreiro a une approche épistémologique du problème, et met en valeur le processus de construction des connaissances, en travaillant de façon quasi exclusive sur des données de production (sauf au début de sa recherche au sujet de l’écrit). Le niveau proprement psychologique semble ne pas l’intéresser. Ses apports, d’un point de vue épistémologique, sont irréfutables, mais fragmentaires, même en restant à l’intérieur de l’optique épistémologique. Qu’il y ait des niveaux intermédiaires dans la compréhension de l’objet écrit, cela est irréfutable et il faut en tenir compte. Cependant, Ferreiro ne s’arrête pas à expliquer comment s’appliquent ou s’utilisent ces niveaux intermédiaires de compréhension de l’objet. Ceci est un problème spécifiquement psychologique. Méthodologiquement, elle s’appuie sur l’interprétation des productions enfantines, en essayant de générer des systèmes explicatifs qui rendent compte aussi bien des réponses correctes que des erreurs : elle monte le bébé sur la bicyclette, pour savoir ce qu’il peut faire (pour reprendre l’image classique de Pierre Greco, 1961).

Pour sa part, le modèle stratégique de lecture de van Dijk et Kintsch se trouve à l’extrême psychologique du problème, essayant d’expliquer la dynamique qui permet la compréhension "en ligne" d’un texte, son élaboration sémantique et sa codification dans la mémoire, pour expliquer la possibilité de son souvenir. Cependant, cette approche se base sur l’étude avant tout d’adultes qui sont déjà des lecteurs experts. Elle suppose, avec raison, que les procédures d’élaboration sémantique sont seulement possibles si interagissent divers systèmes cognitifs: connaissance du monde accumulées dans la mémoire, codifiées en terme de modèles de situation ou de cadres (frames), le système perceptif, la connaissance proprement textuelle, etc. Ce modèle tente de souligner, avant tout, la grande flexibilité du processus d’élaboration sémantique, pour lequel il fait un usage extensif (voire excessif) du terme stratégie.

Même en partageant avec ces auteurs le positionnement de leur problématique (expliquer l’irréfutable flexibilité des processus psychologiques de l’élaboration sémantique du discours), la solution qui consiste à ajouter des stratégies à chaque pas nous paraît une solution théorique peu efficace. La liste des stratégies tendrait en effet à augmenter à mesure qu’apparaîtraient les problèmes à expliquer. De plus nous avons déjà donné les raisons pour lesquelles nous considérons important de prendre en compte la distinction entre texte imprimé et texte lu, étant donné que l’élaboration sémantique s’effectue obligatoirement sur le texte lu

Il existe d’autre part des approches de la lecture basées sur la méthodologie expérimentale, qui se réalisent au travers d’études quitiennent compte au maximum de la lecture de phrases quand elles ne se limitent pas à l’étude de l’identification de mots. De plus, certains auteurs semblent réduire, d’un paragraphe à l’autre, la lecture à l’identification de mots. Si ces études sont très systématiques, si elles ont une longue tradition et ont produit de nombreux résultats intéressants, on peut difficilement les coordonner avec les études sur la lecture au niveau textuel, comme dans notre cas. Comme nous l’avons vu au cours de ce travail, la recherche de la cohérence globale du texte est une variable fondamentale qui affecte le traitement, superficiel comme profond. Si nous faisons abstraction de cette variable, nous transformons substantiellement l’objet de notre étude.

Comment coordonner un éventail d’approches théoriquement et méthodologiquement si dispersées et qui cependant fournissent des apports fragmentaires aussi riches ?

Les lecteurs utilisent des stratégies aussi bien que des procédures de lecture. Ces stratégies et procédures dépendent d’une certaine façon des "théories implicites" que les sujets ont quant à l’objet écrit, ainsi que la manière dont se pose l’objectif d’un acte de lecture spécifique.

Nous devrions probablement aussi prendre en compte le travail de l’école de Genève réalisé dans les années 70, en ce qui concerne la recherche de la dynamique psychologique des systèmes cognitifs, tant au niveau de l’interaction de différents schémas en formation (les études d’apprentissage) qu’au niveau de l’étude de la "dimension fonctionnelle, non totalement expliquée par la théorie de l’équilibration des structures cognitives " (Mendelsohn, 1981). Nous pourrions ainsi tenter d’unifier en un système cohérent des concepts apparemment si disparates comme "l’hypothèse syllabique de l’écriture", les "exigences de quantité et de variété internes", les "stratégies" de traitement sémantique et les procédures logographiques orthographiques ou d’assemblage phonologique au moment de lire ou d’écrire. Cela signifie que nous pourrions encadrer les différentes approches par une seule, qui intègrerait à la fois la dimension structurelle à la dimension fonctionnelle de l’acquisition et de l’utilisation des connaissances construites au long des périodes évolutives plus clairement différenciables au cours de l’évolution, en distinguant de plus les différents plans de connaissance qui doivent être considérés sur l’objet écrit.

Construire une théorie de ce type est chose possible. Cela requiert avant tout un travail interdisciplinaire et une attitude coopérative (et non compétitive) qui veuille inclure (et non exclure) les apports des différentes approches qui ont exploré durant des années des secteurs partiels de l’objet d’étude de la psycholinguistique de l’écrit. De même, cela nécessite de réaliser une nette distinction entre discours oral et discours écrit, car si le traitement des deux types de discours doit avoir des évolutions, mécanismes, stratégies,structures et procédures communs, ils doivent aussi avoir leurs spécificités, car les structures et les fonctions de l’un et l’autre des types de discours sont seulement partiellement isomorphes.

Si nous réservons le terme stratégie pour le niveau de planification consciente d’application de procédures destinées à atteindre un but, et que nous réservons celui de procédure pour l’applicaiton schématisée et relativement inconsciente d’actions tendant à la réussite d’un but, et si en plus nous comprenons que les procédures (d’écriture et de lecture) sont nécessairement de quelque façon que ce soit déterminées par les niveaux conceptuels que le sujet a des différents plans de l’objet et de l’action qu’il exerce sur ce dernier, nous pourrons alors unifier les différentes approches actuelles au problème de l’acquisition et utilisation de la lecture et de l’écriture.

Dans cette perspective, il serait nécessaire de distinguer ce qui appartient à la stratégie et à la procédure, d’un point de vue génétique, qui prenne en compte l’évolution de la schématisation, des actions, leur conceptualisation et la génération et organisation de procédures et stratégies d’application de connaissances dans le but de produire et d’interpréter les textes écrits.

Evidemment, les structures conceptuelles permettent la génération de procédures, aussi bien que l’application de procédures met en évidence les limites des structures et les oblige à changer, en se transformant pour incorporer de façon cohérente les données du problème que représente l’interprétation d’un texte.

Notre travail a permis de montrer que la lecture "en ligne" est un processus très compliqué. Encore plus l’est cette lecture qui en réalité exploite cette caractéristique fondamentale du texte: sa permanence. Pouvoir s’arrêter dans le texte, l’interroger, dialoguer avec lui, l’analyser, le relire, ce sont toutes ces activités qui sont seulement possibles avec un texte imprimé. Le texte oral est éphémère. Par contre, le texte écrit demeure pour pouvoir le dé-construire. Ceci est un niveau de lecture auquel tout être humain doit pouvoir accéder, au delà de la construction d’une idea globale du contenu du texte, au delà de la construction de macrostructures.

Il est possible de construire une théorie psycholinguistique unifiée de la lecture et de l’écriture. Nous espérons partager ce but avec notre aimable lecteur.