1.3.4 la classification typologique

La classification typologique devrait être sans doute l’approche prenant en compte le plus fidèlement les particularités structurelles des LR au travers d’une démarche ordonnatrice et hiérarchisante. Néanmoins, les critères d’appui sont tellement divers et dépendants des théories linguistiques, qu’elle devient aussi contradictoire et susceptible d’être remise en cause que les précédentes classifications. Dès lors, nous nous contenterons de ne discuter que quelques-unes des classifications portant sur les LR, tout en essayant de garder un fil chronologique dans le rappel des approches typologiques.

Dans une étude se proposant d’appliquer aux LR les indices typologiques de nature morpho-syntaxique retenus par Joseph Greenberg (1963) et présumés déterminer le ’type’ d’une langue, Heles Contrars (cité par Posner, 1996) souligne les proximités linguistiques qui peuvent être établies entre les principales LR. Ainsi, le portugais et le français constitueraient des extrêmes linguistiques du point de vue de l’opposition langue analytique vs. langue synthétique, qui est l’un des critères privilégiés dans la typologie de Greenberg, tandis que le sarde correspondrait plus au latin de ce point de vue. Cependant, la méthode donnerait plutôt lieu à des regroupements linguistiques qu’à une véritable classification. Elle permettrait de considérer le français et le catalan comme un groupe, l’espagnol, l’italien et le roumain – comme un autre, et le portugais et le sarde – comme des isolats linguistiques.

Il nous semble important de noter, en guise de brève conclusion sur les démarches typologiques que nous venons de citer, que cette approche n’a pas non plus un caractère définitif et que des variations sont possibles en fonction des principes et critères linguistiques envisagés dans la classification.

Notons aussi la classification que l’on doit aux acquis de la grammaire des principes et paramètres, qui représente une version de la grammaire du gouvernement et du liage, et qui postule une classification d’après le paramètre ’pro-drop’. Selon Posner (1996), ce paramètre permet d’aboutir à une bonne classification des LR, bien que – à notre avis – cette classification soit plutôt réductrice, puisqu’elle fait appel à un seul critère. Toutefois, d’autres approches du même type, comme par exemple, les critères morphologiques de la théorie minimaliste, qui s’appuient sur le futur verbal dans les LR ou encore les différences concernant la position des clitiques ont à leur tour fourni des critères de classification pertinents (pour une synthèse des travaux dans ce domaine, nous renvoyons le lecteur à l’ouvrage de Posner, 1996).

Pour l’intérêt de notre démarche, nous allons discuter plusieurs travaux dont le but est typologique, mais qui font appel à des critères linguistiques concernant particulièrement les niveaux phonologiques et/ou phonétiques des LR. Ces études nous permettront de repérer les traits linguistiques susceptibles de discriminer les langues retenues dans la suite de cette étude. De même, nous allons pouvoir de cette manière identifier les recouvrements en termes de critères qui existent d’une étude à l’autre et d’identifier des ’universaux’ typologiques pour les langues latines. Cela nous permettra de mieux décrire et comprendre à la fois les particularités et les spécificités des LR et de comparer ces derniers avec ceux issus des expériences en identification perceptive de ces idiomes (voir Chapitres 3 et 4).

Une première démarche se propose de réaliser une typologie des langues romanes d’après les critères phonologiques mis au point par André Martinet dans son ouvrage ’Langue et fonction’ (1969, pp. 92–207) (Madonia, 1979). Le point de départ choisi par Madonia est représenté par le postulat de Trubetzkoy (1949) concernant l’autonomie paradigmatique des modèles phonématiques vocalique et consonantique. Il permet de ce fait de classifier les langues d’après l’alternance syntagmatique consonne/voyelle.

Quelques regroupements linguistiques significatifs qui nous semblent intéressants en découlent. Ils sont obtenus à travers les critères phonotactiques, segmentaux et/ou supra-segmentaux suivants. Ainsi, les critères phonotactiques prennent en considération la structure syllabique des LR - opposant le français aux autres LR - ; la prédisposition générale romane pour des syllabes ouvertes – opposant le roumain aux autres LR - ; la fréquence des syllabes fermées en finale de mot - opposant l’italien, qui ne connaît de syllabe fermée qu’à l’intérieur du mot, aux autres LR - ; entre autres.

En ce qui concerne les critères segmentaux, c’est particulièrement la quantité des segments qui peut être retenue dans la mesure où les LR ont perdu cette quantité en tant qu’opposition pertinente. Cette opposition se retrouve sous la forme d’une nouvelle opposition quantitative générée par le développement des consonnes géminées en italien qui sont responsables des réductions vocaliques des segments adjacents. Cependant, il faut noter que cette nouvelle opposition n’a pas encore un statut phonémique.

La distinction fondamentale au niveau segmental est fournie par la structure des systèmes vocaliques des LR. La norme romane semble être le système triangulaire, toutefois contredite par le français, dont le système est quadrangulaire (i.e., si nous acceptons que le système du français possède deux voyelles basses /α/ et / message URL SCHEM06.gif/). Nous pourrions trouver d’autres éléments pour étayer cette exception notamment pour ce qui est du portugais, si l’on prend en considération l’interprétation monophonématique des diphtongues décroissantes (Madonia, 1969). En outre, des considérations sont faites sur les ’formules’ vocaliques (d’après Martinet), mais il nous semble qu’elles engendrent l’éclatement des regroupements inter LR, plutôt que leur constitution. Enfin, notons encore que la prosodie est susceptible de mettre en place des oppositions, notamment entre les langues ayant un accent à place distinctive, et le français, qui n’en possède pas.

Cette approche peut être complétée par une démarche classificatrice à but discriminant des systèmes latins, reposant sur les mutations historiques qui sont à la base des principales particularités structurelles des LR contemporaines. Cette recherche de valeurs discriminantes des composantes linguistiques traite de plusieurs niveaux linguistiques et des regroupements potentiels des LR d’après le poids statistique des similarités entre les idiomes de la famille latine (Guiter, 1985). Sur le plan phonétique, Guiter retient 32 mutations phonétiques importantes, dont 15 de nature vocalique et 17 de nature consonantique.

Tout d’abord, rappelons que les systèmes vocalique et consonantique du latin étaient les suivants :

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Figure 3 : Système vocalique Nous adoptons cette représentation des systèmes vocaliques inspirée de l’étude de Vallée (1994). du latin classique (d’après Jensen, 1999).

Le système vocalique possédait, comme caractéristique fondamentale, l’opposition phonémique de quantité, et cela pour tous les segments du système. Dans sa version tardive (le latin vulgaire), la plupart de ces oppositions ont été perdues et remplacées progressivement par des oppositions de qualité vocalique. Ainsi, les LR héritent pleinement du latin tardif.

En revanche, le système consonantique a une structure extrêmement simple qui a été relativement bien conservée par les systèmes consonantiques des LR.

Tableau 1 : Système consonantique du latin classique (d’après Jensen, 1999).
Labiales Labio-Vélaires Dentales (Alvéol.) Palatales Vélaires Laryngées
Occlusives T b kw gw t d k g□
Affriquées
Fricatives f w s f H
Nasales μ n
Latérales L
Vibrantes r

Les changements retenus sont les suivants (Guiter, 1985, pp. 225).

Signalons toutefois que l’auteur considère les changements qui se sont produits à partir de l’état tardif du latin et non pas à partir de celui classique, que nous avons par ailleurs décrit précédemment (figure 3 et tableau 1). Cela explique, par exemple, pourquoi dans le cas d’un groupe consonantique tel [kl], l’exemple associé est lat. oculu ’oeil’. En effet, en latin tardif la voyelle /υ/ non-accentuée inter-consonantique chute, d’où l’étymon [oklv], que Guiter prend en considération.

La composante phonétique semble expliquer bon nombre de similarités et/ou différences entre les LR (d’après des pourcentages de différences phonétiques, situées entre 38% et 83%). Les proximités les plus importantes du point de vue statistique (nous avons considéré des différences dont le pourcentage est inférieur ou égal à 50%) se trouvent entre les langues ibériques : les différences entre espagnol et catalan concernent 38% des mutations mentionnées, entre portugais et espagnol – 50%, entre catalan et portugais – 41%. Au contraire, les langues suivantes semblent être aux pôles opposés de la romanité (différences supérieures à 80%) : espagnol et français (80%) ; italien et français (80%) ; et roumain et espagnol (83%).

Il nous semble donc que les changements phonétiques sont plutôt aptes à mettre en évidence les différences entre les LR. Ces dernières ne semblent pas être fondées sur la proximité géographique des régions où les phénomènes ont été traités de façon similaire ; le français présente un écart important par rapport à une majeure partie des LR, qu’il s’agisse ou non de langues proches géographiquement.

Ces résultats sont représentés dans la matrice ci-dessous où le premier chiffre correspond au nombre de traitements différents sur le nombre total de 32 mutations phonétiques mentionnées précédemment, et entre parenthèses, la même valeur exprimée en pourcentage. Malheureusement, Guiter ne fait pas la part des mutations de nature vocalique par rapport aux mutations de nature consonantique, donc nous ne pouvons pas avoir une représentation claire du poids respectif de chaque sous-niveau segmental dans la discrimination des LR. De plus, il semble que la composante phonétique fournit le plus grand nombre de différences entre les LR, en raison de ces évolutions différentes et que, par conséquent, elle complique plus, selon Guiter, l’intercompréhension au sein de la famille romane. Ce n’est pas le cas pour la composante lexicale, par exemple, qui se situe au pôle opposé et qui rassemble les idiomes latins (les écarts vont de 7% à 33% et la moyenne est de 20%, tandis que pour la composante phonétique les écarts vont de 38% à 83%, et la moyenne est de 66%).

Tableau 2 : Pourcentages des différences phonétiques entre les LR (d’après Guiter, 1985).
Français Provençal Espagnol Catalan Portugais Italien Roumain
19 (56%) 27 (80%) 25 (74%) 22 (65%) 27 (80%) 26 (77%) Français
26 (77%) 22 (65%) 17 (50%) 25 (74%) 19 (56%) Provençal
13 (38%) 17 (50%) 20 (59%) 28 (83%) Espagnol
14 (41%) 21 (62%) 25 (74%) Catalan
21 (62%) 24 (71%) Portugais
21 (62%) Italien
Roumain

Compte tenu du fait qu’il s’agit d’une typologie faite selon une perspective diachronique et qui ne fait pas de distinction entre le niveau vocalique et le niveau consonantique, cette approche est à prendre en compte comme une représentation supplémentaire des distances phonétiques entre les LR. L’écart le plus important est enregistré entre le roumain et l’espagnol (83%). Toutefois, il nous semble que ce tableau met en évidence notamment l’écart du français – du point de vue de son évolution phonétique – des autres LR, étant donné que tous les pourcentages concernant les différences entre cette langue et les autres LR sont supérieurs à 65%, exception faite du franco-provençal (56%). Par ailleurs, nous pouvons remarquer le parallélisme évolutif dû à la proximité dans l’espace géographique européen (comme, par exemple, celui entre l’espagnol et le portugais).

Cependant, les observations de Guiter vont à l’encontre d’une typologie reconnue, résultant de la démarche de Coseriu (1988), et dont l’objet est de circonscrire ’l’archétype roman’. L’auteur n’a pas fondé sa classification sur des données phonétiques, mais sur la structure du système nominal, qui divise les LR d’après sa prédisposition à être analytique ou synthétique. Ainsi, les pôles du monde roman sont le français (la plus analytique des LR) et le roumain (la plus synthétique), tandis qu’au centre de cette romanité se trouveraient l’occitan et le catalan, en quelque sorte ’au carrefour’ de la romanité. Quant à la langue la plus prototypique de la romanité, il s’agirait sans doute de l’italien, qui est l’idiome roman partageant le plus de traits avec tous les autres et ayant développé le moins de particularismes si on le compare au latin.

La méthode antérieurement citée, à savoir celle du partage des LR d’après des indices phonologiques globaux, peut être encore développée et enrichie en y rajoutant des indices phonétiques plus fins (Ternes, 1985). Certains regroupements linguistiques pertinents peuvent être obtenus lorsqu’on tient compte des particularités respectives de la structure des niveaux segmental et/ou supra-segmental.

Ainsi, la configuration des systèmes vocaliques permet de distinguer entre un type roman commun, qui est celui agencé sur deux axes, antérieur et postérieur, et des exceptions, constituées d’une part, par le français et l’occitan, qui possèdent des voyelles antérieures arrondies, et d’autre part, par le roumain, dont le système a en plus un axe central. Les degrés d’aperture engendrent deux regroupements, selon le nombre d’oppositions que les langues possèdent. Le premier groupe est formé par l’espagnol et le roumain, qui possèdent trois oppositions, tandis que le français, l’italien, le catalan et d’autres LR forment le groupe à quatre oppositions. Bien que le dernier cas de figure soit mieux représenté, les oppositions /ε/~/ε/, /ο/~/ message URL SCHEM07.gif/ et /oe/~/ø/ montrent une fonctionnalité décroissante. La forme du système vocalique est, une fois de plus, un critère de distinction et elle partage les systèmes d’après leur forme triangulaire ou quadrangulaire. Enfin, la nasalité est également un facteur différenciateur très fonctionnel qui oppose le français et le portugais aux autres LR6.

Les critères portant sur les systèmes consonantiques sont relativement moins générateurs de distinctions entre les LR. En revanche, cette homogénéité quasi-générale permet au moins d’identifier un prototype plus fidèle du consonantisme roman. Les particularités concernent par exemple le développement moins régulier des affriquées, ou bien l’apparition des fricatives glottales telles [ξ] en espagnol ou [η] en roumain, qui ne sont pas caractéristiques des LR. De même, des différences sont repérées au niveau des articulations nasales et latérales ou encore vibrantes. Elles concernent cependant un nombre limité de segments qui ne diminue guère l’uniformité du consonantisme de source latine. Une observation similaire pourrait être faite au sujet des données prosodiques. Sont ainsi citées la quantité vocalique, la quantité consonantique, et l’accent.

Enfin, quant au rôle des informations supra-segmentales, les observations de Ternes (1985) se rapprochent de l’interprétation de Madonia (1979) qui concerne le rôle de l’accent d’intensité qui oppose le français aux autres langues romanes. En conséquence, les deux démarches appartenant à Madonia (1979) et à Ternes (1985) aboutissent au ’portrait’ du prototype phonétique roman que nous reprenons par la suite, aussi bien en ce qui concerne sa composante vocalique que consonantique. Nous pouvons remarquer que les systèmes vocalique et consonantique prototypiques des LR ont une structure très proche de leur parent latin. Tout d’abord, le triangle vocalique aurait plutôt une structure à cinq voyelles et deux oppositions. Dès lors, il possède les segments vocaliques les plus fréquents dans les langues du monde (Vallée, 1994), ainsi que le type vocalique rencontré dans 23,3% de ces idiomes, à savoir le système à cinq voyelles.

L’opposition d’aperture /e/~/E/ et /o/~/ message URL SCHEM07.gif/ est à considérer. Toutefois cette opposition n’est guère fonctionnelle dans les systèmes contemporains. La figure 4, adaptée selon le système pan roman prototypique décrit par Ternes (1985), nous permet de constater à quel point les systèmes vocaliques des LR sont différents. En effet, le prototype est réducteur et une quantité considérable de segments et d’oppositions sont éliminés pour enfin arriver à la structure présente. Prenons l’exemple de la nasalité : ce phénomène représente une particularité isolée des systèmes des LR, dans la mesure où elle n’est spécifique qu’à deux des idiomes (le français, le franco-provençal et le portugais). Cependant, elle caractérise la famille romane en tant que famille indo-européenne, puisque la romanité possède 50% des systèmes vocaliques à segments de type nasal qui existent dans l’espace européen. En effet, d’autres segments vocaliques de type nasal ne se retrouvent que dans quelques dialectes celtiques et en polonais. Nous pouvons donc comprendre qu’en éliminant la nasalité du prototype, nous sommes obligés de renoncer à un trait spécifique de la famille latine. Ce choix est pourtant justifié, étant donné que, comme nous l’avons montré, seulement trois langues romanes (le français, le franco-provençal et le portugais) possèdent l’opposition de nasalité. Il en est de même pour l’axe des voyelles antérieures arrondies ou centrales.

Enfin, le prototype correspond au système espagnol et à quelques-uns des systèmes italiens.

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Figure 4 : Système vocalique prototypique des LR (d’après Ternes, 1985).

Les systèmes consonantiques des langues néo-latines partagent un nombre plus important de segments et ils ont mieux préservé l’héritage latin. Si quelques différences existent, elles concernent surtout les articulations arrières ainsi que le développement des affriquées et des approximantes dans l’espace ibérique. Cependant, nous pouvons conclure qu’une homogénéité pan-romane reste présente.

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Tableau 3 : Système consonantique prototypique des LR (d’après Ternes, 1985).

Afin de pouvoir mieux évaluer l’écart entre les systèmes phonologiques des LR contemporaines et le prototype reproduit ci-dessus, nous allons consacrer le paragraphe suivant à une description des particularités segmentales, et plus brièvement, supra- segmentales et phonotactiques, de cinq des langues romanes qui font l’objet du présent travail. Comme nous l’avons précisé dans l’introduction générale, nous nous contenterons de décrire uniquement les cinq langues suivantes : l’espagnol, le français, l’italien, le portugais et le roumain.

Notes
5.

Nous adoptons cette représentation des systèmes vocaliques inspirée de l’étude de Vallée (1994).

6.

Ternes (1985) ne prend pas en compte le franco-provençal qui possède des voyelles nasales, comme nous avons pu le mentionner précédemment.