1.4.1.l’espagnol

Le système phonologique actuel de l’espagnol (Pottier, 1972) est l’un des plus simples des LR, pour ce qui est de sa composante vocalique. Il correspond entièrement au prototype vocalique pan-roman (voir paragraphe 1.3.).

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Figure 5 : Système vocalique de l’espagnol castillan (d’après Pottier, 1972).

Le système vocalique semble présenter la même simplicité que celle du prototype et cela même dans ses réalisations phonétiques effectives (Alarcos Llorach, 1961 ; Malmberg, 1971). Cette simplicité dans les productions est soulignée par Navarro Thomas (1968). Ainsi, l’auteur remarque que les particularités de réalisation des voyelles hispanophones concernent des spécificités vocaliques générales qui sont dues à la position de la voyelle dans la syllabe et au type syllabique d’occurrence ou bien à la présence ou non de l’accent d’intensité.

Ainsi, toutes les voyelles du système présentent des variantes combinatoires en fonction du contexte d’occurrence et/ou du type syllabique d’apparition. Le phonème /α/ peut avoir une réalisation effective palatale ou vélaire, manifestée acoustiquement dans les variations du second formant (Alarcos Llorach, 1961). De même, /ε/ est susceptible de présenter des réalisations ouvertes ou fermées, sans que pour autant il soit question d’un statut phonémique de ces segments. Les deux variantes dépendent du type syllabique, fermé ou ouvert respectivement, où le segment discuté apparaît. Dans ces cas, les variantes ont une manifestation acoustique qui consiste en une élévation du F1 vers des valeurs du [E] qui se rapprochent de la voyelle [α], ou un abaissement des valeurs du [e] vers des valeurs de [i]. Une réflexion similaire est à faire pour ce qui est de la voyelle [o]. Dans ce cas, les modifications du F1 évoluent vers des valeurs de [α] ou de [υ].

Les voyelles [i] et [υ] ont également un caractère ouvert ou fermé, en fonction du type de la syllabe d’occurrence. Notons cependant que cette tendance d’ouverture/fermeture due au type de la syllabe est en voie de phonologisation dans le cas des dialectes autres que le castillan, et elle résulte, selon Alarcos Llorach, de la perte du –s final.

L’accent n’a pas un rôle distinctif en espagnol. Toutefois, il influence la durée des voyelles. Une analyse comparative de la durée des voyelles en position tonique ou atone, amène Navarro Thomas (1968) à faire remarquer que les différences de durée, si elles sont présentes, n’ont pas un caractère significatif du point de vue statistique et il n’est pas envisageable de parler d’une opposition de durée en espagnol. Quant aux possibilités d’occurrence des voyelles, elles sont non-restrictives, à l’exception des phonèmes /i/ et /υ/, dont l’occurrence en finale de syllabe atonique n’est pas attestée. Enfin, notons la tendance de centralisation du système vocalique en parole spontanée, mise en évidence par une étude qualitative menée par Harmegnies & Poch-Olive (1996), auprès d’un locuteur natif castillanophone qui montre une orientation vers une position de type ’schwa’ de l’espace acoustique du système vocalique espagnol. Ces observations ne contredisent nullement le caractère homogène du vocalisme hispanophone qui reste l’un des plus conservateurs parmi les langues de source latine.

L’espagnol possède également une quantité importante de diphtongues, qui peuvent être distinguées en :

Diphtongues ascendantes7 comme [wo] dans menguo ’diminuer’ [menγwo], [je] dans tierra ’terre’ [tjera] ou encore [jo] dans adios ’au revoir’ [a message URL SCHEM08.gifjos], etc.8
  1. Diphtongues descendantes comme [aj] dans aire ’air, allure’ [ajre], [aw] dans causa ’cause’ [kawza], [ej] dans seis ’six’ [sejs], etc.

En revanche, le système consonantique est sujet à de nombreuses innovations, aussi bien par rapport à son ancêtre latin, qu’au prototype consonantique roman.

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Tableau 4 : Système consonantique de l’espagnol castillan (d’après Pottier, 1972).
D’après Pottier, les réalisations phonétiques sont en nombre infini, raison pour laquelle il est fonctionnel de réduire le système espagnol aux 25 phonèmes précédemment représentés. Cependant, aux 20 items consonantiques, trois réalisations consonantiques principales se rajoutent de par leur caractère de particularité hispanophone, à savoir les segments consonantiques [β], [ message URL SCHEM08.gif] et [γ], qui représentent les réalisations intervocaliques des phonèmes /b/, /d/ et /g/. Ce phénomène représente la particularité privilégiée du consonantisme hispanophone, comme le souligne Malmberg (1971, pp.329) :
‘’Le trait le plus frappant du consonantisme espagnol est, on le sait, le manque d’opposition entre occlusive et spirante sonore, distinction connue de la plupart des langues romanes et aussi des langues soeurs péninsulaires.’’

En outre, selon Malmberg (1971), ces propriétés correspondraient à une tendance beaucoup plus importante d’affaiblissement et réduction de certains segments consonantiques en position faible, comme le montre le schéma suivant :

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Ainsi, la position forte, la plus à gauche, correspond à l’initiale absolue et après une nasale ou une consonne occlusive. Elle est suivie par la réalisation en position explosive non initiale, contexte dans lequel les segments subissent une spirantisation. Enfin, la réduction va jusqu’au segment semi-vocalique en fin de syllabe. Cependant, Malmberg signale que l’évolution complète des formes consonantiques, de la position forte jusqu’à la position faible, caractérise plus exactement les prononciations populaires ou dialectales. Ainsi, les prononciations d’un mot comme esp. doctor ’docteur’ peuvent aboutir jusqu’aux formes [do message URL SCHEM04.giftor] - en passant par la forme [doγtor], comme le montre le schéma ci-dessus – ou [do message URL SCHEM37.giftor]. Notons également que pour Malmberg les semi-consonnes /j/ et /w/ semblent avoir une réalisation semi-vocalique, différente, [ message URL SCHEM04.gif]et [ message URL SCHEM37.gif].

Actuellement, la réalité linguistique concrète met en évidence les variantes combinatoires suivantes. Le phonème /b/ possède une réalisation occlusive en initiale de mot et après une nasale, que ce soit à l’intérieur d’un mot ou à la frontière entre deux lexèmes. Les autres contextes possibles seraient couverts par sa variante fricative [β]. La situation est identique pour les occlusives /d/ et /g/ réalisées comme fricatives dans les mêmes positions dans le mot et/ou chaîne sonore9 (Alarcos Llorach, 1961).

Comme nous venons de le mentionner, ces faits représentent un particularisme espagnol. Malgré cela, d’autres réalisations phonétiques sont à noter. L’effet de voisement en contexte vocalique est en fait plus large et il touche par exemple la fricative /s/ réalisée comme la sonore [z] en contexte vocalique et/ou consonantique voisé (comme dans mismo ’même’ [mizmo]). Dans ce cas, il pourrait être question d’un statut phonémique de [z], en raison de la présence des paires minimales telles rascar ’gratter’ [raskar] vs. rasgar ’déchirer’ [razγar]. Cette opinion est soutenue notamment par Alarcos Llorach (1961), mais nous pouvons remarquer qu’il ne s’agit pas de véritables paires minimales compte tenu du fait que dans le second item lexical la présence de la réalisation [Z] est possible grâce au segment voisé suivant.

De plus, des distinctions spécifiques sont entraînées par la présence des quatre liquides : l, , r et message URL SCHEM27.gif Les deux derniers phonèmes sont en opposition en position intervocalique (pero ’mais’ [pero] vs. perro ’chien’ [pe message URL SCHEM27.gifo]), toutefois il y a un fusion en ce qui concerne la position initiale (uniquement occurrence de /r/) et finale de syllabe (uniquement occurrence de / message URL SCHEM27.gif/). Le syncrétisme des latérales se manifeste également en fin de syllabe, où la distinction de palatalisation n’apparaît jamais (Malmberg, 1971).

Les unités /j/ et /w/ posent, comme nous venons de le préciser précédemment, des problèmes d’interprétation en tant que semi-voyelles ou semi-consonnes. Leur statut de semi-voyelles est controversé de par la nature incertaine (mono- ou bi-phonématique) des diphtongues. Ainsi, le yod peut avoir des réalisations différentes selon le type de contexte d’occurrence, comme par exemple une réalisation semi-vocalique en contexte de type diphtongue. Il peut également avoir une nature consonantique plus manifeste en tant que réalisation fricative et/ou palatale [j] ou [γ]. Il en est de même pour le phonème /w/, rencontré également dans les diphtongues, mais aussi dans des contextes tels que agua ’l’eau’ [aγwa] ou guardo ’je garde’ [γwardo], où il joue le rôle d’articulation secondaire de l’approximante précédente. Compte tenu de ces faits, nous sommes en droit de nous demander si /w/ peut être considéré comme un phonème à part entière. Si le mono-phonématisme des diphtongues reste un point à discuter, les séquences de type [γw] sont considérées par Alarcos Llorach comme bi-phonématiques.

Notons également la présence du particularisme hispanique appelé ’seseo’ et qui consiste en une neutralisation de l’opposition /θ/~/s/ (Navarro Thomas, 1968 ; Pottier, 1972), qui n’est pourtant pas de source castillane mais plutôt andalouse, et, plus récemment, répandue en Amérique Latine.

Enfin, la prosodie de l’espagnol est plus sujette à des controverses que le niveau segmental, comme le montrent les études qui lui ont été consacrées. Alcoba & Murillo (1998) enseignent que la prosodie de cette langue se définit par quatre éléments spécifiques : l’accent, la joncture, le rythme et la variation tonale de la mélodie. Toutefois, cette opinion est loin d’être partagée par tous les linguistes hispanophones et l’élément le plus controversé est notamment l’accent. Nous ne sommes pas en mesure de fournir une description définitive sur le type accentuel auquel appartient cette langue. L’une des plus anciennes études à ce sujet, celle de Navarro Thomas (1939) définit l’espagnol comme une langue ’syllable-timed’, c’est-à-dire une langue dont l’unité de manifestation de l’accent est la syllabe. Plus tard, Borzone de Manrique & Signorini (1983) classent l’espagnol parmi les langues de type ’stress-timed’, car selon ces auteurs la division d’un énoncé en unités prosodiques ne repose pas sur la syllabe, mais sur le nombre de segments accentués. Finalement, nous avons retrouvé une dernière interprétation dans le bilan de Alcoba & Murillo (1998). Selon ces deux auteurs, l’espagnol témoigne d’un type accentuel complexe qu’ils appellent ’trailer-timed’. La spécificité de ce type syllabique consiste en l’assemblage de syllabes accentuées avec des syllabes non-accentuées pour former une unité fonctionnelle qui est supérieure à la syllabe.

Au terme de cette discussion sur l’espagnol, nous allons résumer les principaux aspects que nous avons pu noter. Ainsi, il nous semble significatif de mentionner que la spécificité sonore de cette langue est imprimée par son consonantisme complexe et notamment par la présence du phénomène de spirantisation et de quelques segments propres tels /θ/ ou /x/. Cependant, cette spécificité est à minimiser si nous prenons en compte le poids acoustique inégal que les segments consonantiques sont susceptibles d’avoir dans la perspective de l’IAL et de l’identification perceptive des langues. Ainsi, selon Hombert & Maddieson (1998), la dentale fricative /Τ/ est très rare dans les langues du monde et donc elle possède a priori un fort pouvoir discriminant. Malgré cela, sa manifestation acoustique est très faible ce qui rend la consonne peu saillante du point de vue perceptif. En effet, selon les deux auteurs cités, les indices segmentaux discriminants les plus fiables sont ceux qui sont à la fois rares (donc à fort pouvoir discriminant) et facilement détectables dans le signal. Par conséquent, la dentale fricative /T/ en espagnol ne remplit que la première des deux conditions décrites.

Quoi qu’il en soit, l’occurrence d’un nombre de segments distinctifs, ainsi que la présence du phénomène ibérique de sonorisation intervocalique des consonnes font de l’espagnol une langue individualisée parmi ses soeurs latines.

Quant au niveau supra-segmental que nous venons de voir, les travaux qui ont été consacrés à ce sujet laissent entendre que l’espagnol est une langue à accent libre, même si nous n’avons pas pu mettre en évidence une convergence des opinions concernant l’unité de manifestation de l’accent.

Notes
7.

Les diphtongues ascendantes représentent des séquences semi-voyelle/consonne + voyelle, tandis que les diphtongues descendantes sont des séquences voyelle + semi-voyelle/consonne.

8.

Les débats sur leur caractère mono- ou bi-phonématique et sur la nature semi-consonantique ou vocalique des segments non-vocaliques ont fait couler beaucoup d’encre sans que pour autant des preuves définitives aient été fournies. Nous renvoyons le lecteur désireux de plus de détails à Alarcos Llorach (1961) pour une étude phonologique du phénomène ; à Borzone de Manrique (1976) pour une étude acoustique des segments non-vocaliques ; et, plus récemment, à Aguilar (1999) pour une analyse des effets acoustiques du contexte pragmatique dans la production des diphtongues espagnoles.

9.

De plus, l’occlusive /d/ est réalisée comme fricative après la liquide /l/.