1.4.3 l’italien

Tout d’abord, l’italien pose un problème de variabilité du système au travers du territoire italophone. L’absence d’une norme nationale et le prolongement d’une situation historique de division territoriale et, implicitement, linguistique, engendrent de nombreuses innovations régionales et une imposition tardive d’une langue standard. C’est à l’époque de la Renaissance que l’italien de Toscane (et plus précisément celui parlé à Florence, centre culturel à cette époque) s’impose comme langue littéraire. De nos jours, il garde encore ce statut. Malgré cela, il semble qu’une situation reproduisant la situation pré-moderne est en train de prendre de l’ampleur. Elle consiste en la revalorisation des variantes régionales, et plus précisément, du parler de Rome, de plus en plus imposé grâce au prestige de la capitale (Malmberg, 1971).

Dans les pages suivantes, nous allons poursuivre notre analyse avec la description des systèmes vocalique et consonantique du toscan. Toutefois, des considérations seront faites sur les réalisations respectives dans les autres régions d’Italie. Enfin, un dernier paragraphe de cette partie consacrée à l’italien prendra en considération les principales particularités supra-segmentales de la langue.

Le système vocalique de l’italien toscan connaît deux sous-systèmes, d’après le caractère tonique ou atonique de la syllabe d’occurrence des voyelles.

Le système vocalique en syllabe accentuée est le suivant :

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Figure 7 : Système vocalique de l’italien florentin en syllabe tonique (d’après Malmberg, 1971).

Tandis que le même système devient identique au système espagnol en position protonique comme ci-dessous :

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Figure 8 : Système vocalique de l’italien florentin en syllabe protonique (d’après Malmberg, 1971).
En effet, l’absence de l’opposition d’ouverture /e/~/ε/ et /o/~/ message URL SCHEM07.gif/ dans le système hors accent traduit une situation beaucoup plus générale qui consiste en une tendance à la non-fonctionnalité du trait d’ouverture au travers des parlers italiens. Le système de la figure 8 représente la réalisation unique pour la plus grande partie des parlers italiens du nord et du sud du pays. À cela s’ajoute une grande variation de la prononciation des mots censés illustrer l’opposition, ce qui affaiblit davantage son rendement. Il est difficile à présent de délimiter le poids réel de ce trait.
Dans une étude acoustique réalisée en 1972, Ferrero met en évidence un système vocalique du toscan parfaitement articulé autour de l’opposition d’ouverture. Cependant, la dispersion dans le plan constitué des deux premiers formants des voyelles montre des zones partiellement distinctes appartenant aux quatre voyelles susceptibles de générer des confusions, à savoir les voyelles /ε/ vs. /ε/ et /ο/ vs. / message URL SCHEM07.gif/. Les données sont obtenues par le biais d’enregistrements de 25 locuteurs de florentin prononçant des mots en isolation et répétant, par la suite, la voyelle cible. Les valeurs des formants F1 et F2 de chaque voyelle sont moyennées afin de fournir la représentation bi-dimensionnelle que nous reproduisons ci-dessous.
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Figure 9  : Les voyelles de l’italien florentin dans l’espace acoustique F1/F2 (d’après Ferrero, 1972).
Malgré cela, la réalité linguistique est susceptible d’être plus complexe. Une expérience similaire que nous avons menée, fournit des données beaucoup plus contradictoires sur la fonctionnalité contemporaine de l’opposition d’ouverture (Vasilescu, 2000). L’approche que nous avons adoptée a pris en compte la variabilité en prononciation. Ainsi, nous avons effectué une étude qualitative auprès d’un locuteur piémontais qui s’appuie sur un protocole plus proche de la parole naturelle que le précédent. Les sept voyelles de l’italien sont prononcées en position tonique dans plusieurs environnements consonantiques et dans une phrase porteuse. Les résultats ont montré que les oppositions /e/~/ε/ et /ο/~/ message URL SCHEM07.gif/ sont instables.
La même situation est confirmée par Ferrero, Magno-Caldognetto, Vagges & Lavagnoli (1978), qui notent, entre autres, que lorsqu’ils demandent à un locuteur d’italien de produire une voyelle moyenne, ce dernier prononce plutôt un [e], qu’un [ε] et un [ο], qu’un [ message URL SCHEM07.gif].

En conclusion, il nous semble que le système vocalique de l’italien est en voie de simplification vers une structure approchant celle de l’espagnol. De ce fait, il illustre la particularité du prototype roman qui est un système à cinq voyelles. Bien que l’opposition d’ouverture soit envisageable, elle nous semble de moins en moins fonctionnelle. De même, cette opposition fait preuve de soumission à une tendance plus générale qui semble toucher le système vocalique français, comme nous l’avons montré précédemment. Enfin, il est peut-être question d’une tendance plus large du vocalisme qui est de s’orienter vers des configurations ’d’équilibre’ représentées par le système à cinq voyelles (Vallée, 1994).

L’italien possède trois types de diphtongues, classifiées ainsi d’après leur structure et le type de contexte où ces séquences apparaissent.

Tout d’abord, il s’agit des diphtongues :

  1. Ascendantes comme, par exemple, [ja] dans piano ’doux’ [pjano], [je] dans pieno ’plein’ [pjeno], [jo] dans pioppo ’peuplier’ [pjoppo], [wa] dans cuadro ’cadre, tableau’ [kwadro], ou encore [ju] dans fiume ’fleuve’ [fjume]) ou bien,

  2. Descendantes comme, par exemple, [aj] dans vedrai ’tu verras’ [wedraj], [aw] dans causa ’cause’ [kawza], [ej] dans vorrei ’je voudrais’ [vorrej], ou encore [oj] dans noi ’nous’ [noj]).

De plus, il existe une troisième catégorie de diphtongues, connues sous le nom de diphtongues mobiles et issues de la dérivation lexicale dans le cas de certaines familles de mots. Les diphtongues mobiles sont les séquences de type [je] et [wo] présentes si la syllabe d’occurrence est sous accent, et devenues monophtongues, lorsque la syllabe est atone. Ainsi, dans fuoco ’feu’ [fwoko] la diphtongue est sous accent, tandis que dans focoso ’fougueux’ [fokozo], ou focaiolo ’foyer’ [fokajolo] seule la voyelle non accentuée apparaît. Il est de même pour la séquence [je] dans la série piede ’pied’ [pjede] – pedestre ’pédestre, banal’ [pedestre] – pedata ’coup de pied’ [pedata].

Enfin, quant aux règles d’occurrence des voyelles dans les mots, notons l’extrême variabilité combinatoire de l’italien et la forte tendance de finale lexicale vocalique.

Les phonèmes consonantiques de l’italien sont au nombre de 23 et confirment la proximité du phonétisme de cette langue au prototype sonore de la romanité. Le tableau ci-dessous illustre cette idée.

Tableau 6 : Système consonantique de l’italien florentin
Bilabiales Labio-dentales Dentales (Alvéol.) (Post) Alvéol. Palatales Vélaires
Occlusives P b T d K g
Affriquées Ts dz
Fricatives F v S (z)
Nasales μ n
Latérales l
Vibrantes r
Semi-C/V j w

Le système consonantique de l’italien, comme celui du français de la section précédente est peu sujet aux controverses. Cependant, quelques aspects concernant le nombre et le statut des unités consonantiques nous semblent devoir être notés. Tout d’abord, il s’agit du statut des fricatives dentales, et plus précisément de l’existence de deux phonèmes /s/ et /z/. La controverse consiste à affirmer l’existence des deux phonèmes ou bien d’un seul /s/, le second phonème /z/ étant seulement une variante combinatoire de /s/. En effet, le florentin présente le cas particulier d’avoir conservé l’une des fricatives dans certains contextes, et l’autre, dans les autres lexèmes. Ainsi, des mots tels que it. francese ’français’ se prononce [franceze], tandis que it. svedese ’suédois’ se prononce [swedese]. Cette situation est en contradiction avec la règle de dissémination dans l’espace roman par rapport à ce phénomène, et qui fait que dans le Nord, /s/ subit généralement un voisement en position intervocalique, tandis que dans le Sud le segment reste tel quel. Ainsi, pour ce qui est du florentin, il posséderait deux phonèmes qui se trouvent en distribution libre. Cependant, cette distinction n’est d’aucune utilité dans le processus de communication. Par conséquent, Malmberg (1971) plaide en faveur de l’existence d’un seul phonème /σ/ et de sa variante combinatoire [z].

La paire d’affriquées [ts]~[dz], présente une situation presque analogue. En effet, sa distribution défective pourrait fournir des arguments en faveur d’un seul phonème /ts/. Par conséquent, il n’y a que deux positions sur trois dans un lexème où les deux segments [ts] et [dz] seraient admis, à savoir en position initiale de mot (comme dans zucchero ’sucre’ [tsukero] et zero ’zero’ [dzero]) et médiane (comme dans raza ’race’ [rattsa] et razza ’un type de poisson’ [raddza]). Au contraire, en position post-consonantique et à la finale de mot, seul [ts] peu apparaître en raison d’une fusion qui se produit entre affriquées et fricatives. De cette manière, le mot falso ’faux’ est prononcé [faltso] ou encore le mot senso ’sens’ est prononcé [sentso].

Toutefois, le phénomène le plus intéressant du consonantisme italien est l’opposition phonologique de quantité consonantique, i.e. la gémination. Elle est mise en évidence par des paires minimales comme, par exemple :

fato ’fait’ [fato] vs fatto ’destin’ [fatto]

calo ’diminution’ [kalo] vs callo cor’ [kallo]

pala ’pelle’ [pala] vs palla ’balle’ [balla],

etc.

Historiquement, les géminées de l’italien se sont développées à partir de segments semblables déjà présents en latin et à partir de groupes consonantiques intervocaliques de type – kt -, - pt -, - ks -, etc. ayant subi un phénomène d’assimilation consonantique. Le phénomène est encore fonctionnel aujourd’hui et reste toujours une tendance vivante de l’italien contemporain (Bec, 1971). Il touche la quasi-totalité des phonèmes consonantiques de l’italien, exceptions faites des phonèmes /ts/, /dz/, / message URL SCHEM32.gif/, / message URL SCHEM33.gif/, /l/. Comme nous l’avons mentionné dans la section 1.3.4. consacrée à la typologie des LR, la gémination entraîne des phénomènes de durée importants qui touchent aux voyelles adjacentes. En effet, les travaux sur la nature phonétique et articulatoire des géminées et sur leur influence sur les segments vocaliques adjacents ont mis en évidence des effets de durée significatifs (Smith, 1991 et 1995). De ce fait, il a été montré que l’organisation temporelle de l’environnement vocalique est différente dans le cas de la présence d’une seule consonne ou d’une géminée. Appuyée sur le modèle fourni par la théorie du geste articulatoire de Browman & Goldstein (1986 et 1992), cette démarche a consisté en une étude comparative des gestes correspondant à une consonne simple en position intervocalique et à une consonne géminée dans le même contexte. Par le biais d’une approche expérimentale utilisant des micro-rayons X, les mouvements des articulateurs impliqués dans la production des lexèmes contenant ou non une géminée ont été étudiés. De cette façon les auteurs ont pu effectuer une mesure complexe du rôle respectif des lèvres, de la langue et de la mâchoire inférieure, données qui n’auraient pas pu être mises en évidence par une simple analyse acoustique. Le protocole d’acquisition des données a consisté en la prononciation de logatomes possédant les mêmes consonnes intervocaliques simples et géminées. Le mouvement des articulateurs a été enregistré grâce à des capteurs fixés sur les principaux articulateurs des sujets. Les résultats ont prouvé un rôle indéniable du type de segment intervocalique sur la durée des voyelles adjacentes. Ainsi, sur les trois locuteurs d’italien ayant participé à l’expérience, deux ont fourni des données dévoilant une réduction significative de la durée entre les cibles vocaliques (plus précisément entre l’état stable et la fin de la première voyelle et entre le début et l’état stable de la seconde voyelle).

Quant à la prosodie de l’italien, il s’agirait d’une tâche plus difficile à décrire, car selon Rossi (1998) la plupart des travaux consacrés à cet aspect ne prennent en considération que les particularités intonatives de la variante toscane. Or, une description exhaustive des spécificités supra-segmentales devrait prendre en considération les caractéristiques régionales. Ainsi, suivant Rossi, nous nous contentons de fournir un bref aperçu des principaux traits prosodiques de l’italien. L’italien est une langue à accent libre qui peut toucher la syllabe finale, pénultième ou antépénultième d’un item lexical. Par ailleurs, ce trait présente une manifestation générale au sein des variantes régionales d’italien. Enfin, selon Rossi (1998), le domaine de manifestation de l’accent est le mot.

En résumé, il nous semble qu’effectivement, l’italien représente la LR possédant le phonétisme le plus proche, aussi bien de celui de son parent latin que du prototype virtuel, de la famille romane. La seule particularité notable est sans doute liée aux phénomènes de durée vocalique et consonantique entraînée par la gémination. Ce trait est susceptible de se manifester également au niveau supra-segmental.