1.4.4 le portugais

Le portugais est la seconde langue romane en termes de complexité des innovations par rapport au système du latin et au système prototypique de la famille latine. L’innovation est aussi bien qualitative que quantitative et elle touche notamment le système vocalique.

Nous avons choisi le parler de Lisbonne en tant que modèle pour notre étude pour deux raisons. Tout d’abord, ce choix est cohérent avec les autres descriptions qui ont pris en compte les variantes standards des LR. Enfin, la plupart des études qu’il s’agisse du portugais ou d’une autre LR s’intéressent à la variante standard.

Ainsi, le portugais possède un système vocalique riche en oppositions, qui est soumis à de multiples règles d’occurrence de ses unités. Malmberg (1971) argumente qu’en portugais il y a au moins trois sous-systèmes oraux d’après le type syllabique d’occurrence, à savoir accentué, protonique ou post-tonique. L’économie du système est sauvée par le rejet du statut phonémique des voyelles nasales, traitées comme variantes combinatoires des voyelles orales suivies par un archiphonème consonantique nasal (la même opinion est partagée par Mattoso Camara, 1977). Toutefois, il ne s’agit pas de l’opinion la plus largement répandue. D’autres linguistes (Head, 1965 ; Gonçalves Viana, 1973, entre autres) assument l’existence d’une série vocalique nasale phonologique.

De plus, le portugais possède une large palette de séquences de type diphtongues, qu’il s’agisse de diphtongues orales ou nasales (ces dernières pouvant être le résultat d’une combinaison entre deux segments de type nasal ou entre un segment oral et un segment nasal).

Le système vocalique plein (syllabe tonique) du portugais, pourrait avoir la configuration suivante. Il réunit à la fois les sept phonèmes oraux et les cinq phonèmes de type nasal et il résulte de la considération de la structure la plus acceptée en phonologie portugaise.

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Figure 10 : Système vocalique du portugais en syllabe tonique.
Ce système doit être complété, du moins pour ce qui est des segments oraux, par deux autres systèmes. Il s’agit tout d’abord d’un système des voyelles qui apparaissent uniquement en syllabe protonique et qui est réduit à quatre oppositions fonctionnelles, à savoir /a/~/ message URL SCHEM11.gif/~/i/~/u/. Ensuite, un second système vocalique est celui post-tonique, encore plus réduit à /a/~/ message URL SCHEM11.gif/~/u/ (Malmberg, 1971). L’idée de subdiviser le système en structures subordonnées est largement acceptée.
Néanmoins, le nombre d’unités phonémiques connaît des fluctuations d’un auteur à l’autre. Par exemple, Head (1965), se basant sur les travaux précédents à ce sujet, identifie trois sous-systèmes : un premier système est celui qui regroupe les voyelles accentuées, un second est constitué par les voyelles atones qui occupent une position non-finale dans le mot. Enfin, le troisième est le plus réduit qui peut apparaître uniquement en finale non-accentuée de mot. Le dernier est identique au système post-tonique défini par Malmberg, exception faite du phonème /α/, substitué par / message URL SCHEM17.gif/. La différence n’est pas dramatique, Malmberg (1971) reconnaissant la non-fonctionnalité de l’opposition /a/~/ message URL SCHEM17.gif/. Head rajoute ce dernier phonème / message URL SCHEM17.gif/ au système accentué. En revanche le système accentué et le système apparaissant en contexte non-final et non-accentué de mot sont pratiquement analogues, exception faite d’une unité supplémentaire puisque le système en contexte non-final compte en plus une réalisation centrale de type / message URL SCHEM11.gif/.
Malgré cela, la divergence d’opinions quant à la structure des sous-systèmes vocaliques en portugais ne nous semble guère importante, car cette divergence est axée sur la fonctionnalité des oppositions au sein d’une seule série de voyelles, à savoir des voyelles centrales ouvertes /a/~/ message URL SCHEM17.gif/~/ message URL SCHEM11.gif/. Malmberg (1971) considère également que cette complexité est apparente. Par ailleurs, il souligne (pp. 334) :
‘’La parenté structurale entre l’espagnol (langue au vocalisme simple, notre obs.) et le portugais, au point de vue du vocalisme, est donc nettement plus grande que le laisse supposer un coup d’oeil superficiel sur les faits purement phonétiques.’’
Quant aux phonèmes de type nasal, un consensus existe sur le caractère fermé des voyelles nasales d’aperture maximale ou moyenne (i.e., / message URL SCHEM17.gif/, / ο/ et /e/). Des observations sur leurs réalisations effectives et sur les différences de prononciation comparées aux voyelles nasales du français sont faites par Gonçalves Viana (1973). La principale différence, du point de vue de l’auteur cité, est l’absence de gutturalisation16 dans leur production, trait qui accompagnerait l’émission des voyelles nasales du français. Une différence de durée serait également à noter, les voyelles nasales du portugais étant plus brèves. En effet, des approches aussi bien acoustiques que perceptives ont mis en évidence les différences entre les voyelles nasales des deux LR. Ainsi, Triago (1993) a accentué le fait que le degré de nasalité soit différent, les nasales portugaises bénéficiant de ce trait uniquement au début des voyelles. Le reflet perceptif de cette réalité acoustique est celui que les auditeurs portugais préfèrent en tant qu’exemplaires de type nasal de leur langue un ’murmure nasal’ plutôt que des segments fortement nasalisés (Stevens, Andrade & Viana, 1987). Ils sont également sensibles à l’information dynamique, quelques expériences perceptives ayant démontré que les natifs du portugais montrent une claire préférence pour des stimuli artificiels crées par le biais d’une synthèse réalisée avec un velum dynamique (Teixeira, Vaz & Principe, 1999).

Comme nous l’avons précisé antérieurement, le portugais possède une large panoplie de diphtongues. Leur inventaire est réalisé par Head (1965), Gonçalves Viana (1973), entre autres. Le portugais possède :

11 diphtongues orales ascendantes (/je/ dans e êle ’et il’ [ejel message URL SCHEM11.gif], /je/ dans dieta ’diète’ [djeta], /ja/ dans fiar ’faire confiance, crédit’ [fjar], /j message URL SCHEM07.gif/ dans miolos ’cerveaux’ [mj message URL SCHEM07.giflu], /jo/ dans miolo ’mie’ [mjolu], /ju/ dans miudo ’petit’ [mju message URL SCHEM08.gifu], /wi/ dans cuidado ’souci’ [kwi message URL SCHEM08.gifa message URL SCHEM08.gifu], /we/ dans lingüeta ’pêne’ [ message URL SCHEM34.gif], /we/ dans cueca ’courts’ [kwek message URL SCHEM17.gif], /wa/ dans quatro ’quatre’ [kwatru], /w message URL SCHEM07.gif/ dans quota ’quota’ [kw message URL SCHEM07.gift message URL SCHEM17.gif]).
10 diphtongues orales descendantes (/ej/dans feira ’foire’ [fejr message URL SCHEM17.gif], /ej/ dans papéis ’papiers’ [p message URL SCHEM17.gifpej message URL SCHEM32.gif], /aj/ dans pai ’père’ [paj], / message URL SCHEM07.gifj/ dans herói ’héros’ [ir message URL SCHEM07.gifj], /oj/ dans dois ’deux’ [doi message URL SCHEM32.gif], /uj/ dans Rui, nom propre [ruj], /iw/ dans viu ’il a vu’ [viw], /ew/ dans meu ’le mien’ [mew], /ew/ dans céu ’ciel’ [sew], /aw/ dans paw ’bâton’ [paw]).
  1. Cette liste est complétée par cinq diphtongues nasales de type descendant (/ message URL SCHEM17.gifj/ dans bem ’ bien’ [b message URL SCHEM17.gifj], /ej/ dans mãe ’mère’ [mej], /oj/ dans põe ’il pousse’ [poj], /uj/ dans muito ’beaucoup’ [mujtu], / message URL SCHEM17.gifw/ dans mão ’main’ [m message URL SCHEM17.gifw]).

D’après Head, lors de leurs réalisations effectives, les deux segments oraux, i.e., vocalique et semi-vocalique (ou semi-consonantique) peuvent subir une nasalisation. Cependant, l’auteur n’attribue pas à la nasale semi-vocalique un statut phonémique. Quand aux unités non-vocaliques composantes des diphtongues /j/ et /w/ elles sont généralement considérées comme semi-vocaliques, mais il est plus adéquat de les inclure dans l’inventaire consonantique, du point de vue des règles phonotactiques (Head, 1965).

Si le vocalisme portugais est l’un des plus complexes dans la famille latine, en revanche, le système consonantique est très proche du consonantisme espagnol et roumain (cf. Tableau 7).

Tableau 7 : Système consonantique du portugais de Lisbonne (d’après Head, 1965 ; Gonçalves Viana, 1973).
Bilabiales Dentales Palatales Vélaires
Occlusives P b T d K g
Affriquées
Fricatives F v S z
Nasales m n
Latérales l
Vibrantes r
Semi-C/V j w

Les réalisations allophoniques des consonnes du portugais rapprochent encore plus cette langue de l’espagnol. Elles correspondent à un phonétisme ibérique qui a déjà été remarqué par Malmberg. La comparaison des allophones consonantiques permet de mettre en évidence les traits communs partagés par les deux langues.

Tout d’abord, les occlusives /b/, /d/ et /g/ subissent le même processus de spirantisation en position intervocalique, d’où les allophones [β], [ message URL SCHEM08.gif] et [γ]. Ensuite, /λ/ possède une réalisation [ message URL SCHEM19.gif] vélaire, qui d’après Gonçalves Viana (1973), individualise le portugais de toutes les langues néo-latines. Par ailleurs, cette réalisation se retrouve en polonais. De plus, cette articulation engendre une glottalisation allophonique des voyelles précédentes. Enfin, le phonème ayant le plus de réalisations allophoniques est la liquide voisée vélaire (ou uvulaire) vibrante / message URL SCHEM14.gif/. Elle possède tout d’abord une réalisation en tant que vibrante uvulaire / message URL SCHEM14.gif/, qui peut être trouvée dans tous les contextes possibles, mais également une réalisation [r] apicale et vibrante (ayant au moins deux battements) ou encore [x] fricative vélaire non-voisée. Il faut noter que cette dernière réalisation se retrouve également en espagnol. Enfin, comme nous l’avons déjà précisé, les deux approximantes /j/ et /w/ ont deux contreparties allophoniques potentielles, l’une de type oral et l’autre de type nasal.

Enfin, pour ce qui est de la prosodie du portugais, cette langue fait partie du type prosodique souvent rencontré parmi les langues romanes qui est ’stress-timed’ (Cruz-Ferreira, 1998). Le portugais témoigne donc d’un accent libre qui peut affecter l’une des trois dernières syllabes de l’item lexical. Cependant, le plus fréquemment, l’accent se trouve sur la pénultième syllabe du mot. Notons également que selon l’auteur cité précédemment, l’accent peut avoir en portugais un rôle distinctif au niveau lexical. Enfin, les réalisations vocaliques sont soumises, elles aussi, aux règles accentuelles. Ainsi, les voyelles [a], [e] et [ο] sont ouvertes sous accent, qualité dont elles sont dépourvues lorsqu’elles apparaissent dans une syllabe atone.

Au terme de cette discussion sur le portugais, nous allons résumer les principaux aspects que nous avons pu noter. Nous sommes tout d’abord en mesure de signaler l’unité sonore ibérique, manifestée du moins dans son consonantisme. Certes, le portugais fait preuve d’innovations significatives au niveau vocalique, mais la contrepartie consonantique peut être rattachée à des traits spécifiques à cette zone de la romanité. Cependant, du point de vue de la distance du système latin et du prototype roman, le portugais est probablement l’idiome le plus éloigné, ayant innové le plus, aussi bien au niveau vocalique que consonantique, voire phonotactique.

Notes
16.

La gutturalisation représente l’articulation d’un son entre le larynx et la partie supérieure du pharynx (Crystal, 1997). Dans le cas des voyelles nasales, cela signale plus particulièrement que ces segments s’articulent dans la zone postérieure de la cavité orale.