1.5 Conclusions

Comme nous venons de le voir, le phonétisme des LR fait état de constructions spécifiques à chacune de ces langues, greffées sur une ossature commune, qui est le système latin tardif (i.e., dépourvu de l’opposition phonologique de quantité), très proche lui-même du prototype virtuel de la famille néo-latine (section 1.3.4). Ainsi, il apparaît que les LR ont innové en rajoutant et en développant des particularismes locaux, historiquement explicables, sans pour autant toucher au modèle latin. Cela confère un certain équilibre sonore à la famille latine, mais aussi sa spécificité en tant que famille linguistique.

Une seconde source d’équilibre est fournie par le contre-balancement des innovations. Ce contre-balancement consiste en un développement asymétrique des particularismes au sein de chaque système, i.e., si le système vocalique (respectivement consonantique) est extrêmement innovant, le consonantisme (respectivement le vocalisme) le sera toujours moins. Un exemple clair allant dans ce sens est représenté par la comparaison espagnol vs. français. La première de ces langues possède un vocalisme prototypique, qui ne diffère en rien de celui de la langue mère ou du prototype romanophone. En revanche, son consonantisme est le plus complexe des cinq idiomes décrits, aussi bien d’un point de vue quantitatif que qualitatif. Ce n’est pas le cas pour le français, qui possède un système vocalique riche en oppositions phonémiques et qui est sujet à des mutations complexes. L’équilibre du système, en termes de complexité, est assuré par un consonantisme minimal et dépourvu de segments ou de réalisations particulièrement individualisantes (exception faite, bien évidemment, de la vibrante apicale /ρ/, qui, comme nous avons pu le constater, est sujette à plusieurs réalisations phonétiques potentielles). Dans ce continuum linguistique, le portugais, le roumain et l’italien représentent des états intermédiaires.

Une présentation contrastive des systèmes vocaliques et consonantiques des cinq langues étudiées nous permettra de mieux circonscrire leur communauté de traits, mais aussi de distinguer les développements qui leurs sont propres.

Le tableau suivant permet de comparer les cinq systèmes vocaliques. Les zones grisées correspondent aux segments partagés par toutes les langues néo-latines. Le sens de la présentation va de l’axe antérieur vers l’axe postérieur, en traversant les zones intermédiaires (i.e., antérieure arrondie et centrale) comme le triangle vocalique représenté ci-dessous le montre.

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Figure 14 : Direction de la représentation des phonèmes vocaliques romans.
Tableau 9 : Présentation contrastive des systèmes vocaliques des langues romanes.
Espagnol i ε α ο υ
Français i E Ø α a O ο υ
Italien i ε e α ο υ
Portugais i i ε e e α ο ο υ u
Roumain i E a ο u

La vue exhaustive du vocalisme pan-roman confirme l’étroit rapport entretenu avec celui de la langue mère. Les innovations sont articulées autour de deux options :

  1. Rajout d’axes supplémentaires (l’axe antérieur arrondi, pour le français, et central pour le roumain).

  2. Rajout de qualités supplémentaires (i.e., la nasalité, pour ce qui est du français et du portugais).

  3. Combinaison des deux (le français).

En conséquence, une hiérarchie de complexité vocalique s’établit. Elle permet de poser l’hypothèse qu’à l’extrême de la simplicité se trouve l’espagnol, au même niveau que l’italien (si nous retenons le fait que l’opposition d’aperture pour le niveau moyen est en train de laisser place à un seul phonème vocalique, /e/ et /ο/, respectivement). Le pôle opposé est réservé au français, langue riche aussi bien en nombre qu’en qualité des innovations.

Le portugais suivi du roumain représentent des degrés intermédiaires, succédant aux idiomes ’simples’, si le critère de choix est la qualité sans rajout d’axe supplémentaire. Enfin, ce statut des deux langues demeure mais elles suivraient un ordre inverse (i.e., le roumain, suivi par le portugais) si l’attention principale est accordée à l’innovation en termes d’axes supplémentaires greffés sur la structure latine.

Quoi qu’il en soit, le vocalisme pan-roman nous permet d’établir des proximités linguistiques et de créer deux groupes linguistiques principaux : espagnol, italien vs. roumain, portugais, français.

Un arbre typologique basé sur les particularités vocaliques aurait la configuration suivante :

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Figure 15 : Arbre typologique des langues romanes (d’après la complexité vocalique).

Cependant, une remarque doit être faite concernant la relativité d’une telle représentation. Nous avons pu remarquer préalablement qu’au moins trois des cinq systèmes vocaliques sont à présent sujets à des changements en cours. Ces mutations vont dans le sens d’une réduction des oppositions peu efficaces en faveur des distinctions essentielles en un moindre nombre. Aussi, devrions-nous considérer non seulement une flèche indiquant la complexité allant de gauche à droite, mais aussi une seconde, celle des mutations en cours qui va dans le sens opposé.

Un regard contrastif sur le consonantisme des LR permet, à son tour, de dresser le tableau comparatif suivant.

Tableau 10 : Présentation contrastive des systèmes consonantiques des langues romanes.
w w□ w w□ W□
□j j j J j
R□
r□ r r r R
l□ l l l L
N
m m□ m m m
ν n n n n
t
ts dz ts
h
X
s s s s S
θ
f f f f f
c□
kg kg kg kg Kg
td td td td td
pb pb pb pb pb
Espagnol Français Italien Portugais Roumain

L’ordre de présentation est similaire à celui adopté pour la représentation des voyelles, à savoir les grandes classes consonantiques d’après le mode d’articulation (i.e., occlusive, fricative, affriquée, autres). Les items communs ont été mis en évidence dans les cases grisées, de la même manière que pour les systèmes vocaliques. Nous avons mis en évidence les phonèmes partagés par au moins quatre langues sur cinq. On obtient ainsi les articulations de base des cinq systèmes qui convergent vers le prototype consonantique des LR que nous avons vu dans la section 1.3.4. Cette structure fondamentale est essentiellement assurée par les articulations occlusives et fricatives, ainsi que par la quasi-totalité des sonantes.

Nous y avons également rajouté les phonèmes /j/ et /w/, tout en étant conscients que leur implication dans l’inventaire consonantique ne fait pas consensus dans les démarches théoriques consacrées à chacune de ces langues.

La langue ayant le moins innové aussi bien du point de vue du nombre de phonèmes que des oppositions phonémiques dans le système est le français (20 phonèmes). En revanche, la langue dont le consonantisme s’est indéniablement complexifié en comparaison avec le point de départ (i.e., le latin) est l’espagnol. L’innovation est surtout qualitative, car l’espagnol possède seulement 20 items phonémiques (autant que le français). Toutefois, la réalité phonétique est plus complexe puisque la plupart des phonèmes du système possède au moins deux variantes libres ou combinatoires. En termes de nombre de phonèmes, l’espagnol est suivi par le portugais avec 21 phonèmes, l’italien, avec 23 phonèmes, et enfin, le roumain avec 24 phonèmes. Cette hiérarchisation par la complexité permet de placer le portugais en seconde position, en raison du développement général ibérique de la spirantisation intervocalique. L’italien pourrait figurer ensuite dans le classement grâce au développement d’une série affriquée complète  ; mais aussi le roumain, dont le développement d’une contrepartie occlusive palatale des occlusives vélaires /k/ et /g/, par ailleurs présentes dans toutes les LR, ainsi que celui de la fricative glottale /h/ lui permettrait de figurer à la suite du portugais. Par conséquent, il nous semble que le consonantisme est moins susceptible de permettre une typologie évidente des cinq langues néo-latines. Il permet tout au plus de poser les extrêmes de l’échelle de complexité, i.e., le français au pôle de la simplicité, et l’espagnol – à celui de la complexité.

En guise de conclusion, rappelons que l’objectif de la présente démarche est d’aboutir à un ensemble d’indices pertinents permettant la discrimination perceptive des cinq idiomes néo-latins, et ensuite, la classification perceptive potentielle qui pourrait l’accompagner. L’analyse phonologique et, de manière adjacente, phonétique des LR, permet de réaliser une classification basée sur les traits. Il nous a semblé que la meilleure classification est fournie par les particularités structurelles des systèmes vocaliques de ces langues. Quant aux systèmes consonantiques, ils ne sont pas en mesure de constituer une base de classification précise. Toutefois, un continuum de la complexité quantitative et qualitative a pu être mis en évidence.