La principale conclusion qui s’impose à la fin de ce paragraphe est que, effectivement, l’être humain dispose d’un système perceptif très robuste face aux tâches de reconnaissance linguistique. En effet, les travaux que nous venons de citer mettent en évidence que l’être humain a besoin d’un maximum de quelques secondes pour discriminer des langues complètement inconnues, avec des taux de réussite importants. De plus, il est capable, au cours d’une phase post-test, de fournir des informations sur les critères linguistiques qui lui ont facilité la discrimination.
Cette capacité discriminatoire reste efficace, même quand des informations de nature segmentale et/ou supra segmentale sont manquantes dans le signal ou même quand la qualité du signal est volontairement altérée (i.e., distordue par le bruit). L’oreille humaine développe dans ces conditions défavorables des stratégies de compensation en faisant appel à d’autres traits discriminants, et en procédant à une intégration fructueuse des informations préservées par l’expérimentateur.
Les études que nous avons passées en revue utilisent généralement des stimuli en parole naturelle d’une durée maximale de 6 secondes. Elles comparent un nombre variable de langues, qui va de deux - une seule étude utilise des stimuli en anglais seulement, son intérêt étant plus de nature ’reconnaissance’, il s’agit de l’étude de Cole & al. (1996) - à dix idiomes. Les populations participantes au test sont en règle générale anglophones.
Si l’analyse précise des niveaux linguistiques existe, c’est avant tout le niveau supra-segmental qui en a bénéficié, la plupart des études utilisant des stimuli en parole modifiée et étant dédiées au rôle de la prosodie dans la discrimination.
Quant aux stratégies mises en oeuvre par les auditeurs afin de traiter l’information prosodique, il semble qu’il existe des patterns généraux chez tous les êtres humains, malgré les facteurs différenciateurs tels que la langue maternelle et l’appartenance de cette dernière à un autre type rythmique que les autres langues testées.
Enfin, peu de travaux (deux) sont dédiés à l’identification des dialectes ou des langues proches du point de vue typologique. Pour l’instant, les corpus sont constitués de langues appartenant à des familles linguistiques diverses dont les particularités structurelles sont peu contrôlées.
Le tableau ci-contre résume les principales études consacrées à l’identification des langues par l’être humain.
Auteur | Type de stimuli | Nbre. de langues | Indices discriminants | Sujets |
Ohala & Gilbert (1979) | Parole modifiée : informations concernant les variations de la F0 préservées | 3 | Durée, apprentissage, mono/bilinguisme & langue maternelle des sujets | Adultes |
Maidment (1983) | Parole naturelle et enregistrée avec laryngographe | 2 | Indices prosodiques | Adultes |
Lorch & Meara (1989) | Parole naturelle | 6 | Segments, syllabes & mots spécifiques | Adultes |
Bond & Fokes (1991) | Parole naturelle et en conditions de bruit | 6 | Segments, syllabes & mots spécifiques | Adultes |
Muthusamy & Cole (1992) | Parole naturelle | 10 | Facteurs extra linguistiques (apprentissage) | Adultes |
Muthusamy, Jain & Cole (1994) | Parole naturelle | 10 | Segments & mots spécifiques ; intonation ; tons (si langues tonales) | Adultes |
Stockmal, Muljani & Bond (1994) | Parole naturelle | 5 | Segments spécifiques & informations prosodiques | Enfants |
Stockmal, Muljani & Bond (1996) | Parole naturelle | 6 | Propriétés psycho-acoustiques de la F0, type syllabique & débit de parole | Adultes |
Cole & al. (1996) | Parole naturelle ; voyelles remplacées par du bruit ; consonnes remplacées par du bruit | 1 (anglais) | Voyelles | Adultes |
Bond, Stockmal & Moates (1998) | Parole naturelle | 12 | ’traits acoustiques spécifiques à la langue’ | Adultes |
Navratil (1998) |
Parole naturelle ; ordre des syllabes inversé ; F0 et amplitude préservées |
5 | Indices prosodiques | Adultes |
Stockmal & Bond (1999) | Parole naturelle | 8 | Variations de la F0 , propriétés phonotactiques, inventaire vocalique & voix du locuteur | Adultes |
Marks, Bond & Stockmal (1999) | Parole naturelle | 5 | Information prosodique (rythme & variations F0) | Adultes |
Ramus & Mehler (1999b) | Parole modifiée pour préserver l’information : phonotactique, rythme & intonation ; intonation ; rythme | 2 | Rythme | Nouveau-nés en milieu bilingue |
Foreman (1999) | Parole naturelle | 2 dialectes : anglais stand. vs. afro-américain) | Intonation | Adultes |
Ramus (1999a) | Parole modifiée : informations rythmiques préservées | 8 | Rythme | Nouveau-nés, adultes, tamarins |
Barkat (2000) | Parole naturelle | Arabe | Indices de nature vocalique | Adultes |
Barkat (2000) | Parole modifiée : variation de la F0 & amplitude préservées |
Arabe 2 zones dialectales |
F0 & amplitude | Adultes |
Le bilan ci-dessus présente 18 études expérimentales, présentées par ordre chronologique et portant sur la perception des langues, qui nous ont semblé les plus représentatives. La plupart des travaux sont dédiés à l’étude de la discrimination des langues au travers d’échantillons en parole naturelle ou de ceux en parole modifiée qui préservent certains indices de nature prosodique.
Les indices discriminants, quant à eux, sont complexes et de nature à la fois linguistique et non-linguistique. Les indices non-linguistiques concernent le passé linguistique des participants au test (langue maternelle, exposition aux langues de test, apprentissage lors du test même) ; tandis que les indices linguistiques, tels qu’ils sont mentionnés par les auteurs, ont un caractère général et peu approfondi dans la plupart des cas. Il s’agit de certains segments, parfois des syllabes, voire des mots spécifiques à une langue ou à une autre, des informations liées à l’inventaire vocalique des langues. Pour l’heure, les indices prosodiques qu’il s’agisse du rythme, de l’intonation ou de la présence d’événements tonals (pour ce qui est des langues tonales) sont les mieux décrits et semblent être les plus pertinents.