3.4.2.2 Les paires de langues de type AB

Les stimuli sonores constitués à partir d’extraits de deux langues romanes différentes permettent d’avancer des observations plus fines. Comme pour les sujets français, les scores de discrimination correcte sont significativement meilleurs pour les paires de langues dont l’un des échantillons était en roumain33. Toutefois, les autres taux de bonne reconnaissance reflètent, d’une part, le degré de connaissance antérieure des langues romanes et, d’autre part, les stratégies de nature linguistique fondées sur des indices acoustiques.

Aussi, les sujets sont-ils proches de 100% de taux de réussite pour les stimuli comportant des signaux extraits de la base de données acoustiques en roumain. Il ont donc obtenu 96,25% pour la paire Roumain/Portugais, 97,5% pour ce qui est du Roumain/Italien, 93,75% pour Roumain/Espagnol et, enfin, 96,25% dans le cas du stimulus Roumain/Français. Cette population confirme ainsi les observations antérieures relatives au poids de la langue maternelle dans la mise en oeuvre de stratégies discriminatoires lors des tests perceptifs comme celui que nous avons proposé.

Les autres résultats concernant les stimuli de type AB qui ne comportent pas du roumain sont aussi supérieurs à 80% de réussite. Cela confirme l’accès privilégié que les Roumains ont eu aux autres langues néo-latines. Par ailleurs, les différences entre les scores permettent de penser que leur obtention est due, d’une part, à la familiarité, et d’autre part, à la valorisation de certains indices linguistiques discriminants.

message URL FIG21.gif
Figure 21 : Scores de discrimination correcte obtenus par les sujets roumains pour les stimuli de type ’langues différentes’ (AB).

En effet, il s’est avéré que l’une des paires qui a posé problème a été la paire Espagnol/Italien (85% de réussite). Elle a été nettement moins bien traitée que – et pour ne prendre en compte que les différences statistiquement significatives – les paires Espagnol/Français, qui a obtenu 87,5% de bonnes réponses (t=2.236, p=0.0375), Portugais/Français, dont le score a été de 91,25% de réponses correctes (t=2.557, p=0.0193) et Portugais/Italien, avec 91,25% de réussite (t=2.459, p=0.0237).

Dans les deux premiers cas, le résultat peut être expliqué par la bonne connaissance que les Roumains ont du français grâce à leurs études scolaires. Nous pouvons supposer que cette connaissance privilégiée du français a permis d’exploiter plusieurs niveaux linguistiques, en dehors des niveaux segmental et prosodique. En revanche, la familiarisation avec les deux autres idiomes, à savoir l’espagnol et le portugais, est beaucoup moins systématique et plus tardive (i.e., à l’âge adulte et par l’intermédiaire des médias). Cependant, le pourcentage plus élevé pour la paire de langues Portugais/Italien, que pour la paire Espagnol/Italien nous semble être plus difficilement explicable par le seule facteur de la familiarité dans la mesure où, comme nous l’avons vu dans la section 4.2.2, le portugais est la langue romane la moins connue par les Roumains, et, naturellement, la plus difficile à distinguer des autres langues romanes.

Par conséquent, nous nous sommes interrogé sur le sens des scores plutôt bas obtenus pour le stimulus Espagnol/Italien. Serait-il envisageable que ces jugements ne soient pas uniquement dépendants de l’apprentissage préalable au test acquis lors des interactions et des expositions linguistiques quotidiennes des sujets ? Aussi, ne serait-il pas possible que certains traits linguistiques soient responsables des confusions fréquentes entre l’italien et l’espagnol par ce groupe d’auditeurs ? Toutefois, cette hypothèse reste à être examinée plus en détail34 et il en est de même de la nature linguistique de ces traits.

Comme pour les résultats des sujets français, nous avons tenté de mieux circonscrire l’impact de la langue maternelle par rapport aux autres langues de l’expérience dans l’obtention des taux de discrimination. À cette fin, nous nous sommes intéressés à l’effet ’langue de la paire’ qui concerne la comparaison du pouvoir discriminant de deux langues par rapport aux trois autres langues qui restent.

Cet objectif est réalisé au travers de la comparaison des sommes moyennes de pourcentages calculées de la façon suivante :

Langue_x/Total_Autres_Langues vs. Langue_y/Total_Autres_Langues, où x, y ∈ {espagnol, italien, français, portugais, roumain}.

La matrice de comparaison qui résulte confirme les observations précédentes sur l’ensemble de techniques discriminantes développées par le groupe de langue roumaine, à savoir le comportement perceptif plus nuancé et l’implication plus importante des stratégies perceptives de nature linguistique chez les Roumains que chez les Français.

Tableau 16 : Comparaison binaire de la réussite dans la discrimination d’une langue par rapport aux autres langues romanes pour les sujets roumains.
Français Italien Portugais Roumain Espagnol
NS NS t=3.557, p= 0.0020 S t=2.540, p= 0.0200 S Français
NS t=4.067 p=0.0007 S NS Italien
t=2.629, p= 0.0165 S t=2.196, p= 0.0012 S Portugais
t=3.796, p= 0.0012 S Roumain
Espagnol

Le premier effet que nous pouvons observer est celui que le roumain a été mieux discriminé d’une autre langue romane que toutes deux autres langues romanes entre elles.

Ensuite, l’importance de la langue française dans l’enseignement scolaire en Roumanie laisse supposer que cette langue est facile à discriminer des autres langues romanes. Ainsi, le français a été mieux traité par rapport aux autres langues romanes que l’espagnol. En outre, le fait que le français n’ait pas été mieux isolé des autres langues romanes par rapport au portugais ne signifie pas que ces deux langues aient bénéficié de connaissances antécédentes équivalentes, mais plutôt que le score acquis pour la somme de pourcentages Portugais/Total_Autres_Langues soit important grâce à la reconnaissance de la seconde partie de la paire (qui comportait un échantillon dans l’une des trois langues connues suivantes: en italien, en espagnol et surtout, en roumain).

Enfin, le français n’a pas été mieux reconnu que l’italien, ce qui confirme encore une fois une facilité de reconnaissance comparable des deux langues pour les sujets roumains même si ces connaissances ont été acquises de manière différente (i.e., scolarité vs. autres). Bien évidemment, cela nous amène à penser que l’italien a fourni suffisamment d’informations spécifiques de nature linguistique pour compenser une connaissance préalable moins importante que le français.

Cependant, si certains indices proprement linguistiques ont été pertinents pour la discrimination de l’italien du français, ils n’ont pas été efficaces pour tous les types de stimuli, car l’italien n’a pas été mieux reconnu que l’espagnol, ni mieux que le portugais.

Dans le cas de la comparaison avec l’espagnol, il s’agissait d’évaluer Italien/{Français, Portugais, Roumain} vs. Espagnol/{Français, Portugais, Roumain}. Or, les deux langues ont été bien discriminées des trois langues avec un taux de réussite comparable. Il en a été de même pour la comparaison Italien/{Français, Espagnol, Roumain} vs. Portugais/{Français, Espagnol, Roumain}. Le score pour Portugais/{Français, Espagnol, Roumain} aurait pu être plus important que pour Italien/{Français, Espagnol, Roumain}, en raison des confusions que les sujets roumains ont fait entre l’italien et l’espagnol. En réalité, la connaissance faible du portugais a contribué à l’obtention de résultats homogènes pour les deux parties de cette comparaison. Cela a entraîné l’équilibrage avec la somme Italien/ Total_Autres_Langues.

En revanche, le portugais a été mieux discriminé des autres langues romanes que ne l’a été l’espagnol. Ce résultat pourrait paraître surprenant, car les Roumains connaissent mieux l’espagnol que le portugais. Il a été mis en évidence par la comparaison Portugais/{Français, Italien, Roumain} vs. Espagnol/{Français, Italien, Roumain}. Or, d’une part, nous avons pu noter le score inférieur obtenu par les sujets roumains pour la paire Espagnol/Italien et d’autre part, nous avons vu que le portugais a été correctement discriminé de l’italien, du français et du roumain même si cela a été possible grâce aux connaissances des trois autres idiomes. Ces éléments nous permettent de comprendre pourquoi la différence a été statistiquement significative en faveur de l’ensemble Portugais/{Français, Italien, Roumain}.

En guise de conclusion, notons qu’au travers de l’analyse des taux de discrimination pour les paires de langues de type AB, deux types de comportements perceptifs ont été révélés. Un premier semble être le résultat de la familiarité avec les langues proposées lors du test, qu’il s’agisse de la langue maternelle ou des autres langues romanes, tandis qu’un second comportement perceptif semble être lié à des indices discriminants dont les extraits de certaines de ces langues seraient porteurs. Ces indices sont notamment responsables des proximités sonores perçues entre l’espagnol et l’italien.

Dans les pages suivantes, nous allons procéder à l’analyse des distances perceptives à l’aide de la MDS.

Notes
33.

Il semble que certains sujets roumains aient confondu leur langue maternelle avec d’autres idiomes, comme il le montre la figure 21. Nous sommes tentés de mettre ces résultats au compte d’un manque de concentration dû probablement à la longueur du test.

34.

En effet, la paire de langues Espagnol/Italien, bien que notre analyse statistique montre que les sujets roumains n’ont pas répondu au hasard (t=2.432, p=0.0016), n’a pourtant pas obtenu le même niveau de significativité que toutes les autres paires de type AB restantes (p<0.0001). Cela représente une preuve supplémentaire de la difficulté perceptive que ce stimulus a soulevé dans la tâche de discrimination.