3.4.2.3 Les distances perceptives

Comme précédemment, l’analyse MDS des réponses chez les Roumains nous a permis d’obtenir une représentation tridimensionnelle des distances inter-linguistiques que nous avons décomposée dans les sous-représentations D1/D2 et D1/D3.

Cette représentation a été obtenue à partir de la matrice des réponses suivante (voir la méthodologie dans la section 3.4.1.3.) :

Tableau 17 : Matrice des réponses de type ’même langue’ (type AA) fournies par les sujets roumains.
Espagnol Français Italien Portugais Roumain
Espagnol 31 5 12 6 4
Français 5 34 2 3 1
Italien 8 3 35 4 1
Portugais 6 4 3 25 1
Roumain 1 2 1 2 40

Le choix des premières trois dimensions a été fait en raison de la proportion de variance que les facteurs 1, 2 et 3 permettent d’expliquer.

Ainsi, la première dimension explique une proportion de 41,94% de la variance, la seconde dimension compte pour 29% de la variance et la troisième pour 16,27% de la variance. En revanche, la quatrième dimension n’explique que 12,78% de la variance. Par conséquent, nous allons représenter les dimensions selon les trois premières dimensions qui justifient de 87,22% de la variance.

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Figure 22 : Proportion de la variance expliquant la distribution des données des sujets roumains selon les cinq premières dimensions.

Les trois premières dimensions permettent de dresser les deux représentations planes de la figure 23.

À gauche de l’image les langues romanes sont dispersées dans le plan selon les deux premiers facteurs, tandis que dans l’image de droite, le même facteur 1 est gardé et exprimé en fonction du troisième.

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Figure 23 : Représentations des distances perceptives entre les langues romanes selon les plans D1/D2 et D1/D3 pour les résultats des sujets roumains.

La première dimension distingue une classe linguistique formée par la langue maternelle {roumain} des autres langues, tandis que la seconde distingue les langues non-maternelles entre elles {français, espagnol, italien, portugais}. La première dimension correspond donc au trait [+/- langue maternelle] comme chez les Français. Nous avions précisé que cette première dimension permet à elle seule de justifier la majeure proportion de la variance, soit 41,94%, ce qui revient à dire que pour les sujets roumains la présence de la langue maternelle parmi les idiomes de l’expérience détermine la stratégie principale consistant à isoler celle-là de tout autre groupe linguistique. En revanche, les regroupements bien mis en évidence dans les résultats de la population française sont sensiblement moins clairs dans le cas des données sur les Roumains. Cela signifie que la familiarité n’a pas été le seul outil de différenciation des langues romanes pour ces sujets.

L’interprétation de la seconde dimension (D2) n’est pas aisée dans la mesure où cette dimension sépare deux groupes linguistiques, d’un côté {italien, espagnol}, de l’autre, {français, portugais} qui ne correspondent pas au critère de familiarité. La D2 oppose particulièrement l’italien et l’espagnol au français, car on pourrait considérer le portugais comme étant quasi-neutre par rapport à cette dimension.

L’évaluation des pourcentages de réussite pour les items de type AB nous a conduit à une hiérarchie de familiarité linguistique allant dans le sens suivant : le français et l’italien sont les langues les plus connues, suivies par l’espagnol, et, enfin, par le portugais. Aussi, nous semble-t-il justifié de penser que le portugais fournit des indices proprement linguistiques en plus du fait que celui-ci est une langue moins familière aux Roumains. Il s’était avéré également que d’éventuelles similarités sonores partagées par l’espagnol et l’italien avaient compliqué la tâche de discrimination des deux langues, malgré la connaissance privilégiée de l’italien. Effectivement, il semble que les sujets roumains aient été plus sensibles aux indices linguistiques fournis par les échantillons de test qu’à leurs connaissances préalables – par ailleurs, non négligeables – des langues romanes. C’est au travers de ces indices linguistiques, dont la robustesse semble être évidente pour les auditeurs de langue maternelle roumaine, que les langues romanes autres que le roumain soient divisées en deux groupes : d’un côté, l’italien, l’espagnol et de l’autre, le français, le portugais occupant une place neutre.

En outre, cette division est attestée aussi sur le plan D1/D2 des résultats de la population française. Elle est en plus soutenue par les observations que nous avons formulées au sujet de la communauté des traits qui semble être à l’origine des regroupements linguistiques et qui pourrait concerner la complexité des systèmes vocaliques des langues romanes. De ce fait, l’hypothèse sur l’existence des discriminants linguistiques permettant de différencier l’espagnol et l’italien, d’une part, des autres langues romanes, d’autre part, nous semble de plus en plus légitime. À la lumière des évaluations phonologiques effectuées dans le premier chapitre de ce travail, le discriminant principal qui est responsable de la division des langues romanes en ces deux classes semble correspondre à la complexité des systèmes vocaliques. Ainsi, la D2 sépare les langues articulées autour de deux axes d’oppositions vocaliques - l’italien et espagnol - des langues dont le système s’organise autour de trois axes d’oppositions - français, portugais. Autrement dit, les langues à système vocalique simple sont isolées des langues à système vocalique complexe.

En revanche, le plan D1/D3 met en évidence des dispersions fondées sur des critères non-linguistiques. Ainsi, la troisième dimension semble satisfaire une distribution géographique des langues, isolant les langues ibériques {espagnol, portugais} des autres langues romanes {français, italien}. Le roumain peut être considéré comme neutre par rapport à cet axe. La troisième dimension pourrait être également la conséquence de l’exposition fréquente des Roumains à l’espagnol et au portugais sud-américain au travers des fictions télévisées. En outre, l’espagnol et le portugais sont deux langues ibériques très proches quant à leurs particularités consonantiques, car elles ont développé le même phénomène de spirantisation des occlusives en position intervocalique (voir Chapitre 1). Aussi, cet indice linguistique pourrait-il être responsable de la dispersion linguistique obtenue.