La population japonaise est l’une des deux populations de langue maternelle non-romane testées. Nous avons pu voir que les populations de langues maternelles romanes ont traité de façon comparable les stimuli de l’expérience. Autrement dit, nous nous sommes attendus à ce que le vécu linguistique différent des Français et des Roumains influence notablement leurs résultats. De plus, le bilan phonologique effectué dans le premier chapitre nous a permis de voir que le français et le roumain présentent des caractéristiques communes, mais également des distinctions notables liées à des conditions d’évolution historique différentes. Toutefois, les résultats sont comparables et ils montrent que des stratégies perceptives identiques sont employées, liées à la langue maternelle et à la familiarité préalable avec les langues testées. Dans ce cadre, les Japonais ne présentent a priori aucune caractéristique commune avec les Français et les Roumains aussi bien en termes de vécu linguistique que de traits linguistiques de leur langue maternelle appartenant à la famille altaïque. Par conséquent, nos prédictions sont que les stratégies perceptives que cette population mettra en oeuvre afin de discriminer les langues romanes seront différentes des stratégies découvertes chez les Français et chez les Roumains.
En fait, la réaction des Japonais représente un cas extrême et surprenant, dans la mesure où la majorité des résultats obtenus avec cette population se sont avéré accidentels.
Ainsi, les taux de discrimination obtenus ne sont pas significativement différents du hasard, à quelques exceptions près. Ces exceptions sont représentées par les paires de langues suivantes : Portugais/Portugais (t=4.819, p=0.0001), Portugais/Français (t=2.236, p=0.0375), Portugais/Italien (t=3.290, p=0.0039), Roumain/Français (t=4.344, p=0.0003), Roumain/Italien (t=2.942, p=0.0084) et Portugais/Espagnol (t=2.979, p=0.0072). Cependant, le fait que les Japonais n’aient pas répondu au hasard pour les paires de langues citées ci-dessus nous permet de dire que ces cas sont davantage significatifs et intéressants.
Nous pouvons ainsi constater que la langue qui semble avoir fourni le plus d’indices discriminants et qui a entraîné de vrais jugements de catégorisation a été le portugais. Cette langue a pu être différenciée avec succès du français, de l’italien et de l’espagnol. Elle est suivie par le roumain, qui à son tour a été isolé du français et de l’italien. Nous avons pu remarquer précédemment que lorsque ces langues ne sont pas connues par les sujets (i.e., par les sujets français), elles sont généralement traitées comme idiomes non-différenciés. Il semble donc que les sujets japonais aient utilisé des stratégies de discrimination réellement basées sur le contenu des stimuli pour ces langues. En outre, le cas Portugais/Portugais est plus particulier, le test statistique effectué montre que les sujets japonais ont traité cette paire comme une paire de type AB. Autrement dit, les Japonais ont perçu deux extraits en portugais appariés comme ceux de deux langues différentes, et ce de façon statistiquement significative.
Pour ce qui est des autres résultats significatifs, ils nous permettent de réaliser une analyse MDS pour évaluer les distances perceptives qui existent entre les langues néo-latines. Toutefois, ces distances apportent une information différente de celle obtenue chez les Français et chez les Roumains. Dans le cas des résultats obtenus par les deux populations précédentes, la MDS nous permettait de voir lesquelles des langues romanes étaient distinguées. Ainsi, nous avons pu noter que la distinction se faisait facilement entre la langue maternelle et les autres langues romanes et entre les langues familières et les langues non-familières. En revanche, nous n’avons pu rien retenir sur les langues non-familières, car les sujets français et roumains les considéraient en tant que catégorie non-différenciée. En ce qui concerne les Japonais, toutes les langues sont a priori dans le dernier cas de figure identifié chez les deux populations précédentes. Autrement dit, toutes les langues forment une catégorie non-différenciée. Par conséquent, la MDS nous permettra de voir comment les sujets japonais ont procédé afin de traiter cette catégorie et d’aboutir à distinguer certaines langues. Nous nous attendons aussi à ce qu’ils aient fait appel à des indices discriminants de nature proprement linguistique.
Les réponses aléatoires données par cette population montrent que l’entraînement qui a précédé le test a été insuffisant. En effet, il semble que les 20 secondes de signal par langue aient été beaucoup trop courtes pour permettre aux sujets d’identifier suffisamment de traits linguistiques typiques de chacune des langues romanes. Par ailleurs, ce court apprentissage n’a pas permis non plus la mise en oeuvre de stratégies de discrimination liées au critère de familiarité avec les langues. Ce résultat aléatoire souligne aussi le rôle primordial des acquis linguistiques antérieurs au test. Dans le cas de la population japonaise, ces acquis ont été quasi-inexistants. Par conséquent, d’autres stratégies perceptives de nature linguistique à but compensatoire ont été développées durant la tâche expérimentale. Bien que ces stratégies compensatoires n’aient fonctionné que pour un nombre réduit de stimuli, il est fort possible que pour les stimuli qui ont reçu des réponses correctes les jugements soient fondés sur des traits linguistiques caractéristiques de ces langues.
De toute évidence, la présence du portugais ou du roumain dans la paire favorise la discrimination : sur les six stimuli auxquels les sujets japonais ont répondu correctement, quatre comportent un échantillon en portugais et deux en roumains. Cela nous amène à penser que ces deux langues ont fourni des indices discriminants de nature linguistique suffisamment forts pour permettre leur distinction des autres langues romanes. En revanche, les Japonais n’ont pas réussi à discriminer les deux langues (i.e., le portugais et le roumain) entre elles.