3.4.4.2 Les paires de langues de type AB

Les résultats en discrimination correcte des stimuli de type ’langues différentes’ (AB) donnent des pourcentages de bonnes réponses situés entre 47,5% (Portugais/Roumain) et 93,7% (Français/Italien). Des résultats intermédiaires ont été enregistrés pour les paires linguistiques suivantes : Français/Espagnol (92,5%), Portugais/Italien (85%), Roumain/Espagnol (83,7%), Portugais/Espagnol (83,7%), Français/Portugais (78,7%), Roumain/Français (82,5%), Roumain/Italien (67,5%), et enfin, Espagnol/Italien (67,5%).

Les meilleurs scores ont été donc obtenus pour les paires contenant des échantillons en espagnol ou en français, ce qui, encore une fois, étaye l’observation sur le rôle fondamental de l’exposition antérieure à la langue. Ainsi, les scores au dessus de 80% de différenciation correcte ont été atteints par les stimuli Espagnol/Roumain, Espagnol/Français, Portugais/Espagnol, Roumain/Français et Italien/Français. Par ailleurs, le seul stimulus qui n’appartient pas à cette catégorie et qui pourtant a obtenu un score supérieur à 80% est Portugais/Italien.

Les différences statistiquement significatives concernent plusieurs cas de figure.

Les scores inférieurs à 70% sont attestés pour les paires Espagnol/Italien et Roumain/Italien qui n’ont obtenu que 67,5% de différenciation correcte. Ces résultats laissent penser que la connaissance moins approfondie, mais aussi de potentiels traits linguistiques partagés par les deux langues, peuvent être responsables de la difficulté dans la discrimination. Ainsi, dans le cas de la comparaison entre le stimulus en roumain et en italien, il est possible que les sujets aient été influencés dans leurs décisions aussi bien par leur connaissance de l’une des deux langues que par des similarités sonores potentielles. Il semble donc que les Américains ont mieux discriminé le portugais de l’italien que du roumain, et cette différence est statistiquement significative (t=3,036, p=0.0068).

Il faut signaler également que le résultat obtenu pour la paire Espagnol/Italien (67,5% de réussite) pourrait être surprenant, étant donné que toutes les autres paires dont l’un des extraits étaient en espagnol ont obtenu des scores supérieurs à 80%. En outre, lorsque nous avons effectué un t-test pour mesurer l’impact du hasard dans le traitement de ce stimulus, il s’est avéré que le score obtenu pour la paire Espagnol/Italien est moins fortement significatif que pour les autres stimuli (pour lesquels les valeurs de p<0.0001). De plus, les écarts entre le pourcentage obtenu pour cette paire et la quasi-majorité des taux de discrimination obtenus pour les autres stimuli sont statistiquement significatifs. Il s’agit des stimuli suivants : Portugais/Italien (t=2.774, p=0.0121), Roumain/Français (t=2.565, p=0.0190), Espagnol/Roumain (t=2.371, p=0.0284), Espagnol/Français (t=3.008, p=0.0072), Portugais/Espagnol (t=2.795, p=0.0115) et enfin, Italien/Français (t=3.804, p=0.0012). Cela laisse supposer que beaucoup de sujets américains ont trouvé difficile la tâche de discrimination des deux langues, à savoir l’espagnol et l’italien. Ce résultat s’expliquerait-il par des traits linguistiques communs ? Il est possible que les sujets américains aient jugé les indices acoustiques plus importants que les connaissances qu’ils possédaient de ces langues et surtout de l’espagnol. Quoi qu’il en soit, la difficulté d’identification de l’espagnol dans une zone géographique comme la Californie où l’exposition à cette langue est quotidienne, pourrait sembler pour le moins surprenante. Cela montre que les Américains n’arrivent pas à distinguer entre des langues connues lorsque ces langues partagent des traits linguistiques qui les rendent ressemblantes.

Un second cas intéressant de ce point de vue est celui de la paire Portugais/Français. Alors que le français a été facilement reconnu en combinaison avec les autres langues, le résultat obtenu pour le stimulus Portugais/Français montre que le jugement a été plus difficile lorsqu’il s’agissait de comparer le portugais avec le français. En effet, il a été plus aisé de discriminer le français de l’espagnol (t=2.342, p=0.0302) et de l’italien (t=2.349, p=0.0298) que du portugais. Par conséquent, nous pouvons nous interroger à nouveau sur la similarité sonore des deux langues.

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Figure 29 : Scores de discrimination correcte obtenus par les sujets américains pour les stimuli de type ’langues différentes’ (AB).

Les analyses menées jusqu’ici nous permettent d’avancer les conclusions partielles suivantes. Les différences statistiquement significatives entre les scores en discrimination renforcent l’hypothèse selon laquelle la familiarité représente un facteur principal dans la discrimination linguistique aussi bien pour les populations de langue maternelle romane, que pour les populations de langue maternelle non-romane. Cela nous permet de conclure que l’évaluation du degré d’exposition antérieure à la langue constitue une donnée indispensable dans une approche qui prend en compte la discrimination des langues par les sujets humains. Dans le cas des sujets américains, les résultats ont été significativement meilleurs dans les cas où l’une des langues de la paire était soit l’espagnol, soit le français. Toutefois, la paire Espagnol/Italien constitue une exception puisque les sujets se sont avérés moins performants que dans la plupart des autres cas, exception faite par la combinaison Portugais/Français (t=1.308, p=0.2063).

Ce résultat renforce l’idée mentionnée ci-dessus, à savoir que, en dépit de la familiarité avec l’espagnol et avec le français, les sujets ont dû retenir des traits partagés d’une part, par l’espagnol et l’italien et, d’autre part, par le portugais et le français, ce qui a rendu compliquée la tâche de distinguer ces langues.

Comme pour les résultats des sujets français, roumains et japonais, nous avons tenté de mieux circonscrire l’impact de la langue maternelle par rapport aux autres langues de l’expérience dans l’obtention des taux de discrimination. À cette fin, nous nous sommes intéressés à l’effet ’langue de la paire’ qui concerne la comparaison du pouvoir discriminant de deux langues par rapport aux trois autres langues qui restent.

Cet objectif est réalisé au travers de la comparaison des sommes moyennes de pourcentages calculées de la façon suivante :

Langue_x/Total_Autres_Langues vs. Langue_y/Total_Autres_Langues, où x, y ∈ {espagnol, italien, français, portugais, roumain}.

Elles offrent une image globale de la difficulté à discriminer chacune des langues romanes de toutes les autres. Les résultats de cette analyse sont montrés dans la matrice suivante.

Tableau 22 : Comparaison binaire de la réussite dans la discrimination d’une langue par rapport aux autres langues romanes pour les sujets américains.
Français Italien Portugais Roumain Espagnol
t=2.650, p= 0.0157 S t=4.272, p=0.0004 S t=4.826, p=0.0001 S NS Français
NS NS NS Italien
NS t=2.761, p= 0.0124 S Portugais
t=4.355, p= 0.0003 S Roumain
Espagnol

Cette matrice révèle le fait que le français et l’espagnol ont été beaucoup mieux discriminés des autres langues romanes que les autres idiomes moins connus par les Américains, bien que ces deux langues n’aient pas fait ressortir des différences entre elles (i.e., le français n’a pas été statistiquement mieux reconnu que l’espagnol). L’unique différence entre les deux idiomes se trouve dans le résultat non-significatif obtenu lors de la comparaison Espagnol/Total_Autres_Langues vs. Italien/Total_Autres_Langues. Les Américains n’ont donc pas mieux discriminé l’espagnol que l’italien des autres langues romanes, mais ils ont significativement mieux traité l’espagnol, que le portugais et le roumain. Ce résultat était prévisible, toutefois celui par rapport à l’italien fournit une information contradictoire qui semble révéler que l’apprentissage antérieur des langues romanes a été plutôt homogène et il n’a pas privilégié l’espagnol, du moins pour ce qui est de la comparaison avec l’italien.

Dans une hiérarchie des connaissances préalables des Américains sur les langues romanes, la place privilégiée est occupée par l’espagnol, suivi par le français. Les langues les moins accessibles ont été sans doute le portugais et le roumain. Quant à l’italien, les sujets l’ont rigoureusement distingué du français et du portugais, mais il est possible que le roumain et l’espagnol aient présenté des ressemblances importantes pour les Américains, d’où la complexification de la tâche discriminante.

Enfin, la réaction la plus problématique a été observée pour la paire Espagnol/Italien, dont les scores de réussite étaient significativement inférieurs à ceux des autres stimuli comportant une langue connue.

Nous avons poursuivi notre analyse avec une MDS pour visualiser les écarts perceptifs entre les langues romanes.