4.4.2.2.Les paires de langues de type AB

Les stimuli qui combinent deux langues différentes présentent des effets plus intéressants, puisqu’il s’agit d’une véritable mesure des distances entre les langues. Les taux de similarité obtenus pour les dix stimuli de type AB sont représentés dans le graphe suivant.

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Figure 43 : Taux d’évaluation de la similarité obtenus par les sujets américains pour les paires linguistiques de type ’langues différentes’ (AB).

Le premier cas qui nous semble intéressant concerne le stimulus Portugais/Français. Les sujets américains ont jugé cette paire comme plus similaire que les autres stimuli incluant un échantillon en français, à savoir Roumain/Français (t=4.074, p=0.0006), Espagnol/Français (t=3.591, p=0.0019) et Italien/Français (t=4.273, p=0.0004). La différence entre le score accordé au stimulus Français/Portugais et ceux des trois autres stimuli mentionnés est statistiquement significative. Il semble donc que pour les sujets américains, le français est plutôt différent des autres langues romanes, à l’exception du portugais. Les sujets ont probablement identifié des traits partagés par le portugais et le français.

Le second cas est celui de la paire Espagnol/Italien. En effet, les différences entre la paire Espagnol/Italien et toutes les autres paires de type AB sont statistiquement significatives : Espagnol/Italien vs. Italien/Portugais (t=2.929, p=0.0086), vs. Portugais/Français (t=2.343, p=0.0302), vs. Roumain/Français (t=6.760, p<0.0001), vs. Espagnol/Roumain (t=3.668, p=0.0016), vs. Espagnol/Français (t=5.505, p<0.0001), vs. Roumain/Italien (t=4.279, p=0.0004), vs. Portugais/Espagnol (t=3.821, p=0.0012), vs. Portugais/Roumain (t=3.300, p=0.0038) et vs. Italien/Français (t=5.984, p<0.0001).

Ce résultat ne peut sans doute être expliqué par le rôle de la familiarité avec les langues présentes dans les paires. Si tel était le cas, les scores obtenus pour les stimuli comportant le français devraient être relativement inférieurs aux autres, car les Américains connaissent le français. Par ailleurs, le même type de scores aurait dû être obtenu pour les stimuli comportant de l’espagnol qui est aussi une langue connue par cette population. Mais nous avons pu constater que le résultat est différent. À notre avis ce résultat s’explique par le fait que pour les auditeurs américains – comme pour les auditeurs français – l’espagnol et l’italien sont des langues qui partagent des traits linguistiques similaires. En outre, ces résultats confirment aussi bien la tendance qu’on peut reconnaître dans la quasi-totalité des scores obtenus par le groupe d’auditeurs anglophones ayant effectué la tâche de discrimination linguistique, que celle des scores fournis par les français dans la tâche de jugement de similarité. Ainsi, l’importance de la communauté de traits partagés par l’italien et l’espagnol semble être confirmée à nouveau par le résultat venant de cette population.

Enfin, d’autres différences statistiquement significatives concernent les paires suivantes : Portugais /Italien a réuni des scores indiquant que ces deux langues sont plus proches du point de vue perceptif que les paires Roumain/Français (t=2.355, p=0.0294), Espagnol/Français (t=2.343, p=0.0302), et Italien/Français (t=2.593, p=0.0179). Ces résultats ne sont pas surprenants, car le français présente un écart important par rapport aux trois langues mentionnées, et surtout par rapport à l’espagnol et l’italien, à cause de ses particularités segmentales et supra-segmentales.

D’autres différences significatives existent entre le score obtenu pour la paire de langues Roumain/Français et les paires Roumain/Italien (t=2,818, p=0.0110) et Portugais/Espagnol (t=2.626, p=0.0166). Le premier cas (Roumain/Français vs. Italien/Français) prouve qu’aussi bien pour les Français que pour les Américains, le français est une langue suffisamment bien distinguée pour bénéficier d’un traitement à part. En revanche, il est difficile d’expliquer cette différence : est-elle le résultat des connaissances antérieures ou bien s’agit-il de traits linguistiques partagés par les deux idiomes ? Quant au deuxième cas (Roumain/Français vs. Portugais/Espagnol), nous pouvons supposer qu’il s’agit soit d’un effet de familiarité avec le français, soit de traits communs partagés par les deux langues ibériques. Par ailleurs, le portugais est plus proche de l’espagnol que l’italien ne l’est du français (t=2.483, p=0.0225). Nous voyons deux explications pour ce résultat : d’une part, les connaissances antérieures sur le français empêchent les sujets américains d’évaluer cette langue comme similaire avec les autres ; d’autre part, il est également possible que le français possède suffisamment de traits linguistiques (segmentaux et supra-segmentaux) spécifiques qui font que cette langue soit bien distincte des autres. Cet effet est quasi-général, comme le montre les différences statistiquement significatives suivantes : Portugais/Roumain vs. Italien/Français (t=2.101, p=0.0493), Roumain/Italien vs. Italien/Français (t=2.972, p=0.0078), Espagnol/Roumain vs. Italien/Français (t=3.587, p=0.0020).

Enfin, d’autres différences significatives concernent le fait que l’espagnol est plus proche du roumain que du français (t=3.470, p=0.0026). La distance entre l’espagnol et le français est également plus importante par rapport aux paires : Roumain/Italien (t=2.829, p=0.0107), Portugais/Espagnol (t=3.137, p=0.0054) et finalement, Portugais/Roumain (t=2.572, p=0.0187).

En conclusion, les stimuli de type AB ont été regroupés par les Américains de la manière suivante. La ressemblance reste manifeste entre l’espagnol et l’italien, langues qui, une fois de plus, ont été évaluées comme les plus proches du point de vue perceptif. Dans la hiérarchie de la proximité, la seconde place est occupée par le portugais et le français, langues qui ont été jugées comme plutôt similaires. Cependant, le français est différent des autres langues romanes : le fait que les stimuli comportant un item en français ont tous reçu un score de similarité relativement bas témoigne de ce fait. Ainsi, le résultat obtenu pour la paire Français/Portugais nous permet de supposer que les deux langues partagent des traits linguistiques qui orientent le jugement de similarité des auditeurs américains vers l’extrême supérieure de l’échelle.

Quant au roumain, il se situe à mi-chemin entre les deux groupes ci-dessus, car dans la figure 43 nous pouvons remarquer que les scores obtenus pour les paires de type Roumain/Autre_Langue_Romane se trouvent aux alentours du niveau moyen de l’échelle.

Ainsi, la population américaine ne confirme que partiellement les résultats obtenues avec la population française. Ces résultats permettent de mieux comprendre les relations de proximité perceptive entretenues par le groupe de langues formé par le roumain, le français et le portugais. Ces relations avaient déjà été mises en évidence dans le chapitre antérieur. Toutefois, pour les Français, le roumain est plus proche du portugais que du français, ce qui n’est pas le cas pour la population américaine. Finalement, les résultats obtenus sont cohérents aussi bien avec les résultats obtenus par la tâche de discrimination par les populations française, roumaine et américaine, qu’avec ceux obtenus par les Français par la tâche du jugement de similarité. Ainsi, les effets liés à la familiarité avec les langues ont été à nouveau mis en évidence par les scores de similarité élevés obtenus pour les stimuli de type AA (’même langue’) qui comportaient des échantillons en langues connues. Quant aux effets liés aux traits acoustiques des langues, ils sont responsables des regroupements linguistiques qui permettent de réunir d’une part, l’espagnol et l’italien et de l’autre, le roumain, le français et le portugais.

Dans le paragraphe suivant les rapports de proximité inter linguistiques seront mis en évidence par une MDS.