4.5 Conclusions

Dans ce chapitre, nous avons essayé de comprendre s’il existe un rapport entre le résultat en termes de regroupements linguistiques obtenus par la tâche de discrimination et le similarité perceptive des langues romanes. Dans le Chapitre 3, nous avions mis en évidence le fait que les auditeurs naïfs arrivent plutôt à regrouper qu’à individualiser les langues romanes d’après l’indice linguistique robuste qui entraîne une division principale de ces idiomes. Ainsi, les résultats du test de discrimination avaient abouti à deux groupes linguistiques, formés d’une part, par l’italien et l’espagnol et, d’autre part, par le roumain, le portugais et le français. Nous avons avancé l’hypothèse qu’il existe une relation entre ces regroupements perceptifs et ceux issus de la classification typologique basée sur les particularités des systèmes vocaliques des langues romanes. Par ailleurs, nous nous sommes demandés si le regroupement perceptif implicite obtenu par la tâche de discrimination pouvait être validé par celui obtenu avec la tâche de jugement de similarité. Nous avons répondu à ces objectifs en réalisant l’expérience décrite dans ce chapitre avec deux populations de sujets, des Français et des Américains. Ce choix nous a permis de tester si une différence existe entre les réactions des sujets selon leurs acquis linguistiques antérieurs. Enfin, nous avons exploité une méthode déjà utilisée dans les études linguistiques et connue sous le nom d’échelle FSI (voir le paragraphe 4.2.). Nous avons traité les résultats statistiquement et nous avons montré une ’cartographie perceptive’ des langues romanes.

Les résultats confirment nos attentes. En effet, il semble que les confusions opérées involontairement lors des tâches expérimentales antérieures provenaient surtout des effets de similarité sonore engendrés par l’origine commune des langues. Le test de jugement de similarité a donc permis de mettre en évidence la proximité entre l’espagnol et l’italien, d’une part, et le roumain et le portugais, d’autre part, chez les sujets français. Ce test a permis également aux sujets américains de mettre en évidence la similarité sonore qui existe entre l’espagnol et l’italien. Il a prouvé ainsi que les confusions effectuées entre l’espagnol et l’italien par le groupe anglophone ayant effectué la tâche de discrimination reposent sur des traits linguistiques partagés par les deux langues. En outre, le test de jugement de similarité a révélé que, pour les Américains, le portugais est proche du français. Dans la tâche de discrimination, ce fait était occulté par les confusions entre le roumain et le portugais que nous avions supposées comme dues à la méconnaissance des deux langues.

Les représentations multidimensionnelles ont permis de montrer que les ’cartes perceptives’ des populations française et américaine sont quasi-analogues, plus particulièrement en ce qui concerne la distribution des données selon les premiers deux facteurs. Les deux figures que nous reprenons ci-dessous montrent que les distances perçues par les Français et les Américains entre les cinq idiomes néo-latins sont plutôt comparables.

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Figure 46 : Représentations des distances perceptives entre les langues romanes selon les plans D1/D2 pour les résultats des sujets français (à gauche) et américains (à droite).

La figure 46 permet de mettre en évidence la convergence des évaluations perceptives effectuées par les deux populations de sujets. Nous avons pu constater que la première dimension correspond au trait [+/- langue maternelle] dans le cas des résultats obtenus par les sujets français. En revanche, la seconde dimension fait état d’une distribution des langues qui est comparable à celle des résultats des Américains selon la première dimension. En effet, aussi bien pour les Français, que pour les Américains, l’espagnol et l’italien forment un îlot linguistique à l’écart du roumain, du portugais et – pour les Américains – du français. Ce résultat nous permet de confirmer l’hypothèse selon laquelle les regroupements des langues ne sont pas liés aux caractéristiques des populations en termes de vécu linguistique des sujets. En outre, ces regroupements ne sont pas non plus le résultat des critères non-linguistiques influençant les stratégies perceptives des sujets. Ainsi, la similarité entre les langues est due au partage de certains traits linguistiques qui permettent d’effectuer une division principale des langues romanes en deux classes.

Cependant, il est important de voir si les différences entre les représentations des distances linguistiques obtenues pour deux populations sont statistiquement significatives. C’est pourquoi, nous avons effectué une ANOVA(F1) qui permet d’analyser le rôle de l’origine des sujets (i.e., le facteur ’population’) dans l’obtention des résultats. L’analyse ANOVA(F1) effectuée pour la totalité des stimuli (15 stimuli, dont 5 stimuli de type AA et 10 stimuli de type AB) révèle un effet de groupe. Par la suite, la procédure post hoc du PLSD de Fisher montre les différences significatives entre les deux populations pour certains des stimuli de test. Ainsi, les paires linguistiques de type AA ont montré des différences significatives pour ce qui est des stimuli Français/Français (F=10.389, p=0.0026) et Roumain/Roumain (F=5.829, p=0.0201) comme nous pouvons le voir dans la figure suivante.

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Figure 47 : Graphe des similarités des stimuli de type ’même langue’ (AA) chez les deux populations.

Le résultat obtenu pour le stimulus Français/Français montre que la présence de la langue maternelle parmi les langues testées a permis aux Français de mieux la juger que les Américains, tandis que la différence de taux de similarité obtenue pour le stimulus Roumain/Roumain chez les deux populations montre que les Français ont mieux reconnu cette langue. Nous estimons que les différences inter-populations sont plutôt négligeables et que la variabilité enregistrée pour la tâche de discrimination se voit considérablement réduite. Nous voyons une explication de ce fait dans l’absence d’une population telle que la population japonaise, qui s’était montrée significativement différente des autres populations pour la tâche de discrimination. De ce fait, la différence entre les populations française et américaine qui ont effectué le test de jugement de similarité est particulièrement liée à des facteurs non-linguistiques tels que la présence de la langue maternelle.

Cependant, la différence statistiquement significative dans le traitement de la paire de langues Roumain/Roumain montre que les Français ont mieux capté des spécificités acoustiques de cette langue que les Américains, car le roumain était a priori peu connu par les deux populations.

Enfin, le graphe de la figure ci-dessus montre que les Français ont mieux reconnu les langues romanes que les Américains, mais que cette différence n’est pas statistiquement significative pour tous les stimuli.

Les stimuli de type AB montrent des effets plus intéressants. Les écarts inter-populations significatives du point de vue statistique concernent les stimuli suivants : Portugais/Français (F=43.343, p<0.0001), Roumain/Français (F=28.119, p<0.0001), Portugais/Roumain (F=11.240, p=0.0020), Espagnol/Italien (F=6.189, p=0.0179) et Espagnol/Français (F=4.997, p=0.0321).

Nous pouvons remarquer que les différences concernent principalement les stimuli appariant un échantillon en français avec un échantillon issu d’une autre langue romane. Pour ce qui est des sujets français les stimuli Portugais/Français, Roumain/Français et Espagnol/Français sont associés à des points inférieurs de l’échelle de similarité, car les sujets ont reconnu leur langue maternelle qui est différente des autres langues testées, comme nous avons pu le voir. Notons cependant que la différence entre les deux populations pour la paire Italien/Français n’est pas statistiquement significative. Cette observation rejoint la remarque que nous avions formulée dans le paragraphe 4.4.1.1. qui faisait référence à la relation plutôt privilégiée que les Français ont décelé entre l’italien et leur langue maternelle. En effet, il s’est avéré que la langue romane la plus proche du français est l’italien. Ainsi, les scores des deux populations sont comparables.

Les écarts observés pour les stimuli Espagnol/Italien et Portugais/Roumain ont une raison plus complexe. Nous en voyons une potentielle explication dans l’image que les deux groupes de sujets semblent s’être forgés des langues romanes. Les auditeurs français ont procédé par un découpage majeur selon les critères amalgamant des informations non-linguistiques (la reconnaissance de la langue maternelle et la familiarité avec certaines idiomes) avec les critères linguistiques (la proximité sonore des langues).

En revanche, les auditeurs américains ont dû prêter plus d’importance à la proximité des langues basée sur le critère génétique qui explique le partage de certains traits linguistiques entre les cinq idiomes testés. Les scores atteints par la plupart des stimuli sont plutôt homogènes et se situent dans la partie supérieure de l’échelle de similarité. Pour eux, les langues romanes ont, en général, des caractéristiques communes et cela rend difficile l’établissement d’une hiérarchie des proximités perceptives. Ainsi, l’espagnol se ressemble sans doute à l’italien, mais moins que chez les Français, car d’autres stimuli (Portugais/Roumain et Portugais/Français) présentent des ressemblances aussi importantes.

En outre, les Américains jugent le degré de proximité entre le portugais et les deux langues ressemblantes, le roumain et le français, ce qu’on ne constate pas chez les Français qui n’ont à juger que la similarité entre le portugais et le roumain. En effet, pour la population française la langue maternelle était différentes de toutes les autres langues romanes et le critère de familiarité amène a priori le portugais et le roumain à former un groupe linguistique.

La figure suivante fait état de ces résultats.

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Figure 48 : Graphe des similarités pour les stimuli de type ’langues différentes’ (AB) chez les deux populations.

Les scores des Américains permettent de supposer que les langues romanes ont été considérées moyennement similaires, car à deux exceptions près (i.e., Espagnol/Italien et Portugais/Français) le graphique évolue dans la zone correspondant à la moitié de l’échelle. Les Français ont effectué des évaluations plus nuancées. En effet, cette dernière population a fait appel à des critères non-linguistiques liés à la présence de la langue maternelle (d’où les scores inférieurs pour les stimuli comportant le français) et à la connaissance antérieure des langues (d’où le score élevé pour le stimulus Portugais/Roumain qui comportait des langues mal connues), en dehors de ceux liés aux critères linguistiques (d’où la similarité observée entre l’espagnol et l’italien). En revanche, les Américains ont préférentiellement fait appel aux critères linguistiques.

Les résultats des deux populations convergent vers la partie haute de l’échelle pour ce qui est des scores attribués à la paire Espagnol/Italien. Cependant, le PLSD de Fisher a montré que les Français ont estimé ces langues comme plus similaires que les Américains (F=6.189, p=0.0179). Un rapport comparable se retrouve pour le stimulus Portugais/Roumain.

Enfin, il semble qu’en dehors de la similarité entre le roumain et le portugais, les Américains aient été sensibles à la ressemblance entre le portugais et le français. Le score atteint par cet item est visiblement supérieur à la quasi-totalité des autres stimuli.

En guise de conclusion, nous pouvons dire que la démarche expérimentale abordée dans ce chapitre a permis de répondre aux deux principales hypothèses. Ainsi, il s’avère qu’effectivement, la parenté linguistique est responsable d’une catégorisation des idiomes qui va dans le sens des classifications typologiques et qui sépare, d’une part, l’espagnol et l’italien, et, d’autre part, le roumain, le français et le portugais. Cette classification qu’on pourrait appeler perceptive semble avoir un caractère relativement indépendant des acquis linguistiques des auditeurs, car il s’est avéré que ce regroupement se retrouve aussi bien chez les Français que chez les Américains. Enfin, nos résultats vont dans le sens de ceux obtenus par Stockmal, Muljani & Bond (1996) et par Stockmal & Bond (1999).

Ainsi, nous avons aussi pu mettre en évidence le rôle de l’information acoustique dans l’identification et dans le jugement perceptif des langues. De plus, nous avons montré que le contrôle des facteurs d’expérimentation est indispensable pour une meilleure prise en compte des caractéristiques liées aussi bien aux auditeurs qu’aux langues.