Introduction générale

Nous proposons une étude des effets d’un état émotionnel induit en laboratoire sur les performances mnésiques de sujets normaux pour tenter de spécifier les mécanismes cognitifs concernés par le facteur émotionnel. Ce travail s’inscrit dans une perspective d’exploration des modulations du fonctionnement du système de MCT engendrées par une émotion à tonalité négative.

Des études expérimentales ont déjà montré que des états émotionnels tristes et/ou joyeux induits en laboratoire provoquaient des perturbations de l’activité cognitive à court terme telles que l’altération des performances à une tâche de rappel différé (Ellis, Seibert et Varner, 1995), la chute des performances à une tâche de groupement perceptif (Seibert et Ellis, 1991b) ou encore l’allongement des temps de traitement et de planification à des tâches de raisonnement (Oaksford, Morris, Grainger et Williams, 1996). Dans ces études, la chute des performances est interprétée sur la base d’un modèle de traitement de l’information à capacité limitée selon lequel l’effet de l’émotion est envisagé comme une compétition entre l’activité cognitive occasionnée par l’émotion et les informations pertinentes relatives à la tâche (Ellis et Ashbrook, 1988 ; Ellis et Ashbrook, 1989). En effet, selon certains auteurs (Teasdale, J. D., Dritschel, B. H., Taylor, M. J., Proctor, L., Llyod, C., Nimmo-Smith, I. & Baddeley, A. D., 1995), l’émotion provoquerait l’émergence de pensées intrusives pour la recherche d’une explication à l’état émotionnel. Le traitement de ces pensées nécessiterait l’allocation de ressources attentionnelles au détriment du traitement de la tâche cognitive.

D’autres recherches, plus axées sur l’étude de l’influence de l’anxiété état ou de l’anxiété trait, ont mis en évidence l’effet perturbateur de l’anxiété sur les capacités de stockage (Calvo et Eysenck, 1996) ainsi que sur le stockage et le traitement simultanés en MDT (Darke, 1988 ; Sorg et Whitney, 1992). Là encore, l’explication de la détérioration des performances repose sur un cadre interprétatif qui est une variante du modèle de traitement à capacité limitée. Il s’agit du modèle d’efficience des processus d’Eysenck et Calvo (1992) qui distingue l’efficience des processus de traitement et les performances réelles observées à la tâche de MDT afin de rendre compte des phénomènes de compensation de la baisse des capacités de traitement consécutive à l’anxiété.

La théorie des effets de l’anxiété d’Eysenck et Calvo (1992) et le modèle d’allocation des ressources d’Ellis et Ashbrook (1988) constituent les principaux cadres d’interprétation des effets de l’émotion sur l’activité cognitive pour des tâches de MCT. Ils ne diffèrent pas fondamentalement puisqu’ils reposent sur le postulat d’une redistribution des ressources entre le traitement de l’émotion et l’activité cognitive en cours. L’influence émotionnelle est en quelque sorte assimilée à une situation de double tâche. Cette représentation a l’avantage d’offrir une vision cohérente du fonctionnement cognitif. Elle permet aussi de rendre compte aisément de l’abaissement ou des variations de performances. Elle peut toutefois se révéler insuffisante si l’on veut tenter de préciser quels sont les mécanismes impliqués dans les perturbations de l’activité cognitive causées par un état émotionnel négatif. Actuellement, il n’existe pas de modèle alternatif proposant une telle description. C’est dans ce contexte que nous proposons de mener une étude exploratoire de l’influence modulatrice de l’émotion sur les activités cognitives à court terme et plus particulièrement des activités de mémoire de travail (MDT). Cette notion introduite par Baddeley et Hitch (1974) puis développée par Baddeley (1986) est aujourd’hui le modèle le plus souvent cité.

L’objectif de notre travail est double. Il propose d’une part de vérifier la pertinence des modèles explicatifs traditionnels de l’effet de l’émotion à partir d’une nouvelle tâche de MDT. Et d’autre part, de mettre en relation les performances des sujets faisant l’expérience d’une émotion négative avec les processus impliqués dans le contrôle des opérations de stockage, de manipulation et de récupération de l’information en MDT. Cette option pour l’étude des opérations contrôlées répond à la nécessité de mieux connaître les processus exécutifs en MDT. Par ailleurs, elle permet d’aborder la relation mise en évidence par Teasdale, Proctor, Llyod et Baddeley (1993) entre les pensées intrusives associées à l’émotion et l’implication de l’exécuteur central dans leur production. Enfin, la relation entre l’état émotionnel et les capacités de traitement à court terme est une question essentielle parce qu’elle concerne les modulations possibles du fonctionnement mnésique en réponse aux sollicitations de l’environnement. Cette problématique, que la psychologie cognitive a tardé à reconnaître comme un objet d’étude possible, mérite donc d’être explorée pour clarifier ce rapport subtil entre émotion et cognition. Notre travail est une contribution à ce projet.

Cette étude du fonctionnement de la MDT sous contrainte émotionnelle ne prend pas en compte l’aspect clinique des émotions parce que l’existence de facteurs confondus relatifs à différents désordres émotionnels, ajoutée aux effets comportementaux de la prise de médicaments, constituent deux difficultés majeures pour l’étude expérimentale de l’effet des désordres affectifs sur la MDT de patients cliniques. Il est par exemple difficile de déterminer si les effets d’un état dépressif sont le résultat de l’état émotionnel spécifique du patient ou s’ils sont liés au syndrome général du désordre émotionnel. Par ailleurs, comme le souligne de Bonis (1996), l’émotion pathologique n’est pas une caricature de l’émotion ordinaire. Elle ne fournit pas une vision accrue de l’émotion et n’offre donc pas de meilleur point de vue sur ce phénomène. Sans doute, le rapport entre les désordres émotionnels et l’émotion ordinaire ne se réduit pas à un rapport de proportion. Enfin, un autre motif réside dans le fait qu’il existe aujourd’hui plusieurs méthodes d’induction émotionnelle permettant de produire des états émotionnels en laboratoire. Ces techniques représentent un objet d’étude intéressant et cohérent avec les objectifs de notre recherche.

Dans notre étude, l’état émotionnel induit est considéré comme un moment de rupture, une interruption des plans d’action dirigés vers un but au cours du déroulement des processus cognitifs (Simon, 1967, cité dans Erber & Tesser, 1992). Il se rapproche de ce qu’Oatley et Johnson-Laird (1987) appellent une émotion complexe, c’est-à-dire un état mental ayant un contenu propositionnel relatif aux représentations des causes de l’expérience personnelle.

Dans une première partie théorique, le concept de MDT sera considéré au travers de sa genèse et sera discuté à la lumière des données empiriques et théoriques actuelles. Les systèmes de maintien et de traitement contrôlé de l’information verbale en MDT seront présentés dans le détail. Les questions relatives aux effets d’un état émotionnel négatif sur l’activité mnésique à court terme et aux techniques de laboratoire qui permettent de l’induire seront alors abordées, avec, au préalable, une présentation de quelques travaux récents en neurobiologie et en neuropsychologie qui démontrent l’existence d’une étroite relation entre les traitements cognitifs et émotionnels.

Dans une seconde partie, deux séries d’expériences seront décrites et discutées. La première permettra d’examiner, à l’aide de la tâche de Running Span (Morris et Jones, 1990), l’effet d’une émotion induite par des images anxiogènes sur les capacités de stockage et de traitement simultanés d’une information verbale. Dans la seconde série d’expériences, une nouvelle tâche de MDT, destinée à mieux dissocier la qualité du stockage et l’efficience de la manipulation de l’information, sera proposée pour appréhender l’influence modulatrice de l’émotion sur les processus exécutifs de la MDT. Au fil des expériences, le cadre classique d’interprétation des données en termes d’allocation de ressources sera abandonné au profit d’une perspective plus axée sur les processus plutôt que sur les performances.