Première partie : Repères théoriques

1. LE CONCEPT DE MDT

1.1. Genèse et évolution du concept

1.1.1. D’une conception unitaire à une conception structuraliste de la mémoire humaine : les modèles à registres multiples

La notion de mémoire renvoie à un système, soit un ensemble de processus de traitement qui permet de coder l’information extraite de l’environnement, de la stocker dans un format particulier, puis de la récupérer et de l’utiliser dans des opérations diverses pour agir sur le monde (Lecocq, 1994).

Dans les années 60, les partisans d’un système de mémoire non unitaire ont utilisé la métaphore informatique pour décrire l’architecture d’un système cognitif possédant deux types de stockage. Cette idée reposait sur le fait qu’il existe dans l’ordinateur un espace de travail et un espace contenant l’ensemble des données. Transposée à la mémoire humaine, cette représentation a permis de faire l’hypothèse d’une mémoire à court terme (MCT) où l’information est stockée de manière transitoire avant de disparaître ou d’être intégrée à un deuxième stock à plus long terme. Dès lors, un grand nombre d’études ont été conduites pour fournir des preuves empiriques (Glanzer et Cunitz, 1966, cités dans Parkin, 1993) et neuropsychologiques (Milner, 1966, cité dans Baddeley, 1993a ; Shallice et Warrington, 1970, cités dans Baddeley, 1993a) d’une distinction entre un stock à court terme et un stock à long terme.

Glanzer et Cunitz (1966, cités dans Parkin, 1993) ont montré que certaines tâches possédaient deux composantes distinctes. Dans une première expérience, ils ont présenté sur un écran et de manière séquentielle, 20 mots courts apparaissant 2 s chacun. Suite au dernier item, les sujets devaient effectuer un rappel libre. L’analyse de la proportion de mots rappelés en fonction de leur position dans la liste a mis en évidence un profil de réponse en forme de U indiquant que les premiers et les derniers mots de la liste étaient les mieux rappelés. Ce profil correspondait aux effets aujourd’hui bien connus de primauté et de récence. Une interprétation simple a été d’admettre que les items montrant un effet de récence étaient stockés dans une unité de stockage à court terme temporaire et fragile, alors que les items associés à l’effet de primauté traduisaient un stockage à plus long terme.

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Fig.1.1— Résultat typique au rappel libre montrant l’effet de primauté et de récence

Glanzer et Cunitz ont confirmé cette interprétation en montrant que la partie droite de la courbe avait des propriétés temporelles spécifiques. Une hypothèse sur les caractéristiques du stock à court terme était que les éléments de ce stock pouvaient disparaître rapidement s’ils ne faisaient pas l’objet d’une répétition mentale leur permettant d’atteindre le stock à long terme car de nouvelles informations entrantes viendraient interférer avec elles. Une tâche de rappel libre comprenant une condition de rappel standard et une condition où les sujets effectuaient un comptage à l’envers juste avant le rappel a été conduite. L’activité de comptage était considérée comme une nouvelle information entrante susceptible d’interférer avec celles du stock à court terme. Les résultats ont montré qu’en condition de comptage, l’effet de récence disparaissait alors que le reste de la courbe n’était pas affecté. À l’inverse, Glanzer (1972, cité dans Baddeley, 1993a) a montré que la familiarité des mots influençait l’apprentissage à long terme et déterminait les performances pour les premiers items appris alors qu’elle n’avait aucune incidence sur l’effet de récence. Cela conforte donc l’idée qu’il existe deux mécanismes de stockage distincts.

L’étude de patients cérébro-lésés a fourni des arguments en faveur d’une distinction entre deux systèmes mnésiques grâce à la mise en évidence d’une double dissociation. Une première dissociation simple a été révélée avec le cas du patient amnésique H.M. souffrant de graves déficits en apprentissage alors que son empan mnésique demeurait tout à fait normal (Milner, 1966, cité dans Baddeley, 1993a). La seconde dissociation simple correspondait au cas opposé du patient K.F. qui possédait une MLT tout à fait opérationnelle alors que son stock à court terme était très réduit (Shallice et Warrington, 1970, cités dans Baddeley, 1993a). Cette double dissociation a suggéré que les stocks à court et à long terme étaient indépendants car impliqués chacun dans le maintien temporaire ou à plus long terme de l’information.

Le modèle d’Atkinson et Shiffrin (1968) est une illustration d’architecture intégrant plusieurs systèmes mnésiques (figure 1.2.).

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Fig.1. 2.— Architecture simplifiée du modèle d’Atkinson et Shiffrin (1968)

Il comprend un buffer capable de stocker temporairement l’information sensorielle provenant de différentes modalités, qui communique avec une unité de stockage à court terme de capacités limitées, elle-même connectée à une unité de stockage à plus long terme. La caractéristique de ce modèle est que les informations transitent nécessairement par le stock à court terme pour être conservées dans l’unité à plus long terme. En effet, selon Atkinson et Shiffrin (1968), le processus de répétition contrôlé responsable du maintien de l’information dans le registre à court terme détermine la probabilité que celle-ci soit « copiée » dans le registre à long terme. Par ailleurs, le système de stockage à court terme joue un rôle central dans la réalisation de tâches cognitives.

Dans ce modèle à registres multiples, les stocks à court et à long terme sont unitaires, les opérations qui s’y déroulent sont toujours les mêmes et l’acquisition des connaissances, qui suppose un temps de séjour dans le stock à court terme, est représentée dans le même format. Cette caractéristique selon laquelle la probabilité de transfert en MLT dépend du temps passé dans le registre à court terme constitue un problème majeur de ce modèle. Plusieurs résultats ont montré que l’apprentissage est possible sans que l’information soit longuement répétée dans le stock à court terme, ou encore qu’un déficit en MCT n’affectait pas systématiquement les capacités d’apprentissage (Shallice et Warrington, 1970, cités dans Baddeley, 1993a). Par ailleurs, les travaux de Baddeley et Hitch (1974) ont montré que ce type de modèle structurel ne permettait pas de rendre compte des performances à des tâches cognitives complexes où les capacités de traitement étaient fortement mobilisées. Cette démonstration a constitué le point de départ d’une nouvelle conception de la MCT, objet par la suite d’un très grand nombre d’études expérimentales.