2.1.1. Données issues de la neurobiologie animale

À partir de l’étude des systèmes neurochimiques responsables des traitements émotionnels et mnésiques, Gray (1990) propose une conception non différenciée de la cognition et des émotions. Il postule l’existence d’un système cérébral commun en s’appuyant sur deux catégories d’arguments provenant à la fois des études réalisées en neurobiologie animale et en neuropsychologie. Premièrement, les drogues utilisées pour combattre l’anxiété et le stress (benzodiazépines, opiacés) sont connues pour modifier les réactions d’inhibition et pour affecter les processus mnésiques chez les animaux. Cela suggère que les mêmes systèmes neurochimiques sont impliqués dans les processus émotionnels et mnésiques. Deuxièmement, la convergence de structures cérébrales impliquées à la fois dans la génération du comportement anxieux et dans l’activité mnésique spatiale à court terme (formation hippocampique), soutient l’hypothèse de systèmes cérébraux non séparés médiatisant les traitements cognitifs et émotionnels.

Les travaux de Chapouthier (1995) centrés sur la relation entre les processus de mémorisation et l’anxiété, révèlent par ailleurs que l’injection d’une faible dose de substances excitatrices chez la souris (méthyl-bêta-carboline-3-carboxylate, responsable de la réduction de l’effet sédatif et anxiolytique du neuromédiateur GABA) favorise l’apprentissage des nouveaux stimuli. Ici, la mise en mémoire suppose une anxiété légère qui suggère l’existence d’une étroite relation entre l’apprentissage et l’anxiété.

Ledoux (1989, 1994, 1995) suggère en revanche que l’émotion et la cognition sont des systèmes distincts subissant chacun l’influence modulatrice de l’autre. En s’appuyant sur l’étude des circuits neuronaux qui sous tendent la relation entre mémoire et émotions, notamment la mémorisation d’évènements associés à la peur, Ledoux fait l’hypothèse de deux voies neuronales séparées assurant des fonctions spécifiques au cours de la réaction émotionnelle. Il propose une carte des projections corticales et sous-corticales impliquées dans la réaction émotionnelle. Les projections nerveuses reliant l’amygdale aux autres régions impliquées dans les processus cognitifs y sont décrites pour apprécier l’influence de la réaction émotionnelle sur l’activité cognitive. Les régions corticales sur lesquelles se projettent les informations nerveuses issues de l’amygdale correspondent aux régions primaires et associatives du cortex sensoriel, à l’hippocampe, au cortex périrhinal ainsi qu’au nucleus basal. Ces projections permettent respectivement de moduler la perception de l’environnement, d’évaluer le danger à partir des informations de contexte et des informations stockées en mémoire et enfin de diriger sélectivement l’attention vers les informations pertinentes de l’environnement. L’existence de telles projections montre qu’une émotion comme la peur agit directement sur les processus cognitifs. Cette relation entre processus cognitifs et mécanismes émotionnels n’est pas univoque car les projections inverses, du cortex vers l’amygdale, illustrent l’influence des traitements cognitifs sur les mécanismes émotionnels. Ledoux (1989) distingue donc deux voies correspondant aux projections cortex-amygdale et thalamus-amygdale. Les premières assureraient le traitement de la signification émotionnelle d’indices complexes, alors que les secondes seraient responsables du traitement des indices simples. Selon la complexité des éléments de la stimulation, ces projections seraient mises à contribution et pourraient entrer en action simultanément.

Cette distinction permet à Ledoux (1994, 1995) d’envisager deux circuits cérébraux au décours temporel différent pour la détection et la réaction émotionnelle. Par exemple, face à un stimulus dangereux, la voie thalamus-amygdale interviendrait pour que le thalamus traite les informations et les transmette rapidement à l’amygdale. Cette voie sous-corticale permettrait à l’organisme de réagir vite. Simultanément, le thalamus enverrait des informations au cortex visuel, lequel effectuerait un traitement plus fin, c’est-à-dire une représentation détaillée du stimulus. Cette analyse serait alors transmise à l’amygdale par la voie cortex-amygdale pour renforcer la réaction ou au contraire l’inhiber. Cette voie relayée plusieurs fois, serait moins rapide, mais fournirait des informations plus détaillées pour influer sur la suite de la réponse comportementale. Les deux voies pourraient donc fonctionner indépendamment.

Parrot et Schulkin (1993) proposent une hypothèse fonctionnaliste alternative selon laquelle l’émotion est inhérente à la cognition parce qu’elle ne peut se réaliser sans une évaluation cognitive et parce qu’elle permet à l’organisme de se préparer à l’action et à un certain type de comportement. Autrement dit, l’émotion serait une fonction adaptative du comportement. En effet, l’influence réciproque entre les processus cognitifs et les réactions émotionnelles illustre bien les capacités d’adaptation de l’organisme dont les régulations internes garantissent une certaine forme de stabilité face aux changements de l’environnement. Ce caractère adaptatif des comportements émotionnels suppose selon Gray (soumis) que les états émotionnels passagers puissent moduler les fonctions de contrôle de haut niveau comme, par exemple, les fonctions exécutives pour intégrer le phénomène de régulation à travers le système nerveux.