2.2.2. Effets d’un état émotionnel induit

Parallèlement à l’étude des effets de l’anxiété sur les activités cognitives, Ellis et Ashbrook (1988, 1989) ont présenté un modèle d’allocation de ressources pour rendre compte des effets de l’état dépressif sur les performances à des tâches de rappel en mémoire. Ce modèle, qui offre un cadre interprétatif des effets de l’émotion sur le fonctionnement cognitif à court terme différent de modèles de mémoire à plus long terme comme celui des réseaux associatifs de l’émotion de Bower (1981), repose sur l’idée classique selon laquelle nos capacités de traitements sont limitées et doivent être allouées aux activités cognitives en fonction de leur demande en ressources. La principale hypothèse du modèle est qu’un état dépressif affecte la quantité de ressources allouées à la tâche en cours, parce qu’il génère des pensées non pertinentes associées à cet état. La présence d’informations non pertinentes par rapport à la tâche mobilise alors une partie des ressources de traitement et réduit par conséquent la quantité de ressources allouée à l’exécution de la tâche. Cette réduction produit la chute des performances des sujets dépressifs. Selon Ellis et Ashbrook (1988, 1989), la régulation des ressources par l’état émotionnel dépendrait à la fois de l’intensité de l’état émotionnel et du coût de traitement de la tâche cognitive. Par exemple, avec une tâche coûteuse en ressources et un état émotionnel suffisamment intense, le modèle prédit que la part des ressources de traitement disponibles pour la tâche sera insuffisante pour assurer sa bonne exécution et conduira à une chute significative des performances. D’autres facteurs comme les différences inter individuelles et le contexte pourraient moduler l’effet de l’état dépressif sur la mémoire. Pour Ellis et Ashbrook (1988, 1989) les contraintes liées aux variables contextuelles limitent la généralisation des résultats. En d’autres termes, il n’existerait pas un patron simple et unique des effets de l’émotion sur les processus cognitifs. Aussi, les prédictions du modèle concernent spécifiquement la manière dont ces facteurs peuvent agir sur les performances mnésiques. Par exemple, il existerait une relation entre l’état dépressif et la demande d’encodage inhérente à la tâche mnésique, car les pensées non pertinentes liées à l’émotion mobiliseraient une part des ressources aux dépens de l’activité d’encodage. Aussi, le modèle prédit que plus le coût de l’encodage sera élevé plus l’effet délétère de l’état dépressif sur la mémoire sera important. Une autre prédiction concerne les caractéristiques du matériel qui peuvent varier sur plusieurs dimensions, notamment sur le caractère organisé et significatif du matériel à encoder. Le modèle suppose ici que le coût de l’encodage sera plus grand avec un matériel peu organisé, peu structuré et difficilement compréhensible.

À travers une série d’expériences utilisant une méthode d’induction inspirée de la technique de Velten (1968, cité dans Gerrards-Hesse, Spies et Hesse, 1994), Ellis, Seibert, et Herbert (1990) ont étudié la relation entre un état dépressif induit et la production de pensées négatives et défavorables. L’évaluation de la production de ces pensées a consisté à demander aux sujets de lister, en fin d’expérience, l’ensemble des pensées qui leur avaient traversé l’esprit au cours de l’induction, en prenant soin de distinguer les pensées favorables et défavorables. Les résultats indiquent que comparativement aux sujets contrôle, les induits font l’expérience d’une proportion significativement plus élevée de pensées non pertinentes. Dans une seconde expérience où les sujets devaient évaluer les pensées non pertinentes produites au cours d’une tâche de rappel de mots cibles, les résultats montrent une différence presque significative. Ces données ont été interprétées par Ellis et coll. (1990) comme étant compatibles avec l’idée générale que l’état dépressif était étroitement lié à la production de pensées négatives.

Dans une étude sur la relation entre les pensées intrusives, l’état émotionnel et les performances cognitives, Seibert et Ellis (1991b) ont validé une procédure d’étude de la production de pensées intrusives (partie II, chapitre II) et ont mis en évidence l’effet délétère d’un état émotionnel induit sur les performances mnésiques. La tâche dite de regroupement perceptif consistait à encoder des séries de 5 lettres présentées sous forme de « chunk » (ex : BO NKI D) de telle manière à ce qu’elles ne soient pas prononçables. Les sujets devaient mémoriser ces séries en vue d’un rappel ultérieur. Ils étaient libres d’encoder les lettres comme ils le souhaitaient. Autrement dit, cette tâche offrait la possibilité de regrouper les lettres sous une forme plus intelligible afin que la série soit plus facilement récupérée (ex : BO NKI DBON KID). Les résultats ont montré que la qualité du rappel des sujets induits dans un état joyeux ou triste par une technique d’autosuggestion (Seibert et Ellis, 1991a) était significativement moins bonne que pour les contrôle. Par ailleurs, les sujets induits tristes ou joyeux rapportent plus de pensées intrusives liées à leur état que les sujets contrôle. Enfin, ces données révèlent l’existence d’une corrélation négative entre les performances mnésiques et la proportion de pensées intrusives rapportées par les sujets de l’expérience.

Ces données ont permis à Ellis, Seibert et Varner (1995) d’avancer l’hypothèse de pensées intrusives interférentes pour expliquer la détérioration des performances de sujets induits dans un état triste. Dans leur étude, les effets des états dépressifs, joyeux et neutres ont été comparés sur les performances à une tâche de rappel libre immédiat ou différé afin de vérifier si l’effort d’organisation fourni pour récupérer l’information en mémoire (requis par le rappel différé et non par le rappel immédiat) déterminait les effets de l’état émotionnel. Au rappel libre immédiat, la mesure de la fréquence de bonnes réponses selon les positions sérielles a révélé des effets de récence et de primauté identiques pour chacun des groupes. Ainsi, ni l’induction triste, ni l’induction joyeuse n’affectaient les performances au rappel libre immédiat. En revanche, les résultats au rappel libre différé ont montré que l’effet de récence était supprimé chez les trois groupes, et surtout que les sujets induits tristes et joyeux avaient des performances plus faibles au rappel des mots du début de la liste que les sujets contrôle. Ces données ont montré que l’émotion affectait les performances sur la première portion du rappel, en particulier sur les trois premières positions sérielles. Ellis et coll. (1995) ont interprété ces résultats en supposant qu’un état émotionnel négatif ou positif pouvait interférer avec les traitements cognitifs en cours mais que le degré d’interférence dépendait du niveau de difficulté des traitements impliqués. Ici, l’absence d’effet de l’induction sur le rappel immédiat est cohérente avec l’hypothèse que l’influence de l’émotion a moins de chance d’apparaître lorsque la tâche n’implique qu’un traitement minimum d’encodage ou de récupération. En revanche, le rappel différé, qui suppose un effort d’organisation pour la récupération de l’information, peut constituer un niveau de traitement pouvant entrer en compétition avec le traitement des pensées intrusives liées à l’état émotionnel.

Dans une série d’expériences étudiant l’effet d’états émotionnels négatifs et positifs sur le fonctionnement de l’exécuteur central à une tâche de raisonnement déductif, Oaksford, Grainger, Morris et William (1996) ont testé deux hypothèses contradictoires. La première est issue du modèle d’Ellis et Ashbrook (1988, 1989) et postule qu’un état émotionnel négatif ou positif module l’allocation des ressources de traitement et affecte de manière indirecte les performances en MDT. La seconde hypothèse, dérivée du modèle d’Isen, Daubman et Nowicki (1987, cités dans Oaksford & coll., 1996), suppose qu’un état émotionnel positif facilite directement les processus de traitement contrôlés de la MDT. Les résultats de la première expérience montrent qu’à une tâche de vérification de règles formelles, les sujets induits dans un état positif et négatif obtiennent des performances nettement moins bonnes comparativement aux sujets contrôle. Selon Oaksford et coll. (1996) ces résultats sont compatibles avec l’hypothèse d’allocation de ressources d’Ellis et Ashbrook (1988, 1989). Afin de vérifier l’effet direct (l’émotion affecterait les processus de traitement eux-mêmes) ou indirect (l’émotion perturberait les traitements par l’intermédiaire d’une réduction des ressources) de l’état émotionnel sur la MDT, Oaksford et coll. (1996) ont conduit une seconde expérience de double tâche visant à contrôler si une tâche concurrente de MDT affectait les performances au raisonnement dans les mêmes mesures que l’état émotionnel. Les résultats obtenus montrent que la situation de double tâche conduit au même patron de résultats que la situation où les sujets induits dans un état négatif ou positif exécutent la tâche de raisonnement déductif. Cela suggère que l’émotion affecte indirectement l’activité de raisonnement en chargeant la MDT. Oaksford et coll. (1996) ont interprété ces données comme étant cohérentes avec l’hypothèse d’allocation de ressources d’Ellis et Ashbrook (1988, 1989). Notons, cependant, que la démonstration d’un patron de résultats commun entre la situation de double tâche et l’exécution de la tâche de raisonnement en situation d’induction ne constitue pas une preuve indiscutable de l’existence de processus similaires. Par ailleurs, la validation de l’hypothèse d’une affectation des ressources de l’exécuteur central par un état émotionnel négatif et positif n’est que partielle. En effet, dans une troisième expérience destinée a tester les capacités de planification et de stockage de la MDT des sujets induits et contrôle (test de la Tour de Londres), les résultats ont montré que seule l’émotion positive dégradait l’activité de planification.

Le modèle d’Ellis et Ashbrook (1988, 1989) s’inscrit dans la lignée théorique déjà ancienne de Yerkes et Dodson (1908, cités dans Myers, 1997) sur la relation complexe entre le niveau d’éveil associé à l’état d’anxiété et au niveau de performance. Yerkes et Dodson ont décrit cette relation à l’aide d’une courbe en U inversé (figure 2.2.), qui représente l’évolution des performances selon le niveau d’éveil censé déterminer la disponibilité des ressources de traitement. La loi de Yerkes-Dodson postule un éveil optimal requis pour un bon niveau de performances qui dépendrait du niveau de difficulté de la tâche. Ainsi, pour une tâche difficile et nouvelle, le niveau optimal d’éveil doit être faible pour assurer une bonne concentration. Il doit cependant être plus élevé pour des tâches bien connues requérant le maintien du niveau de motivation tout au long de la tâche.

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Fig. 2.2. — Courbe de performance selon le niveau d’éveil proposée par Yerkes-Dodson (1908, d’après Myers, 1997)

L’hypothèse selon laquelle les capacités d’un individu à résoudre un problème varient continuellement en fonction d’un niveau d’éveil a été reprise par Necka (1997) pour étayer sa théorie de l’intelligence. Selon lui, les performances à une tâche cognitive dépendraient des limitations structurelles de la MDT (capacité absolue) et de la disposition (niveau d’éveil) dans laquelle le sujet se trouve (capacité actuelle). Par ailleurs, conformément à la théorie de l’allocation de ressources, Necka (1997) postule que plus le niveau d’éveil est élevé, plus la quantité de ressources mobilisées augmente. Cette augmentation qui se traduit par l’amélioration des performances n’est toutefois pas illimitée car elle dépend étroitement des capacités disponibles en MDT. Necka (1997) envisage cette relation en supposant que l’élévation du niveau d’éveil provoque la mobilisation d’une quantité importante de ressources attentionnelles en même temps que la diminution des capacités de stockage de la MDT. Ce phénomène correspondrait à une réduction de la disponibilité des informations en cours de traitement en MDT, et s’expliquerait par le fait que si le système de MDT est concentré sur le traitement en cours il est possible que les autres procédures de traitement, comme le rafraîchissement du contenu de la boucle phonologique, soit négligées. Ceci aurait pour conséquence le déclin rapide de l’information stockée. À l’inverse, si le système est concentré sur le stockage afin d’éviter toute perte de l’information, son efficacité pour le traitement sera moins bonne. Ce phénomène de « trade-off » entre le stockage et le traitement suppose que le centre exécutif contrôle l’activité des systèmes de stockage. Ainsi, lorsque le niveau d’éveil augmente, l’exécuteur central se concentre sur les traitements aux dépens du maintien actif de l’information. En résulte un phénomène de déclin des informations stockées de moins et moins disponibles pour les traitements, générant finalement un déficit global des performances en MDT. Selon Necka (1997), la priorité donnée aux opérations de traitement ou de stockage relèverait de processus stratégiques à la fois décisionnels (conscients) et non décisionnels (non conscients).

Revelle et Loftus (1990) soulignent le fait que la manipulation de l’état émotionnel se répercute à la fois sur le niveau d’éveil et la valence affective. Selon eux, les composantes énergétiques et directionnelles du niveau d’éveil, définit par Thayer (1989, cité dans Revelle et Loftus, 1990) comme « l’activation simultanée de plusieurs systèmes physiologiques et psychologiques en réponse à certaines stimulations », représentent une variable importante qui devrait être considérée dans l’étude de la relation entre l’émotion et la cognition. Le niveau d’éveil préalable, qui diffère considérablement d’un individu à un autre selon qu’il ait une personnalité introvertie ou extravertie (Eysenck, 1967, cité dans Revelle et Loftus, 1990), déterminerait la réaction face aux situations stressantes ou anxiogènes. Ainsi, la notion de niveau d’éveil apparaît selon Revelle et Loftus (1990) comme très utile pour rendre compte des différences individuelles. L’hypothèse principale toutefois est qu’un niveau d’éveil élevé affecte l’activité de stockage à court terme mais facilite la rapidité des traitements et le maintien à long terme de l’information (Humphreys et Revelle, 1984). L’explication avancée pour les données qui confortent cette hypothèse est qu’un niveau d’éveil élevé accélère le traitement de l’information. Cette augmentation de la vitesse de traitement, qui permet la mise à jour des informations en fonction du contexte d’un environnement stressant auquel il faut s’adapter rapidement, conduirait, selon Revelle et Loftus (1990), au déclin rapide des informations stockées temporairement du fait de l’interférence entre les divers contenus mnésiques qui transitent dans le stock à court terme de la MDT. Une explication alternative est qu’un niveau d’éveil élevé réduirait le seuil d’activation des structures neurales associées aux traces de stimuli. L’abaissement du seuil favoriserait alors une série d’activation nerveuse et se manifesterait par un traitement plus rapide de l’information au détriment du maintien des informations qui interfèrent entre elles. En revanche, la diminution du seuil d’activation faciliterait la formation d’associations et de mises à jour avec le contexte et se traduirait par un renforcement des traces utiles pour le rappel à plus long terme.