1.6. Discussion

Le dispositif de contrôle de l’état émotionnel révèle une différence significative entre l’évaluation des deux groupes, confirmant l’existence d’une expérience émotionnelle négative chez les induits. Cela permet de distinguer expérimentalement les sujets et autorise l’interprétation des effets de l’émotion sur les performances à la tâche.

Les résultats relatifs à l’effet de l’induction sur la qualité du rappel montrent qu’une émotion négative provoque l’augmentation des erreurs de rappel des quatre derniers items. L’absence d’effet sur la qualité du rappel des cinq derniers items est plutôt inattendue, car les données de la littérature (Ellis et Ashbrook, 1988, 1989 ; Seibert et Ellis, 1991b ; Darke, 1988) tendent à montrer qu’un haut niveau de complexité favorise l’apparition des effets délétères de l’émotion. Un autre aspect inattendu de cette condition est le fort taux d’erreurs de rappel chez tous les sujets. Cet effet plancher rend la différenciation des groupes malaisée et explique l’absence d’effet de l’induction sur la qualité du rappel. Cela élimine également la possibilité de vérifier si l’augmentation du niveau de complexité de la tâche aggrave les performances des sujets induits.

En condition d’empan 4, l’induction altère l’activité de mise à jour sans affecter la qualité du rappel sériel, suggérant ainsi que l’émotion affecte principalement le fonctionnement de l’exécuteur central. Ce patron de résultats est proche des données de Van der Linden et coll. (1994) montrant qu’en condition d’empan 6, il existe un effet du vieillissement sur le processus de mises à jour, mais pas sur les positions sérielles des items à rappeler. Selon Van der Linden et coll. (1994), cela attesterait d’une diminution, chez les sujets âgés, des ressources de l’exécuteur central sans déficit des processus de stockage. Cette interprétation repose sur l’hypothèse de Morris et Jones (1991) selon laquelle l’activité de mise à jour mobilise essentiellement les capacités de l’exécuteur central, alors que le rappel sériel rend compte uniquement des capacités de stockage de la boucle phonologique. Dans cette hypothèse, nos résultats pourraient suggérer que l’induction affecte les capacités de l’exécuteur central sans détériorer les capacités de stockage de la MDT. Cependant, nos données révèlent qu’il existe, en condition d’empan 4, une différence significative des performances entre les groupes pour le rappel des listes de quatre items, montrant un meilleur rappel chez les contrôle. Cela suggère, en définitive, que l’induction détériore aussi les capacités de stockage.

Un résultat non prédit est l’interaction entre l’induction et l’ordre des blocs au rappel des quatre derniers items. Celle-ci montre que les sujets contrôle conservent un niveau de performance égal sur toute la durée de l’expérience, alors que les induits, dont les performances sont nettement moins bonnes, améliorent la qualité de leur rappel au dernier bloc d’essais. Si les sujets contrôle ne témoignent pas d’un effet de pratique, cela peut signifier que l’amélioration des performances des sujets induits est liée au déclin des effets de l’induction. Dans cette hypothèse, une approximation de la durée d’action de l’induction pourrait être tentée. Par exemple, en condition d’empan 4 où l’exécution d’un bloc d’essais dure en moyenne quatre minutes et où l’amélioration des performances des induits est visible au troisième bloc, on pourrait estimer la durée d’action de l’induction à environ huit minutes (deux blocs × 4 min). Toutefois, d’autres facteurs, comme par exemple l’intensité de l’émotion, peuvent déterminer la durée des effets de l’induction. Une telle estimation réclame en définitive l’examen complet des variables capables d’agir sur la durée de l’induction émotionnelle.

L’analyse des latences au rappel du premier item montre que le processus de réponse est ralenti chez les induits aux deux conditions de rappel. Ceci valide l’hypothèse d’un effet direct de l’état émotionnel sur la vitesse de récupération de l’information maintenue en MDT. Au rappel des cinq derniers items, l’induction provoque un ralentissement des latences qui s’observe en situation de mise à jour sans toutefois dépendre du nombre de mises à jour. Par ailleurs, en condition de rappel sans mise à jour, les latences ne diffèrent pas entre les groupes. Ainsi, seule l’activité de mise à jour ralentit la vitesse de récupération des items chez les induits. Cela suggère, par conséquent, que l’émotion induite altère les capacités de l’exécuteur central.

L’examen de la nature des pensées produites pendant la tâche démontre que selon la définition attribuée à la notion de pensée non pertinente, les résultats divergent. En première analyse, lorsqu’elles sont assimilées à des pensées gênantes pour la réalisation de la tâche, les pensées non pertinentes sont plus nombreuses chez les induits que chez les contrôle. En seconde analyse, cette différence n’est plus significative lorsque les pensées non pertinentes sont considérées comme étant à la fois gênantes et sans rapport avec la tâche. Cette contradiction s’explique principalement par le caractère plus restrictif de la seconde définition. Ainsi, la proportion de pensées non pertinentes rapportées par les induits n’est pas plus importante que chez les contrôle. En dépit de cette absence de différence, nos résultats mettent en évidence l’influence de l’induction sur les performances au rappel. Cela montre que les effets de l’induction ne sont pas forcément médiatisés par la production de pensées non pertinentes et suggère que d’autres phénomènes peuvent être à l’origine de l’altération des performances.

Une explication possible à l’absence de production supplémentaire de pensées non pertinentes chez les sujets induits est que ces pensées n’accèdent pas au statut d’entité consciente. Elles correspondraient davantage à des représentations floues, non reliées avec l’activité en cours. Cette conception demeure conforme à l’hypothèse que la production de pensées sans rapport immédiat avec l’activité cognitive en cours dépend des ressources de l’exécuteur central (Rapee,1993 ; Teasdale, Dritschel, Taylor, Proctor, Llyod, Nimmo-Smith et Baddeley,1995). Teasdale et coll. (1995) ont en effet montré qu’une élévation de l’exigence de traitement de la tâche réduisait la production de pensées non pertinentes. Par comparaison avec les résultats de l’expérience, il est probable que le niveau d’exigence de la tâche de Running Span, mobilisant une grande part des processus conscients de planification, interrompe la formation de pensées conscientes liées à l’état émotionnel. Cette relation entre une conscience élevée des éléments de la tâche et une production nulle de pensées non pertinentes renvoie, chez ces auteurs, à l’hypothèse d’une compétition pour les ressources de traitement entre l’exécution de la tâche et la production de pensées non pertinentes.

Une autre explication possible de l’absence de production massive de pensées non pertinentes chez les sujets induits est issue du modèle cognitif des émotions d’Oatley et Johnson Laird (1987). Dans ce modèle, les émotions assument une fonction cognitive consistant à produire une nouvelle planification de l’activité en cours. Les émotions assureraient une communication non propositionnelle permettant au système de se mettre dans un mode de fonctionnement particulier capable de modifier les priorités d’action. Ce mode de fonctionnement non symbolique ne serait pas conscient. Nos résultats semblent cohérents avec ce modèle, car il est probable que l’induction émotionnelle module les paramètres de fonctionnement cognitif avant d’engendrer des représentations conscientes liées aux causes et aux effets de l’émotion. De même, Mandler (1992, cité dans de Bonis, 1996) estime que certains contenus sémantiques de l’expérience émotionnelle n’accèdent pas nécessairement à la conscience.

Le rapprochement de nos résultats avec ceux de Morris et Jones (1990) et de Van der Linden et coll. (1994) indique que l’absence d’effet du nombre de mises à jour sur le rappel des quatre derniers items est un phénomène stable chez les sujets contrôle. Pour Van der Linden et coll. (1994), cela s’expliquerait par le fait qu’une charge mnésique de quatre items exige peu de ressources du système exécutif de la MDT. Ceci n’est pas compatible avec nos données où la condition d’empan 4 constitue une activité cognitive suffisamment coûteuse pour que les effets de l’induction s’observent, alors qu’en condition d’empan 5 les limites des capacités de traitement en MDT sont atteintes.

Selon Morris et Jones (1990), l’indépendance entre le nombre de mise à jour et les performances au rappel en condition d’empan 6, s’expliquerait par le fait que les mises à jour n’auraient pas un effet cumulatif sur les ressources de l’exécuteur central. Ce dernier accomplirait plusieurs mises à jour en séquence rapide sans dépasser ses capacités, ou bien il possèderait une vitesse de récupération très rapide quand il exécute de telles opérations. Selon nous, le taux élevé d’erreurs produites, notamment au rappel des six ou cinq derniers items, tend plutôt à écarter cette explication, car un faible niveau de performance indique au contraire une difficulté à réaliser les mises à jour. De plus, nos résultats tendent à montrer que l’augmentation du nombre de mise à jour aggrave la détérioration des performances au rappel des cinq derniers items. Enfin, l’analyse de la nature des erreurs révèle l’existence d’intrusions et l’apparition de nouvelles consonnes qui traduisent l’inaccessibilité de certains items pouvant causer l’absence de mise à jour.

L’étude des caractéristiques de la tâche révèle un effet de récence aux deux conditions de rappel qui se renforce lorsque le nombre de mises à jour augmente. Dans cette tâche, théoriquement, les items les plus anciens ayant bénéficié d’un grand nombre de répétitions devraient être aussi bien restitués que les plus récents. C’est pourquoi ce phénomène de récence est plutôt inattendu. En règle générale, celui-ci traduit le déclin progressif des items les plus anciennement encodés. Ceci s’explique par l’impossibilité pour ces items d’être entretenus par les mécanismes de répétition de la boucle phonologique Plusieurs facteurs peuvent perturber les mécanismes de rafraîchissement. Une hypothèse possible est l’existence d’un phénomène d’interférence entre les activités de stockage et de mise à jour. Selon cette hypothèse, la récupération ordonnée des items maintenus dans le stock phonologique serait gênée par leurs mises à jour. Celles-ci viendraient modifier, voire même interrompre, le mécanisme de répétition assurant le rafraîchissement des traces mnésiques. L’interaction significative, pour les deux conditions de rappel, entre le nombre de mises à jour et les positions sérielles vient confirmer cette hypothèse. En effet, en condition de mise à jour, l’effet de récence existe. Sans mise à jour, il disparaît.

L’augmentation significative des latences pour les deux conditions de rappel nécessitant des mises à jour suggère que la manipulation des items en mémoire affecte la vitesse de récupération du premier item. L’hypothèse explicative est que les traces mnésiques dégradées par les opérations de mises à jour provoquent un ralentissement de la vitesse de restitution parce qu’elles nécessitent un temps de récapitulation plus long pour la récupération des items. L’absence d’un effet du nombre de mises à jour n’est pas contradictoire avec cette hypothèse car la récapitulation préparatoire au rappel s’effectue toujours sur un nombre constant d’items. À l’inverse, lorsque la liste n’impose pas de mises à jour, les items sont disponibles dans le stock et sont restitués rapidement.

La tâche de Running Span implique un haut niveau de contrôle pour la restitution exacte des items. L’analyse de ces caractéristiques montre qu’elle génère un grand nombre d’erreurs, notamment en condition d’empan 5. Le traitement dynamique qu’elle implique semble reposer sur l’interaction des mécanismes de stockage et de mise à jour, génératrice d’interférences. L’existence de telles interférences pourrait signifier que la simultanéité des traitements ne favorise pas toujours leur efficience. Autrement dit, l’activité de MDT, définie classiquement comme l’aptitude à traiter et à stocker simultanément l’information, semble recouvrir ici des capacités de coordination très limitées. Cette limite suggère que l’exécuteur central est massivement impliqué dans le maintien temporaire des informations, participant activement au fonctionnement de la boucle phonologique. Cette hypothèse est opposée à l’idée que les informations sont prises en charge automatiquement par la boucle phonologique. Au contraire, nous pensons que l’information stockée est active parce qu’elle participe au traitement. De ce fait, son maintien, tout comme son déclin volontaire sur lequel repose l’activité de mises à jour, constituent des opérations réclamant un haut niveau de contrôle. L’ajout et l’abandon simultanés d’items dans la série à maintenir active au cours de la mise à jour impliquent des modifications permanentes dans le système de répétition. Comme l’observent justement Morris et Jones (1990), ce renouvellement permanent du contenu de la boucle articulatoire est un aspect singulier de la tâche qui requiert une coordination de la part de l’exécuteur central. Cette remarque est compatible avec notre hypothèse d’interférence selon laquelle l’activité de répétition dynamique, destinée au maintien des traces mnésiques, exige l’intervention du contrôle exécutif. En revanche, cette dernière est peu compatible avec l’hypothèse de Morris et Jones (1990), selon laquelle le rappel sériel mobilise la boucle phonologique., mais pas le système de contrôle dynamique de l’exécuteur central. Nous verrons en effet plus loin dans cette partie expérimentale que des auteurs comme Cowan (1988) envisagent l’implication d’un système de planification pour la récupération contrôlée des items en MCT. Finalement, il semblerait que les composantes de maintien et de traitement soient hautement intégrées et que leur mesure indépendante soit particulièrement difficile à obtenir.

Cette expérience met en évidence l’influence de l’induction émotionnelle caractérisée par la détérioration de la qualité du rappel avec et sans mises à jour et l’allongement de la vitesse de récupération pour des longueurs de liste supérieures à l’empan demandé. Ces résultats suggèrent que l’émotion induite altère les capacités de la boucle phonologique et de l’exécuteur central. Ces effets semblent toutefois se limiter à une condition de rappel, car avec un niveau de complexité supérieur (empan 5), le traitement requis semble outrepasser les capacités des sujets dont les performances ne peuvent plus être distinguées sur la base de l’induction émotionnelle.

Dans une seconde expérience, de nouvelles conditions d’empan mnésique et de cadence de présentation des listes sont créées pour tenter de remédier aux limites de traitement. Cette réplication vise également à tester la permanence des effets de l’émotion induite sur une autre condition d’empan mnésique et à contrôler la validité du matériel inducteur sur l’activité mentale du sujet.