2.7. Discussion des expériences 1 et 2

Les données des deux expériences montrent que l’induction émotionnelle affecte les performances des sujets lorsque le niveau de complexité de la tâche n’excède pas leurs capacités de traitement. Ces résultats sont conformes à l’hypothèse d’un partage des ressources entre le traitement des informations liées à l’émotion et le traitement de la tâche cognitive. Précisément, la réduction des ressources de traitement engendrée par l’induction vient affecter les capacités de stockage et de traitement en MDT. Lorsqu’elles sont dissociées de l’activité de mise à jour, les capacités de stockage sont aussi affectées par l’émotion. Cela suggère que l’effet de l’induction peut s’exercer indépendamment sur les capacités de stockage et de traitement en MDT. En revanche, nos données ne permettent pas de savoir si le déclin des performances observé en condition de mise à jour résulte de la détérioration du stock mnésique, ou s’il s’agit d’un effet direct de l’émotion sur les processus exécutifs impliqués dans la gestion des opérations de mise à jour. Nous avons vu plus haut que l’hypothèse de Morris et Jones (1990) était celle d’une mise à jour entièrement prise en charge par l’exécuteur central. Les résultats que nous obtenons tendent plutôt à montrer que les processus responsables du maintien de l’information, précisément la boucle phonologique, nécessitent une supervision qui est probablement assurée par l’intermédiaire du système exécutif. Ce constat réintroduit la question du haut niveau d’intégration des processus qui se réalisent simultanément en MDT et pose le problème de la difficulté à dissocier les mécanismes de maintien et de mise à jour au cours de l’activité cognitive.

Pareillement aux études de Morris et Jones (1990) et Van der Linden et coll. (1994), nos deux expériences montrent que, de manière générale, l’activité de mise à jour provoque une détérioration importante des performances au rappel. Celle-ci n’évolue pas toujours en fonction de l’augmentation du nombre de mises à jour. Pour Van der Linden et coll. (1994), ce phénomène s’expliquerait par la faible exigence en ressource des charges mnésiques imposées. Cependant, les données de notre seconde expérience montrent que même avec une faible charge mnésique (3 items), l’augmentation du nombre de mises à jour détériore la qualité du rappel. Aussi, l’inconstance des résultats peut difficilement s’expliquer par la référence unique à la charge mnésique.

Parallèlement au déclin de la qualité du rappel, les données de la première expérience révèlent un allongement significatif du processus de réponse chez les induits par rapport aux contrôle en condition d’empan 5. Bien que non consistant entre les deux expériences, ce résultat suggère que l’émotion induite affecte la vitesse des traitements en provoquant le ralentissement des opérations contrôlées de mises à jour.

L’examen de la production des pensées non pertinentes dans la première expérience ne montre pas de différence significative entre les sujets induits et contrôle. Le fait que l’état émotionnel induit ne s’accompagne pas d’une production consciente et massive de pensées non pertinentes peut s’expliquer par la mobilisation de l’attention du sujet sur l’activité cognitive. Cette attention pour la tâche placerait les pensées non pertinentes sur un second plan, c’est-à-dire à un niveau de conscience plus diffus. Ceci est cohérent avec l’hypothèse de Teasdale et coll. (1995), selon laquelle l’exécuteur central serait impliqué à la fois dans la production de pensées non pertinentes et dans la gestion des activités contrôlées en MDT. Dans ce cadre d’interprétation, l’apparition d’une tâche coûteuse en ressource de traitement entraverait la production de pensées non pertinentes. Ici, l’absence des pensées non pertinentes est une manifestation du transfert des ressources de l’exécuteur central vers l’activité cognitive. Cela pourrait suggérer que l’action contrôlée du système exécutif, responsable du maintien et de la mise à jour d’une quantité variable de consonnes, assure la régulation du fonctionnement cognitif pour le maintien du décours normal de l’activité. Or, les résultats de la première expérience mettent clairement en évidence un déficit des performances. Il apparaît donc que l’interprétation de ces résultats en termes de compétition entre l’émergence de pensées non pertinentes et les traitements propres à la tâche ne soit pas suffisante car elle ne permet pas de dire pourquoi les sujets induits ont de moins bonnes performances alors qu’ils ne produisent pas plus de pensées non pertinentes que les sujets contrôle.

Une hypothèse complémentaire serait que le transfert des ressources pourrait aussi entraîner des modifications dans les plans d’action du système exécutif. Ces modifications dans le mode de gestion des informations entrantes et sortantes pourraient être à l’origine des perturbations observées chez les sujets induits. Il s’agit alors de spécifier quels sont les mécanismes impliqués dans cette perturbation. L’hypothèse d’un comportement adaptatif, permettant de moduler la gestion des buts en fonction des exigences de la tâche et de l’environnement émotionnel, soulève un certain nombre de questions sur les combinaisons possibles entre les différents facteurs cognitifs et émotionnels. Quoi qu’il en soit, il est probable que plusieurs modes d’interactions coexistent et déterminent ainsi l’ampleur de la modulation du fonctionnement cognitif.

Les participants de nos expériences ont parfois remarqué une rupture dans la continuité de la procédure entre l’induction et l’exécution de la tâche. Cette rupture qui correspondait à un changement radical de l’activité a été perçue comme étant incongrue. On peut donc se demander si cela a diminué les effets de l’état émotionnel induit ou, au contraire, si cette rupture a favorisé l’interaction entre l’induction émotionnelle et l’éveil cognitif provoqué par le niveau d’exigence de la tâche. Par ailleurs, nos résultats témoignent de la relative efficacité de l’induction, mais ne permettent pas de savoir dans quelle mesure le caractère anxiogène de la tâche affecte les performances des sujets.

Dans la seconde série d’expériences, une nouvelle tâche de MDT est élaborée pour étudier plus finement les processus de stockage et de manipulation susceptibles d’être affectés par l’émotion induite. Cette façon d’examiner l’influence émotionnelle sur les processus exécutifs de la MDT repose, comme pour la tâche de Running Span, sur la décomposition des processus qui sous-tendent la performance globale à la tâche, et sur la manipulation des différents paramètres de la tâche (Van der Linden, 1994). Par exemple, une mesure dissociée des capacités de stockage et de traitement en fonction de conditions d’empan et de mise à jour. Dans les expériences précédentes, le haut niveau d’intégration entre les mises à jour et le maintien dynamique des traces mnésiques n’a pas permis de distinguer de manière satisfaisante les opérations de stockage et de traitement en MDT. Par ailleurs, la coexistence de processus antagonistes de répétition et d’inhibition d’une même information a constitué une activité plutôt malaisée. Ces limites incitent à imaginer un nouveau paradigme où la mesure dissociée des mécanismes de manipulation et de maintien soit plus facile.

Les expériences suivantes tentent précisément d’examiner les effets de l’émotion sur les composantes de stockage et de manipulation en MDT en testant, d’une part, l’effet de l’état d’anxiété spontané sur leurs performances et, d’autre part, en étudiant l’influence d’une nouvelle procédure d’induction sur l’activité cognitive.