3.6. Discussion

Lorsque la charge mnésique augmente, le stock phonologique se dégrade chez tous les sujets aux rappels inversé et alphabétique. L’efficacité du maintien dynamique de l’information dépend donc de l’empan et du type de planification opéré sur les listes. Néanmoins, qu’il s’agisse d’une simple planification de l’ordre (sériel) ou d’une réorganisation des items (inversé et alphabétique), l’augmentation du nombre d’items à restituer génère une détérioration à peu prés équivalente. Cela suggère une communauté de fonctionnement entre ces mécanismes. La même structure exécutive assurerait à la fois le maintien, la planification et le réorganisation des listes. Cela conforte l’idée que les mécanismes de la boucle phonologique mobilisent un certain niveau de contrôle pour le maintien dynamique des informations présentes dans le stock phonologique. Par ailleurs, la dégradation de l’état du stock avec l’augmentation de l’empan suggère que les processus de répétition n’assurent pas le maintien de toute l’information. Une explication possible est que la planification de l’ordre du rappel, notamment inversée et alphabétique, constitue une activité contrôlée susceptible d’interférer avec le rafraîchissement simultané de l’information. Cette interprétation est cohérente avec l’idée de Cowan (1988) selon laquelle il existe une contrainte mutuelle entre les activités de traitement et de stockage. Cowan (1988) suppose, en effet, que les traitements ne se déroulent pas de manière totalement parallèle parce qu’ils ne concernent pas toutes les informations en même temps. Ainsi, la réorganisation des items s’opère sans doute sur un petit nombre d’éléments à la fois. Les éléments qui ne sont pas concernés par la manipulation sont alors exposés à un déclin plus rapide car ils ne font pas l’objet d’une répétition mentale. Indirectement, cette conception implique que l’activité de répétition n’a de sens que parce qu’il y a un traitement en cours sur l’information répétée. Cette interprétation est compatible avec l’idée que ce sont les traitements qui maintiennent les informations. De ce point de vue, l’hypothèse d’une interférence est plausible dans la mesure où seule l’information concernée par les traitements serait rafraîchie, alors que l’information restante subirait un déclin du fait de l’absence de répétition.

L’analyse des erreurs de planification révèle les contraintes des réorganisations alphabétique et inversée qui se traduisent par une baisse de la qualité du rappel. Bien que non prédit, l’absence de différence entre les performances aux rappels alphabétique et inversé ne remet pas en cause l’hypothèse de processus distincts. Il est en effet possible qu’une différence se manifeste plus au niveau du temps mis pour réaliser la réorganisation qu’au niveau de la qualité du rappel (Eysenck et coll., 1992). La majoration des erreurs de planification pour l’empan 5 vient conforter l’idée qu’une contrainte réciproque entre la planification et le maintien des informations existe en MDT. En revanche, nos données ne permettent pas de dire si les contraintes de traitement se situent plus spécifiquement au niveau de la réorganisation de l’ordre des items.

L’examen des latences montre, comme attendu, que les processus engagés dans la réorganisation des items n’ont pas la même durée selon que le rappel est alphabétique ou inversé. L’ordre alphabétique est plus long à restituer que l’ordre inversé. Le rappel inversé exige plus de temps que le rappel sériel. Cela suggère que les réorganisations alphabétique et inversée engagent des processus de traitements distincts. On peut en effet penser qu’au rappel alphabétique, la redistribution des items vers de nouvelles positions sérielles couplée aux mécanismes de comparaison en MLT, nécessite une planification plus complexe que le rappel inversé où la contiguïté des relations entre les positions des items reste inchangée.

L’interaction entre les distracteurs et l’empan montre qu’au rappel de cinq items, la latence augmente en présence de distracteurs. Ce résultat suggère que le rappel du premier item est tributaire du contrôle des éléments non pertinents et fournit un argument en faveur d’une intervention de processus d’inhibition contrôlés. Cela indique aussi que les items non pertinents sont encodés au même titre que les items pertinents.

La mesure de la durée des réponses vient conforter l’idée d’une intervention prolongée des processus contrôlés au cours du rappel. En effet, il faut plus de temps pour restituer une liste dans l’ordre alphabétique que dans l’ordre inversé. Cela suggère que les sujets mettent ce temps de restitution à contribution pour réorganiser les items. Par ailleurs, la variation de la durée de réponse est identique à celle des latences, ce qui prouve que les processus engagés dans la réorganisation des items interviennent jusqu’au terme de la restitution orale et correspondent en partie, à des traitements contrôlés. Ces données montrent que la planification de l’ordre des items ne peut être entièrement assimilée à la durée des latences. En effet, les items disponibles pour le rappel ne sont pas encore totalement ordonnés lorsque le rappel débute, et requièrent encore le contrôle continu des opérations de planification pour être restitués. Cela suppose que le traitement est segmenté et qu’il ne concerne pas tous les items à la fois.

En résumé, comparativement au rappel sériel, les rappels alphabétiques et inversés se caractérisent par une qualité moins bonne et une durée plus longue. Pour chacun d’eux, il semble que des processus de traitement différents interviennent et se prolongent jusqu’à la fin du rappel. Parmi ces processus contrôlés, des mécanismes d’inhibition semblent intervenir pour exclure les items non pertinents.

L’auto-évaluation de l’état émotionnel, avant et après l’entraînement à la tâche, permet de catégoriser les sujets de l’échantillon et de montrer que 19 d’entre eux sont réactifs aux exigences de la tâche. Les participants ne sont pas tous égaux face à cette tâche dont le caractère anxiogène est manifeste.

L’examen de l’état du stock phonologique montre que la réaction émotionnelle engendre une dégradation du rappel. Cette différence entre les sujets « réactifs » et « non réactifs » est encore plus nette pour un empan de cinq items. En cohérence avec les données de nos précédentes expériences, ceci corrobore l’hypothèse d’une atteinte du système de stockage chez les sujets éprouvant une émotion négative. Ce déclin des capacités de stockage pour une charge mnésique importante, montre qu’un haut niveau de complexité, ici l’empan à réorganiser, favorise l’apparition des effets liés à l’émotion.

Comme prédit, l’exactitude avec laquelle les consonnes sont redistribuées au cours du rappel connaît des variations significatives en fonction de l’état émotionnel. L’efficacité des processus de planification est affectée par la réaction émotionnelle du sujet sans toutefois être spécifique aux rappels alphabétique et inversé. Autrement dit, la réaction émotionnelle exerce une influence sur les processus de planification, indépendamment de la complexité liée au type de réorganisation. Bien que contraire à nos prédictions, l’absence d’interaction avec le type de rappel est cohérent avec les premiers résultats obtenus sans la variable « réactivité » indiquant que la difficulté à restituer les items résulte de l’activité de planification. Pour valider cette idée, il aurait été intéressant d’introduire dans la procédure un rappel libre sans planification stricte, pour comparer les performances.

L’analyse de l’effet de la réactivité sur les latences révèle, contrairement à nos prédictions, que les sujets ’réactifs’ restituent plus rapidement le premier item de la liste que les ’non réactifs’. L’examen de la durée des réponses indique que pour la charge la plus grande, les ’réactifs’ mettent moins de temps que les ’non réactifs’ pour restituer les listes. L’analyse du nombre total d’items restitués par les deux groupes montre que les « réactifs » rappellent moins d’items que les « non réactifs ». La réduction des latences et de la durée des réponses chez les « réactifs » n’est donc pas indépendante du fait qu’ils restituent moins d’items. Ce phénomène pourrait indiquer une forme de désengagement de la part des ’réactifs’ vis-à-vis de l’activité cognitive. Autrement dit, la variable ’réactivité’ pourrait être liée à une modification du niveau de motivation.

Une hypothèse alternative est que le défaut de restitution chez les sujets « réactifs » traduit une détérioration du stock phonologique coïncidant avec un déficit de planification et des temps de traitements plus rapides. Par ailleurs, il est probable que les sujets « réactifs » représentent une population d’individus ayant une anxiété trait élevée. Dans une situation stressante comme celle de l’exposition à une tâche complexe, on peut supposer avec Eysenck et Calvo (1992), que les sujets anxieux perçoivent leur appréhension, anticipent sur les conséquences négatives d’une telle situation, et soient motivés pour éviter ces conséquences. Cela permet de mieux comprendre la tendance des sujets « réactifs » à répondre rapidement, c’est-à-dire à entreprendre les traitements le plus vite possible pour compenser leur appréhension face à la tâche. Cette conception est compatible avec l’hypothèse de Necka (1997) selon laquelle l’élévation du niveau d’éveil (associée à la réaction émotionnelle) provoquerait une centration des processus exécutifs de la MDT sur les traitements aux dépens du stockage de l’information. Le déclin des informations stockées génèrerait en définitive un déficit des performances en MDT. Ainsi, cette priorité donnée au traitement, qui se traduit par une réduction des temps de réponse et un déficit des opérations de stockage et de planification, pourrait relever de processus stratégiques spécifiques aux situations anxiogènes.

En conclusion, cette étude montre que la tâche est intrinsèquement anxiogène et qu’elle implique des processus de traitement contrôlés sensibles au changement d’état émotionnel. Ces premières observations nous encouragent à exploiter ces caractéristiques pour agir de manière plus contrôlée sur les enjeux de la tâche et ainsi mettre au point une procédure d’induction qui permettrait de distinguer les sujets a priori. Cela fournirait une démonstration plus rigoureuse de l’influence de l’état émotionnel sur les composantes de stockage et de planification de la MDT.