6.3. Réaction émotionnelle et stratégie de traitement

Dans une seconde série d’expériences, l’hypothèse d’une modulation des processus contrôlés de planification de l’exécuteur central a été testée sur la base de différentes techniques d’induction. La première expérience, à but exploratoire, a permis de mettre en évidence des processus de planification distincts mobilisant chacun un niveau de contrôle différent de la part du centre exécutif. Ainsi, la réorganisation alphabétique d’une liste est plus longue à réaliser qu’une planification inversée de l’ordre de présentation, elle-même plus lente à effectuer que la simple planification de l’ordre sériel. Par ailleurs, ces opérations de planification de l’ordre des items semblent requérir des processus de contrôle séquentiels pour leur récupération successive (Cowan 1988 ; Rosen et Engle 1997, cités dans Gaonac’h & Larigauderie, 2000). Ce que révèle aussi notre étude, c’est qu’un état de réactivité émotionnelle, provoqué par les simples enjeux de réussite à la tâche, suffit à affecter ces processus de contrôle séquentiels et entraîner une forte disposition à traiter rapidement les informations. Cette stratégie, spécifique aux sujets ’réactifs’, peut être interprétée à la lumière des hypothèses d’Eysenck et Calvo (1992) et de Necka (1997). La première suppose que l’anxiété favorise des comportements d’anticipation face à une situation stressante, qui se traduisent par le déclenchement rapide d’une procédure de traitement pour compenser l’appréhension vis-à-vis du contexte anxiogène. La seconde postule que l’augmentation de l’éveil cognitif, associé à l’émotion, sollicite en priorité les capacités de traitement du système cognitif au détriment du stockage de l’information, et à moyen terme, des performances en MDT. Ces deux hypothèses explicatives ont en commun d’envisager les effets de l’anxiété comme une modulation des stratégies de traitement, caractérisée par le raccourcissement du décours des opérations cognitives focalisées sur le traitement des informations au détriment de leur stockage.

Cette conception obtient une autre validation avec les résultats de la quatrième expérience, dans laquelle l’état émotionnel est contrôlé a priori, et où le niveau de complexité de l’activité de planification de l’ordre des items est manipulé à partir de la structure -distance alphabétique- des listes à rappeler. Les données de cette expérience mettent en évidence une réduction du temps de planification, un allongement de la durée de récupération des items et des erreurs de rappel plus nombreuses chez les sujets induits. Ces performances s’observent seulement avec des structures de listes requérant une recherche exhaustive en mémoire pour planifier l’ordre alphabétique des items. Ceci rend compte à nouveau d’une stratégie de traitement spécifique aux anxieux qui consiste à effectuer une recherche partielle des informations les plus accessibles. Cette stratégie privilégiant la vélocité et l’économie de traitement se révèle désavantageuse, puisqu’elle provoque l’allongement du temps de récupération des items subséquents et le déclin du contenu du stock phonologique. Ces résultats sont conformes avec l’hypothèse de Damasio (1994) selon laquelle l’émotion change la vitesse à laquelle les images sont engendrées et utilisées au cours du l’activité cognitive. Il sont également compatibles avec l’idée, défendue par Humphreys et Revelle (1984), qu’un niveau d’éveil élevé engendré par l’état d’anxiété, accélère le traitement de l’information, en vue de mettre à jour les informations de l’environnement stressant face auxquelles il faut rapidement s’adapter. Cette mise à jour rapide exige le transit d’une grande quantité d’informations différentes susceptibles d’interférer les unes les autres, provoquant leur propre déclin.

Par ailleurs, cette spécificité de l’activité cognitive des sujets anxieux est cohérente avec les données de Gray (1999), indiquant qu’un état émotionnel négatif induit provoque un biais de prise de décision caractérisée par une préférence pour les effets immédiats du traitement au détriment de la prise en compte des conséquences à long terme. En d’autres termes, l’induction négative produirait un biais de pensées sur le court terme dans lequel la prise de décision s’effectuerait comme une série de choix dont la portée est immédiate. Cela s’expliquerait par le fait que dans une situation anxiogène, les sujets réagissent en fonction de ce qui est meilleur pour eux à ce moment précis, sans tenir compte des conséquences à moyen et long terme. Selon Gray (1999), la préférence des sujets induits pour les contingences immédiates repose sur trois interprétations possibles. La première hypothèse postule que bien que tous les sujets aient les mêmes ressources cognitives, ils se focalisent sur des choix différents de type contingences locales ou globales selon leur état émotionnel. À l’inverse, la seconde hypothèse s’appuie sur la notion de ressources cognitives, et postule que la charge cognitive provoquée par l’émotion perturbe l’apprentissage implicite des contingences à long terme et accordent plus d’importance aux contingences immédiates. Enfin, la dernière hypothèse évoque la possibilité d’une réduction du focus attentionnel qui engagerait prioritairement l’attention sur les aspects immédiats du traitement. Selon Leon et Revelle (1985), dont les résultats attestent d’une diminution de la vitesse de traitement à une tâche de raisonnement analogique chez des sujets anxieux maintenus dans une situation de passation stressante, il s’agirait d’une stratégie visant à minimiser d’autres sources d’anxiété liées au décours de l’activité de résolution de problème.

Plus précisément, nos données (expérience 4) suggèrent que la tendance des sujets induits à privilégier un traitement rapide et immédiat est favorisée lorsque l’information à traiter requiert des mécanismes automatiques de récupération (ex: liste d’items facilement discriminés). En revanche, cette propension à la rapidité est peu compatible avec des traitements séquentiels et contrôlés exigés pour la récupération successive des items maintenus en MDT, puisqu’elle engendre une détérioration du stock phonologique et une altération de la planification de l’ordre de récupération de l’information (expérience 4 et 5). Cela suggère que l’émotion entraîne un déficit de l’exécuteur central de la MDT, qui se traduit par l’impossibilité d’initier correctement les processus exécutifs responsables des traitements contrôlés de l’information en MDT.

Il est intéressant de relever que l’accélération des processus de traitement chez les sujets réactifs aux évènements anxiogènes est un phénomène constant, observé dans le cadre d’activités cognitives qui requièrent la mobilisation des processus exécutifs de traitement après l’encodage de l’information (expériences 3, 4, 5). À l’inverse, quand la tâche nécessite un traitement contrôlé pendant la phase d’encodage (expériences 1, 2), on assiste à un accroissement des temps de traitement chez les sujets mis dans un état émotionnel négatif. Ainsi, bien que reposant sur un système de traitement commun, en l’occurrence la MDT, les stratégies de traitement semblent dépendre étroitement des contraintes d’exécution de la tâche. De même, les performances de MDT des sujets induits semblent être fortement déterminées par le type de tâche proposé. En effet, selon la demande de traitement exigée par la tâche, les étapes intermédiaires de stockage de l’information inhérentes au traitement n’impliqueront pas les mêmes procédures. La spécificité des activités cognitives sur lesquelles l’influence du facteur émotionnel est testée peut expliquer la difficulté à dégager des patrons de résultats similaires.

Ainsi, dans la dernière expérience où les facteurs de structure de liste sont sensiblement différents de ceux utilisés dans l’expérience précédente, les performances des sujets induits révèlent un appauvrissement du rappel alphabétique et une détérioration de la qualité du premier item sélectionné, mais ne rendent pas compte d’une réduction des temps de traitement. En revanche, on constate que les sujets dont l’anxiété trait est importante (a+) adoptent la stratégie caractéristique des réactions anxieuses, qui se manifeste par un traitement plus rapide et une qualité de rappel moins bonne. Cet effet peut s’expliquer par la sensibilité particulière des sujets a+ au caractère intrinsèquement anxiogène de la tâche, suggérant qu’il ont fait l’expérience d’une anxiété état plus importante que les sujets a-. En effet, une hypothèse formulée et validée par Lazarus, est que les traits de personnalité sont des facteurs susceptibles de moduler la réaction des sujets face à une situation anxiogène. Les réactions émotionnelles seraient d’autant plus importantes qu’elles coïncideraient avec le style de personnalité des sujets. Ces résultats corroborent, en définitive, l’hypothèse selon laquelle un état émotionnel négatif de type anxieux entrave la mise en oeuvre des processus exécutifs pour le contrôle des traitements spécifiques à la tâche de MDT.