1.1. Trois appropriations de l’intitulé ’behavioral economics’

L’examen des différentes références qui se réclament de la ’behavioral economics’ permet, peu ou prou, de dresser le constat d’une triple appropriation dont l’intitulé semble avoir fait l’objet. A titre significatif, chacun de ces trois regards sur l’’économie comportementaliste’ met en jeu la question du rapport, de l’articulation, entre économie et psychologie. Aussi ce constat fournit-il un point d’appui naturel dans l’optique d’une esquisse, ici sommaire, de la réalité éclatée que paraît recouvrir, çà et là, la dénomination ’behavioral economics’.

Apparue au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la tradition la plus ancienne et, certainement aussi, la mieux établie, pousse vers une ’psychologisation’ de la science économique. Les concepts, les théories ou encore les méthodes de la psychologie, en particulier, mais également des différentes ’behavioral sciences’2, apparaissent dans cette perspective comme des éléments utiles, voire indispensables, au bon développement de la discipline économique. Résolument critique des travaux issus de l’approche standard, notamment néo-classique3, et, plus spécifiquement, des hypothèses et autres prémisses psychologiques qui s’y rattachent, cette orientation fédère un corpus de travaux d’inspiration empiriste-inductiviste. C’est là, bien sûr, l’appréhension de la ’behavioral economics’ à laquelle se réfère le présent travail et que l’on s’attache, ci-après, à caractériser plus précisément. Ce courant comportementaliste, donc, s’incarne dans les contributions de Simon, mais aussi dans les travaux de George Katona, de Harvey Leibenstein, ou encore du tandem composé de Daniel Kahneman et Amos Tversky.

Une caractérisation plus récente de la ’behavioral economics’, datant du début des années soixante-dix, mobilise la dénomination afin de désigner une entreprise qui, pour l’essentiel, pousse vers une ’économicisation’ de la psychologie. Plus précisément, ’l’approche économique du comportement’ (Becker [1976, Ch 1 ; 1987]) et, notamment, les théories et les concepts néo-classiques, se voient mobilisés et appliqués à des problématiques et des objets relevant, traditionnellement, de la psychologie et/ou (dans une moindre mesure) de l’éthologie ou de la biologie comportementale. Cette perspective, que l’on est porté à tenir pour une simple branche ou excroissance de l’approche économique standard, plutôt que pour un courant à part entière, doit beaucoup aux efforts conjugués des économistes John Kagel et Raymond Batalio, et des psychologues Howard Rachlin et Leonard Green. Sans aucun rapport, initialement, avec la réalité que recèle notre courant comportementaliste, ce ’comportementalisme beckerien’, comme on l’appellera, s’est distingué au travers de ces expérimentations, bien connues, dans le cadre desquelles Kagel et ses collègues sont parvenus à établir la rationalité de choix opérés par divers animaux de laboratoire.

Enfin, une troisième caractérisation, plus problématique, envisage de manière relativement vague la ’behavioral economics’ comme un syncrétisme. Ainsi l’intitulé semble-t-il parfois désigner une zone d’interactions entre la science économique et les différentes ’sciences du comportement’ (’behavioral sciences’) ou, de manière plus restreinte, entre la science économique et la seule psychologie. Ailleurs ce même label a pu être retenu afin d’estampiller une certaine ’approche transdisciplinaire du comportement’ qui inviterait, en particulier, l’éthologie à se joindre aux efforts de l’économie et de la psychologie. Apparues à l’occasion de ce que nous tenons pour des ’rationalisations ex post’ menées depuis le milieu des années quatre-vingt (Mac Fadyen & Mac Fadyen [1986a], Green & Kagel [1987a]), ces interprétations de l’intitulé ’behavioral economics’ instaurent toutes une forme de ’comportementalisme syncrétique’. Elles conduisent, en particulier, à proposer un espace susceptible d’accueillir simultanément les contributions émanant du courant comportementaliste, d’une part, et les travaux menés par Kagel, Rachlin et le groupe pluridisciplinaire de leurs collègues, d’autre part. Pas davantage que le ’comportementalisme beckerien’, cet usage purement taxonomique de la désignation ’behavioral economics’ ne se révèle établir un courant de pensée.

Nous aurons l’occasion, dans le corps du présent travail, de revenir de façon très ponctuelle, mais autrement plus détaillée, sur le curieux destin de la désignation ’behavioral economics’.4 Cette première difficulté signalée, délaissons les comportementalismes beckerien et syncrétique pour revenir à l’objet même du présent travail, à savoir : le courant comportementaliste.

Notes
2.

Toutes les sciences qui, à un titre ou à un autre, traitent du comportement (humain ou non humain) : la psychologie, la sociologie, l’anthropologie, l’économie, la science politique, mais également l’éthologie ainsi que certaines branches de la biologie.

3.

Nous aurons l’occasion de préciser, au cours de notre premier chapitre (§ 2.1., infra), la nature précise de l’articulation que l’on retient entre l’analyse néo-classique, d’une part, et l’analyse économique standard, d’autre part. Admettons, pour le moment, que la théorie néo-classique relève de l’approche économique standard, sans pour autant que celle-ci se réduise à celle-là (la théorie néo-classique est une composante de l’analyse économique standard).

4.

Cf. Ch 2, § 2., infra.