On le perçoit aisément, les appropriations multiples dont la dénomination ’behavioral economics’ a pu faire l’objet ne peuvent qu’entraver la lisibilité du projet impulsé, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, par Simon et Katona. Sans vouloir donc éluder cette difficulté, dont on comprend mieux, à ce stade, le caractère déconcertant, le courant comportementaliste n’en paraît pas moins doté d’une identité bien affirmée. Celle-ci repose sur l’articulation d’une triple plate-forme.
Il y a, en amont du programme de recherche comportementaliste, l’adhésion des membres du courant à une ’plate-forme méthodologique’ déjà qualifiée, plus haut, d’’empiriste-inductiviste’. Cette plate-forme s’inscrit en opposition aux canons ’rationalistes-déductivistes’ véhiculés par la ’méthodologie économique standard’ et permet au comportementaliste de se fixer pour cap le réalisme des prémisses. Enoncés fondamentaux, subordonnés à la rubrique des hypothèses, celles-ci peuvent se voir réparties, au sein notamment de la discipline économique, en deux grandes catégories.5 Ainsi sera-t-on amené à distinguer les prémisses (les hypothèses) psychologiques des prémisses (des hypothèses) ’situationnelles’. Les premières font état d’attributs psychologiques de l’individu, les secondes s’attachent à caractériser l’environnement ou, comme on dira, la ’situation-problème’ auquel le sujet est censé se confronter.
Forts de leur plate-forme méthodologique, les auteurs comportementalistes nourrissent une ’plate-forme critique’ par où ils se voient conduits, précisément, à examiner la pertinence empirique des prémisses qui fondent les développements néo-classiques et, plus généralement, standards. De façon tout à fait prioritaire, néanmoins, c’est de sa critique ravageuse des hypothèses psychologiques de l’approche économique standard, et des prémisses qui s’y rattachent, que le courant comportementaliste tire son ancrage hétérodoxe. Au nombre de deux, ces hypothèses dessinent le spectre familier de l’’homo oeconomicus’. L’hypothèse de rationalité, d’abord, tient dans le principe suivant lequel les individus adopteraient invariablement des comportements qui optimisent une certaine fonction-objectif. L’hypothèses d’asocialité, ensuite, renvoie au principe suivant lequel les individus arrêteraient leurs comportements en l’absence de tous repères, de toutes influences ou de toutes déterminations d’origine sociale.
Bien sûr, la critique, seule, se révèle être une démarche insuffisante pour un courant qui prétendrait constituer une alternative sérieuse face à la perspective dominante. De fait, la plate-forme critique du comportementaliste se voit toujours doublée d’une ’plate-forme réformatrice’. Communément, celle-ci en appelle aux acquis de la psychologie et, au-delà, de quelques autres sciences du comportement, afin de refonder la discipline économique sur des hypothèses psychologiques plus adéquates. Le présent travail le montrera sans ambiguïté ; si l’économiste comportementaliste manie avec verve la critique, il se singularise plus encore par la pertinence et la portée des théories qu’il oppose et, parfois même impose, à son homologue standard.
Certes, il y a dans le regard tripartite ici jeté sur les fondements du programme de recherche comportementaliste et, plus encore, dans l’ordonnancement presque logique que l’on a voulu donner à notre présentation des plates-formes concernées6, une bonne dose d’artificialité ; car, en définitive, les trois dimensions, méthodologique, critique et réformatrice, recouvrent autant de réalités essentiellement connexes. Notre présentation nous apparaît néanmoins confortée, dans sa portée analytique, au vu de l’examen que l’on peut faire des stratégies retenues par les auteurs comportementalistes soucieux d’offrir une caractérisation de leur propre courant. Celles-ci reflètent en effet, assez précisément, chacune des trois plates-formes évoquées.
Peut-être la plus répandue des démarches, dans la perspective d’une caractérisation du comportementalisme, consiste-t-elle à voir dans le souci de mener une analyse pluridisciplinaire du comportement économique l’acte fondateur du courant. C’est ainsi que Katona [1968, p. 19], présentant ses travaux, introduit le premier la dénomination ’behavioral economics’. De façon quelque peu lapidaire, il écrit : ’The theory makes use of socio-psychological principles of learning and of expectations ; thus, it is part of behavioral economics’. Plus solennelle, la Society for the Advancement of Behavioral Economics (SABE) indique au titre de ses statuts : ’‘SABE is an association of scholars who are commited to rigorous economic analysis and are interested in learning how other disciplines -e.g : psychology, sociology, anthropology, history, political science, and biology- further our understanding of economic behavior’’.7
Pareille caractérisation révèle, à n’en pas douter, une attitude critique à l’égard de cette position, aujourd’hui largement admise, suivant laquelle tout comportement serait intrinsèquement économique. De fait, il doit être possible pour nombre d’auteurs comportementalistes de distinguer, ne fût-ce qu’approximativement, les différentes sciences du comportement et de la société au regard de leur objet et non pas, seulement, de leur démarche ou de leur ’approche’. En bref, il existe des comportements économiques et des comportements non économiques. A l’encontre des positions dont Becker [1976, Ch 1, 1987] est le chantre, le comportementaliste préférera donc définir la science économique en écho avec Marshall plutôt qu’avec Robbins.8 En conséquence de ces positions, l’appréhension du comportementalisme comme analyse pluridisciplinaire du comportement économique prend un sens relativement déterminé. Cette ouverture vers les autres sciences du comportement, il faut le préciser, ne se limite pas à l’emprunt de concepts ou de théories, mais peut également conduire à l’emprunt de méthodes.9
Si les caractérisations du comportementalisme qui reposent, à titre principal, sur une invite à une analyse pluridisciplinaire du comportement économique se révèlent des plus répandues, leur généralisation ne nous en semble pas moins problématique. Le risque est ici de donner à penser que l’analyse pluridisciplinaire serait l’objectif en soi du courant comportementaliste. Or, l’appel aux (autres) sciences du comportement n’est, pour l’auteur comportementaliste, qu’un moyen perçu comme naturel de redonner de l’épaisseur empirique aux prémisses psychologiques des raisonnements économiques. Une telle position trahit un présupposé qui entraîne l’adhésion unanime des auteurs comportementalistes. Elle repose, en effet, sur l’idée que des disciplines telles la psychologie ou la sociologie offrent des modèles du comportement qui se révèlent, d’un point de vue descriptif, autrement plus pertinents que ne le sont les éclairages véhiculés, en la matière, par le théoricien standard. Mais si l’engagement pluridisciplinaire peut apparaître comme naturel, il n’est en aucun cas nécessaire.
Afin d’éviter de perdre de vue la visée exacte du programme de recherche comportementaliste, certains auteurs, à l’instar de Simon [1987] ou Thaler [1992a], laissent effectivement peu de place (explicite), dans leurs propres caractérisations du comportementalisme, à la composante pluridisciplinaire. Ils insistent, d’emblée, sur la question, en amont, de la pertinence empirique des prémisses psychologiques traditionnelles de la discipline économique. Simon [1987, p. 221] suggère : ’‘Behavioral economics is best characterized not as a single specific theory but as a commitment to empirical testing of the neoclassical assumptions of human behavior and to modifying economic theory on the basis of what is found in the testing process’’.10 Dans cette perspective, est donc comportementaliste celui qui s’attache à substituer au spectre de l’homo oeconomicus une représentation plus réaliste de l’acteur, en général, et du décideur, en particulier.11 De telles caractérisations passent, communément, à titre prioritaire, par un examen critique des prémisses de l’hypothèse de rationalité, c’est-à-dire de la classe des énoncés dont le théoricien standard semble présupposer la validité lorsqu’il suggère que les acteurs adopteraient invariablement des comportements qui optimisent une certaine fonction-objectif ; l’hypothèse de rationalité et ses prémisses se trouvent, sans conteste, au coeur même de l’agenda, critique comme réformateur, du comportementaliste.
Il ne peut échapper, au vu, en particulier, de cette seconde stratégie définitionnelle, que l’essence des oppositions entre économie comportementaliste, d’une part, et économie standard, d’autre part, doit se révéler de nature méthodologique. En effet, les représentations scientifiques du réel reposent sur des arbitrages méthodologiques (explicites ou implicites, conscients ou inconscients, opérés ex-ante ou ex-post...) dont elles ne peuvent être dissociées. Aussi la réponse comportementaliste au traitement spécifique réservé, dans le cadre des travaux standards, aux prémisses du raisonnement et, tout particulièrement, aux prémisses psychologiques, ne peut faire abstraction des arbitrages méthodologiques qui sous-tendent les-dits travaux. La question du réalisme des prémisses ne constitue-t-elle pas, au demeurant, le centre névralgique des controverses méthodologiques du XIXème siècle ?
C’est précisément parce que les fondements méthodologiques du défi comportementaliste ne sauraient être trop soulignés que Gilad et al. [1984, 1986] retiennent de privilégier, dans le cadre de leur présentation du courant comportementaliste, cette ligne de démarcation. Ainsi en viennent-ils à contraster une méthodologie standard prompte à sacrifier le réalisme des prémisses du raisonnement au profit de la fluidité idéale qu’offre le cadre hypothético-déductif, avec une méthodologie comportementaliste soucieuse de faire progresser tant le réalisme des prémisses que la portée des conclusions, de restituer tant les processus que les résultats.
Nous aurons l’occasion, au cours de cette introduction et, plus encore, de notre premier chapitre, de préciser, par touches successives, la teneur exacte de l’articulation que l’on entend retenir entre la classe des hypothèses, d’une part, et celle des prémisses, d’autre part.
Une relation qui apparaît, au demeurant, avec une certaine netteté, in Earl [1986, pp. 7-8].
Le Journal of Behavioral Economics pouvait également définir, en 1972, sa ligne éditoriale en indiquant : ’The Journal of Behavioral Economics is an interdisciplinary journal (...). The two goals of The Journal are to (1) further knowledge of economic phenomena by integrating psychological and sociological variables into economic analysis and (2) promote interdisciplinary research by academicians and practitioners dealing in economics, the other behavioral sciences and public policy’.
Ainsi, Simon [1978], de même que les éditeurs du Journal of Behavioral Economics ou du Journal of Socio-Economics, préfèrent-ils reprendre la définition de la science économique que nous livre Marshall (laquelle repose sur l’existence d’une sphère plus spécifiquement économique) plutôt que celle que propose Robbins (laquelle, en se limitant à la confrontation rareté des moyens/pluralité des fins étend la sphère de l’économique à l’ensemble des activités humaines).
Ainsi Shlomo Maital (membre très actif de la SABE) peut-il résumer : ’Behavioral economics is the attempt to deepen our understanding of economic behavior, by applying models and methods commonly used and developed in other disciplines in the social sciences, including psychology, sociology, and anthropology’ (correspondance personnelle avec l’auteur).
On trouve, ici, une définition de l’économie comportementaliste en contraste et de façon extensive, à la manière dont l’auteur a souvent défini le concept de’bounded rationality’ (cf. Simon [1972, 1987c]).
On donne, ci-après, les clés de cette articulation entre décision et action.