1.3. Quatre pôles au centre de la nébuleuse comportementaliste

Quel que soit le point de vue privilégié par les auteurs désireux d’établir une caractérisation, un tant soit peu explicite, du courant comportementaliste, on doit fatalement rencontrer, ici, cette seconde difficulté propre à affecter la lisibilité des orientations constitutives du courant. En effet, lors même que l’on disposerait d’une caractérisation satisfaisante de notre courant comportementaliste, lors même, donc, que l’on serait parvenu à bien le dissocier des autres entreprises qui revendiquent l’intitulé ’behavioral economics’, une tâche épineuse demeure : celle de parvenir à délimiter, de façon précise et uniforme, l’espace des oeuvres ou des contributions susceptibles de relever du courant.

Plus commune, cette seconde difficulté s’est en fait cristallisée autour de la question, centrale, du ’degré de pertinence empirique’ requis en matière de prémisses psychologiques ou, alternativement, du ’degré de rupture’, par rapport à la tradition standard, qu’exige le label comportementaliste. Suffit-il, pour relever d’une démarche comportementaliste, d’amender à la marge les prémisses psychologiques traditionnelles, ou faut-il, au contraire, camper fermement ses propres prémisses sur les données empiriques, dont les acquis des différentes ’behavioral sciences’ ?

Pour Simon [1987], une simple altération de la fonction-objectif communément prêtée, dans le cadre des modèles d’obédience standard, à l’individu ou à l’agent, peut relever de la ’behavioral economics’. Ce propos n’exclut donc pas que l’hypothèse de rationalité, la perspective d’une optimisation sous contrainte, soit en définitive maintenue. De fait, Simon [1987] se révèle disposé à inclure les contributions d’un Baumol [1959] ou d’un Williamson [1975] dans le giron de l’économie comportementaliste.

A l’inverse, Earl [1988a] est plus que sceptique face à l’emploi de l’optimisation. A cet égard, Williamson se voit qualifié de ’pseudo-behaviouralist’ (Earl [1988a, pp. 8-9]). Pour Peter Earl, l’économie comportementaliste ne saurait être un simple aménagement du programme néo-classique/standard. Les prémisses psychologiques retenues doivent, en particulier, faire acte de la complexité, et de l’état d’ambiguïté (March & Olsen [1976]), d’incertitude non-probabilisable (Shackle [1958]) ou d’ignorance (Loasby [1976]) qui en découle pour l’agent considéré.

Faute de pouvoir, donc, s’accorder sur des critères à l’aune desquels l’on pourrait délimiter, de façon précise et uniforme, le courant comportementaliste, celui-ci prend l’aspect d’une nébuleuse aux contours instables. Si cette difficulté contribue, effectivement, à restreindre la lisibilité du projet comportementaliste, elle n’est pas rédhibitoire ; on peut en particulier dégager des différentes ’lectures exégétiques’ du courant un dénominateur commun, un noyau ou un centre de gravité de la nébuleuse comportementaliste. Il s’agit, en fait, de contributions proéminentes qui remettent en cause, de manière significative et sur une base empirique solide, l’une ou/et l’autre des facettes traditionnelles de l’homo oeconomicus. On peut assez justement voir ce noyau comme structuré autour de quatre pôles qu’il est permis de rattacher au poids, plus particulier, de quelques individualités.

Ce sont, traditionnellement, deux bastions historiques du comportementalisme que l’on associe, respectivement, aux noms de Simon12 et de Katona13. Le premier de ces bastions voit jour au sein de la Graduate School of Industrial Organization du Carnegie Institute of Technology. Là, Simon se voit épaulé par un groupe de scientifiques de tout premier plan, parmi lesquels se trouvent Kalman J. Cohen, Morris De Groot, et, plus encore, Richard M Cyert et James G. March. On peut, avec Earl [1988a], rattacher à ce pôle les contributions de Richard Nelson, Sidney Winter et, au-delà, de quelques autres chercheurs dont les travaux s’inscrivent à la croisée des traditions schumpeterienne et carnegienne. Le second bastion historique du comportementalisme prend corps dans l’enceinte du Survey Research Center de l’Université du Michigan. Sous la direction d’un Katona, les activités du centre mobilisent les efforts d’auteurs, peu connus, tels Thomas F. Juster, James N. Morgan ou encore Burkhard Strumpel. En dépit des éclairages, souvent précurseurs, que recèlent les écrits de Katona, cette seconde source historique du comportementalisme a laissé, relativement à la première, une empreinte bien plus discrète.

Par-delà ces deux bastions historiques, la reconnaissance, au sein du courant comportementaliste, du rôle central qu’occupent les travaux de Leibenstein14, d’une part, et du tandem composé de Kahneman15 et Tversky16, d’autre part, est également largement partagée. De fait, la portée des contributions visées justifie amplement que l’on voit ici les deux autres pôles constitutifs du noyau de la nébuleuse comportementaliste. Dotées d’une profonde originalité, les réflexions d’un Leibenstein ont notamment influencé la pensée d’auteurs comportementalistes plus jeunes, tels Roger Frantz, Shlomo Maital ou John F. Tomer. Quant à Kahneman et Tversky, leurs travaux se trouvent au coeur d’un effort transdisciplinaire remarquable ayant impliqué des psychologues de formation, tels Baruch Fischhoff, Sarah Lichtenstein, Paul Slovic ou Robin Hogarth, ainsi que divers économistes de formation, dont, en particulier, Colin Camerer, Matthew Rabin, Paul J. Schoemaker et, plus encore, Richard Thaler17.

Notes
12.

Herbert Simon est né en 1916, à Milwaukee. Titulaire d’un doctorat en sciences politiques, d’où il tirera Administrative behavior (Simon [1947]), il enseigne quelques années durant cette discipline. En 1949, il fait son entrée au Carnegie Institute of Technologie (devenu, à compter de l’année 1966, l’Université Carnegie-Mellon), au sein duquel il effectuera toute sa carrière. D’abord Professeur de ’science de l’administration’, il opte très vite pour un poste taillé sur mesure, puisqu’il devient, dès 1966, Professeur de ’psychologie et de science de la computation’. Il reçoit le prix Nobel de sciences économiques en 1978. Herbert Simon est décédé en ce début d’année 2001. (Pour de plus amples commentaires bio/bibliographiques concernant l’auteur, on pourra consulter notamment Demailly & Le Moigne [1986] et, bien sûr, l’autobiographie, dense et au demeurant fort intéressante, publiée sous le titre en forme de clin d’oeil : Models of my life, Simon [1991]).

13.

George Katona est né en 1901 à Budapest. Il fait ses études en Allemagne, où il obtient un doctorat en psychologie. Il émigre aux Etats-Unis en 1933. En 1946, il crée, avec d’anciens collaborateurs du bureau des enquêtes statistiques du ministère de l’agriculture, le Survey Research Center. Là, à l’Université du Michigan, Katona poursuit sa carrière jusqu’à son départ en retraite, en 1972. En plus de ses responsabilités en tant que directeur du SRC, Katona a enseigné, ces années durant, la psychologie et l’économie. George Katona est décédé en 1981. (Pour des commentaires bio/bibliographiques détaillés, concernant l’auteur, on consultera avec intérêt l’hommage rendu par Warnëryd [1982], ainsi que le document auto-biographique que l’on trouvera in Katona [1975]).

14.

Né en 1922 à Yanishpol (Ukraine), sa famille ayant émigré au Canada, Leibenstein achève ses études supérieures aux Etats-Unis. Titulaire d’un doctorat d’économie, obtenu en 1951 à l’Université de Princeton, il est Professeur assistant (1951-60), puis Professeur (1960-67) à l’Université de Berkeley. Parti pour Harvard en 1967, sa carrière connaît un coup d’arrêt sévère en 1987, suite à un grave accident de voiture. Professeur émérite depuis 1989, Harvey Leibenstein est décédé en 1994.

15.

Né en 1934 à Tel Aviv, Daniel Kahneman obtient un doctorat en psychologie, décerné par l’Université de Californie, au cours de l’année 1961. Après avoir longtemps enseigné en Israel, il est Professeur de psychologie à l’Université de la Colombie Britannique (1978-1986), puis à Berkeley (1986-1994) ; il rejoint enfin Princeton en 1993 où il enseigne également les ’public affairs’, à la Woodrow Wilson School.

16.

Né en 1937 à Haifa, Amos Tversky a obtenu un doctorat en psychologie à l’Université du Michigan (1965), où il rencontre Paul Slovic qui, comme lui, prépare sa thèse sous la direction de Ward Edwards. Après avoir enseigné une année durant à Harvard, Tversky rejoint l’Université Hébraïque de Jérusalem. Là débute sa longue collaboration, et amitié, avec Daniel Kahneman (ensemble, ils ont reçu, au titre du millésime 1982, le prix de l’American Psychological association, pour leurs ’contributions scientifiques distinguées’). De retour aux Etats-Unis, Tversky enseigne à Stanford, à compter de 1978, ’les sciences du comportement’. Amos Tversky est emporté prématurément par un cancer en 1996.

17.

Né en 1945, Richard Thaler est titulaire d’un doctorat en économie, obtenu à l’Université de Rochester durant l’année 1974. Depuis 1995, il est Professeur de ’science du comportement et d’économie’ à l’Université de Chicago, où il dirige également le prestigieux Center for Decision Research. Thaler supervise le programme ’behavioral economics’ financé par la Russel Sage Foundation.