2.1. Le courant comportementaliste : une unité méconnue, un défi incontournable

Pourquoi nous intéresser au comportementalisme ? Peut-être, d’abord, parce que le courant demeure, en lui-même, on l’a dit, quelque peu méconnu. Il ne manque pas, certes, de présentations consacrées aux réflexions de telle ou telle personnalité-clé du courant, Simon ayant, de loin, attiré le plus d’attention.18 Trop rares, néanmoins, nous paraissent les contributions qui s’attachent à donner une vision d’ensemble de la tradition comportementaliste ; une vision propre à révéler l’unité de ce corps de contributions dont on s’accorde à penser, au sein de la discipline économique, qu’elles se révèlent constitutives d’un courant de pensée à part entière.19 Faute de pouvoir totalement combler ce manque, c’est un jalon posé dans cette direction que nous nous proposons d’établir. Les développements jusqu’ici menés laissent entrevoir combien il serait nécessaire, notamment, de revenir sur les difficultés qui nichent, aux interstices de l’économie et de la psychologie, sous l’intitulé ’behavioral economics’.

L’intérêt ici porté au comportementalisme se justifie, aussi, de par l’ampleur même du défi qu’adressent les membres du courant à la perspective néo-classique et, au-delà, standard. Sur plus d’un demi-siècle, Simon, Katona, Leibenstein ou encore Kahneman et Tversky se sont livrés à un pilonnage systématique des représentations traditionnelles du comportement. L’assaut s’est tout particulièrement porté sur l’hypothèse de rationalité, frappée en chacune de ses prémisses. Or, il nous semble que cette véritable guère d’usure n’est pas allée sans influencer la trajectoire empruntée par la science économique au cours de ces vingt ou trente dernières années. Contraint à la polémique, partagé entre la volonté de nier et le souci d’intégrer les régularités empiriques répertoriées par le comportementaliste, le théoricien standard a vu sa suprématie nettement s’affaiblir. Notre présentation sera donc également l’occasion de dresser un bilan d’étape de l’effort critique et réformateur déployé par les membres du courant comportementaliste. Corrélativement, on pourra apprécier l’impact de cet effort sur l’évolution, qui se révèle adaptation, de l’approche économique standard.

Si l’on peut se proposer, dans le cadre du présent travail, d’examiner, avec suffisamment de détails, la nature des ambitions qui animent le courant comportementaliste, il nous faut, par nécessité, procéder à un choix quant il en va de discuter les apports du courant à la science économique. C’est que le courant comportementaliste offre, en effet, des perspectives qui s’étendent à l’ensemble des compartiments traditionnels du savoir économique, et portent même au-delà.20 Une présentation panoramique des approches comportementalistes de la consommation, du travail, de la firme, de l’innovation, de la croissance, du développement (etc.) ne nous apparaît ni réalisable, ni pertinente. Aussi a-t-on retenu de cibler nos efforts sur l’objet par excellence que constitue la décision et, plus généralement, le comportement individuel.

Tout au long de ce travail, nous emploierons le terme de ’décision’ afin de désigner un processus, généralement conscient, d’ajustement des moyens aux fins par où l’individu s’efforce de déterminer et de peser, sous la forme de raisonnements, de jugements, de délibérations ou encore de calculs, les divers critères et paramètres-clé qui entrent dans la définition de sa situation-problème avant que d’y apporter une réponse. Le ’comportement’ renvoie, quant à lui, à la réalité externe des réactions, réponses, attitudes, actes ou actions, objectivement observables. N’étant concerné que par les seules décisions qui trouvent une expression comportementale, on tiendra le comportement, relativement à la décision, pour une catégorie plus générale. Ainsi donc, si toute décision est suivie de comportements, tout comportement ne se fonde pas sur une décision. Nous emploierons le concept de ’choix’ afin de désigner, plus volontiers, le produit d’une activité de décision en tant qu’elle prend place dans le cadre de conditions, de circonstances, données au sujet de façon relativement immédiate.21

De manière plus spécifique encore, ce sont les enseignements comportementalistes quant à la teneur des processus et mécanismes de l’adaptation raisonnée et/ou raisonnable des moyens aux fins que l’on se propose essentiellement de restituer ainsi que d’analyser. Ce volet des contributions comportementalistes se révèle en effet, on l’a dit, au coeur tant de l’agenda de recherche que se proposent les membres du courant, que des polémiques qui les opposent aux tenants de l’approche standard. En somme, c’est du défi comportementaliste aux représentations établies de la rationalité dont le présent travail entend se faire l’écho. L’hypothèse d’asocialité et ses prémisses ne recevront donc qu’un traitement tout à fait ponctuel, secondaire.

Notes
18.

C’est ainsi que les réflexions de Simon ont pu se trouver au centre des travaux, importants, de Le Moigne [1994], Mongin [1984, 1986, 1988] ou Quinet [1992, 1994] (pour ne retenir que des contributions de langue française).

19.

Si elles sont trop concises, les réflexions de Earl [1988a], Gilad et al. [1984, 1986a] ou Simon [1987] n’en sont pas moins porteuses d’éclairages intéressants.

20.

Il n’est qu’à consulter, pour s’en convaincre, la série des Handbook of behavioral economics...

21.

Le cadre options/conséquences est déterminé, de sorte que le sujet n’a plus qu’à choisir une option parmi celles qui s’offrent à lui.