2.2.1. D’une entame méthodologique et historique à un maillage analytique

Afin de structurer notre propos, une démarche essentiellement analytique se verra ici retenue, car avant de nous livrer à une déconstruction de l’hypothèse de rationalité susceptible de nous procurer le canevas souhaité, nous mènerons, dans le cadre d’une première partie, certains développements d’ordre méthodologique et historique. C’est ainsi que l’on s’attachera d’abord, assez brièvement, à présenter les canons de la ’méthodologie économique standard’, avant de procéder à une caractérisation à grands traits de l’approche standard, en général, et de sa composante néo-classique, en particulier (Chapitre 1). Il s’agit là, en effet, d’un préalable dont on ne saurait se dispenser si l’on entend prendre la pleine mesure du défi comportementaliste. De façon symétrique, mais plus détaillée, on exposera ensuite la teneur des convictions méthodologiques qui animent les membres du courant comportementaliste, avant de revenir, comme on le laissait entendre, sur les difficultés auxquelles se doit de faire face toute démarche visant à caractériser et, par là, à délimiter l’économie comportementaliste (Chapitre 2).

Suivront alors quatre chapitres, agencés en deux parties. C’est ici que se révèle le statut analytique revendiqué pour notre présentation. La grille de lecture retenue repose, à un niveau général, sur la distinction que l’on peut faire entre la catégorie des hypothèses (’hypotheses’) et celles des prémisses (’assumptions’). Si nos développements méthodologiques et historiques seront l’occasion de suggérer une articulation plus précise des concepts en question, il nous faut ici apporter un éclairage provisoire ; car on entend associer à l’hypothèse de rationalité quatre prémisses, chacune de ces prémisses venant donner corps à l’un de nos chapitres analytiques. En optant pour un canevas analytique, il s’agit d’organiser de manière intelligible la masse des réflexions suscitées par l’hypothèse de rationalité, tout en révélant les synergies qui font du comportementalisme un authentique courant de pensée.

Telle qu’elle se dégage des controverses qui enserrent l’incontournable essai de Friedman [1953], la distinction entre hypothèse et prémisse paraît reposer, en économie, sur une articulation bicéphale. En effet, le terme ’prémisse’ (’assumption’) s’est vu mobilisé afin de désigner des énoncés qui semblent devoir constituer, dans une optique causale, des conditions de validité d’une hypothèse donnée, ou simplement permettent d’exprimer une telle hypothèse.22 L’hypothèse de rationalité paraît ainsi, de prime abord, présupposer de l’individu qu’il fasse montre d’un certain nombre d’attributs psychologiques qui fondent la catégorie de ses prémisses. Dans un autre registre, on a pu tenir pour des prémisses de l’hypothèse de concurrence parfaite, ces énoncés rencontrés communément sous l’intitulé ’conditions de la concurrence parfaite’.

Eminemment polémique, la catégorie des prémisses de l’hypothèse de rationalité s’avère aussi relativement malléable. Leur substance émerge en effet, dans une large mesure, en tant que fruit des projections critiques et réformatrices issues des représentations hétérodoxes du comportement individuel. C’est pour mieux dénoncer ceux-ci que le comportementaliste, en particulier, se propose de mettre à jour les présupposés sur lesquels la croyance en la portée descriptive de l’hypothèse de rationalité semble devoir se fonder. Une telle entreprise ne se réduit pas nécessairement, ni même généralement, à l’énoncé d’une axiomatique. Plutôt, elle tient en la formulation de conditions d’ordre général.

Du point de vue du comportementaliste, le théoricien standard semble ainsi présupposer, au titre de l’hypothèse de rationalité, que l’individu ferait preuve, d’une part, d’aptitudes illimitées, et, d’autre part, d’une flexibilité maximale. Chacune de ces catégories conceptuelles trouve à s’exprimer, et prend sens, au travers de la distinction que l’on suggère, par ailleurs, d’opérer entre la classe des ’vecteurs’ (ou des déterminants) motivationnels du comportement, d’une part, et celle de ses ’vecteurs’ cognitifs, d’autre part. Plus traditionnelle, cette distinction entre le motivationnel et le cognitif est, à bien des égards, le pendant psychologique de l’antique conceptualisation par fins et moyens. Le doublet philosophique (et au-delà, éthique, sociologique...) se voit néanmoins, dans le cadre de la discipline psychologique, réformé pour prendre un contenu plus diffus et, partant, plus compréhensif. L’appréhension psychologique des mécanismes tant motivationnels que cognitifs conduit, en particulier, à ouvrir très largement les catégories de fins et de moyens aux processus inconscients, non délibérés.23

La perspective ici adoptée invite, en somme, à éclater les attributs psychologiques du décideur/acteur au gré des quatre domaines, renvoyant à autant de prémisses, que compose le recoupement des deux oppositions à l’instant rapportées. Ainsi, en vue de procéder à un éclairage de l’hypothèse de rationalité en ses prémisses, suggère-t-on de distinguer les aptitudes motivationnelles des aptitudes cognitives, d’une part, et la flexibilité motivationnelle de la flexibilité cognitive, d’autre part. La catégorie des aptitudes fera l’objet d’un traitement au titre de notre seconde partie ; celle de la flexibilité recevra un examen dans le cadre de notre troisième partie. Pour chacune de ces parties, le versant motivationnel viendra offrir un premier chapitre, le versant cognitif un second.

Notes
22.

La traduction du terme ’assumptions’, au même titre que l’articulation bicéphale ici retenue entre ’assumptions’ et ’hypotheses’, se voient tout autant suggérées par les propos de Nagel [1963], que par ceux de Simon [1963] (lesquels discutent ces notions dans le contexte de la contribution fondamentale de Friedman [1953], où l’auteur évoque ’the assumptions of a hypothesis’). Traduire ’assumptions’ par ’présupposés’ constitue, à certains égards, un choix plus approprié. Ce terme présente, néanmoins, l’inconvénient d’être d’usage peu courant, aussi que connoté négativement. Nous emploierons parfois les termes prémisses et présupposés de façon relativement indifférenciée.

23.

Aussi les champs, motivationnel, d’une part, et cognitif, d’autre part, se doivent-ils d’être entendus en un sens relativement large. Une approche du comportement peut être qualifiée de ’motivationnelle’ dès lors qu’elle met l’accent sur l’analyse des mécanismes ’qui sont censés constituer la force énergisante et directrice du comportement’ (Mac Fadyen [1986a, p. 71]). Une approche du comportement peut être considérée comme ’cognitive’ si elle privilégie l’analyse des mécanismes relatifs ’à l’accroissement, au maintien et à l’utilisation des connaissances’ (Parot & Richelle [1992, p. 221]). Ainsi notre usage de ces catégories est-il tout à fait comparable à celui qu’en font, notamment, March & Simon [1958].