1.1.1. Deux thèses constitutives

Dans leur tentative de présentation synoptique des contributions comportementalistes, Benjamin Gilad, Stanley Kaish et Peter Loeb donnent, à juste titre, une part prépondérante aux arbitrages méthodologiques qui séparent et opposent l’économiste comportementaliste de l’économiste standard. Ils écrivent : ’The theme that ties behavioral economists together is a shared set of objections to the mainstream tradition of economic theorizing. Among these objections are : (1) a rejection of positivism as the methodological foundation for economic research, (2) a refusal to accept the use of deductive reasoning as a sufficient basis for a (social) science, and (3) a marked dislike of static analysis of equilibrium outcomes rather than disequilibrium processes. But their most important criticism of mainstream theory is (4) an objection to the simplistic economic model of rational agents exhibiting optimizing behavior’ (Gilad et al. [1984, p. 2 ; 1986a, p. xviii]).

En dépit de l’accent mis sur la dimension méthodologique du débat, on peut néanmoins regretter que Gilad, Kaish et Loeb limitent leur propos à un bref catalogue d’objections traditionnellement formulées par les auteurs comportementalistes à l’encontre des orientations méthodologiques qui sous-tendent la perspective standard. La difficulté n’est pas en fait spécifique au propos de Gilad et al. [1984, 1986a]. Dans leurs présentations des convictions méthodologiques et analytiques qui animent le comportementalisme, les auteurs comportementalistes se voient presque invariablement conduits à examiner et à critiquer la teneur des orientations méthodologiques qui semblent guider l’approche standard. Force est de constater, pourtant, que ces discussions se limitent communément à des remarques éparses et par trop générales. Pour les besoins de ce travail, il convient, cependant, d’identifier plus clairement la nature des fondements méthodologiques de l’approche néo-classique/standard afin de les mieux contraster avec les orientations qui sous-tendent la plate-forme méthodologique comportementaliste. Dans cette perspective, les remarques de Gilad, Kaish et Loeb, en dépit des lacunes signalées, nous paraissent d’un intérêt certain.

Les différentes critiques que soulèvent Gilad et al. [1984, 1986a] sont, croyons-nous, assez largement interdépendantes. Elles pointent vers le rejet de ce qui nous apparaît comme la méthodologie économique standard (ou dominante). A notre sens, cette perspective méthodologique invite, pour l’essentiel, à recourir ‘à un mode de raisonnement hypothético-déductif dont le caractère empirique se doit d’être établi non pas à l’aune d’une discussion de la pertinence empirique26 des ’prémisses du raisonnement’ mais au vu d’une démonstration de la portée empirique27 des ’conclusions du raisonnement’ ’. Ainsi formulée, la perspective méthodologique standard en économie semble reposer sur l’affirmation d’une double thèse.

Elle repose, d’abord, sur l’affirmation de la ’thèse hypothético-déductiviste’, selon laquelle la science économique est (ou doit être) une science hypothético-déductive.28 Il ressort, dans cette perspective, que les explications et/ou les prédictions29 qui résultent des hypothèses ou des théories économiques ont la forme de conclusions, de dérivations, établies par inférence logique, sur la base d’un certain nombre de prémisses du raisonnement.

Elle repose, ensuite, sur l’affirmation de ce que l’on désignera comme constituant la ’thèse de l’asymétrie fondamentale’, d’après laquelle il ressort que seule la question de la portée empirique des conclusions du raisonnement est (ou doit être) matière légitime à controverses quant il en est d’apprécier la validité empirique des énoncés scientifiques. La science économique, comme science empirique, s’astreint donc, en principe, à établir une correspondance entre les conclusions qu’elle énonce et la réalité des phénomènes économiques dont elle entend rendre compte.

Notes
26.

Cette ’pertinence empirique’ peut revêtir une double dimension, selon que l’on apprécie le caractère plus ou moins exhaustif des prémisses considérées ou leur validité (les prémisses sont-elles valides et précises ?).

27.

Cette ’portée empirique’ peut recouvrir une double dimension, suivant que l’on apprécie le caractère plus ou moins déterminé des conclusions considérées ou leur validité (les conclusions sont-elles valides et nécessaires ?).

28.

Tout au long de ce travail, notre terminologie reflètera, pour l’essentiel, l’éclairage logique des théories scientifiques, conforme, en particulier, à la présentation de Hempel & Oppenheim [1948] dont Cyert & Grunberg [1963] se font l’écho. Sur un plan logique, la théorie se constitue de prémisses (c’est-à-dire d’hypothèses, d’axiomes, de postulats, de définitions...) et d’implications, de conclusions ou encore de dérivations. A dessein, nous emploierons, ici, le terme ’prémisses’ afin de désigner, plus spécifiquement, des énoncés fondamentaux qui permettent de donner corps à une hypothèse suffisamment générale ; des énoncés que l’on désignera également, çà et là, en évoquant la catégorie des ’présupposés’ d’une hypothèse (cf. notre introduction générale ; cf. aussi § 2.2., ci-après dans ce chapitre).

29.

L’explication et la prédiction sont les deux fonctions descriptives d’une théorie. Contrairement à l’explication, la prédiction renvoie à des implications relatives à certains phénomènes non-encore intervenus ou constatés. La prédiction en économie, il faut le signaler, ne revêt pas nécessairement de dimension quantitative, pas plus qu’elle ne se réduit au domaine de la projection conjoncturelle. Ce que l’on entend généralement par ’prédiction’, au sein de la discipline, prend davantage la forme d’implications logiques de la théorie dont on s’efforce de vérifier, après coup, la pertinence, ou encore d’implications qui consistent en un éclairage des développements censés résulter dès lors que tel ou tel changement affecterait une ’variable-clé’ donnée. Pareille conception de la prédiction se dégage nettement de ces contributions classiques que constituent, notamment, les propos de Friedman [1953], ou de Machlup [1946, 1955, 1967].