1.1.2. Un regard sur la genèse de la méthodologie économique standard

La méthodologie économique standard a pris forme de manière progressive et presque imperceptible au fil de l’histoire de la science économique. Elle est à certains égards le résultat non intentionnel de la pratique des grands économistes qui ont contribué à forger, depuis près de deux siècles, le devenir de la discipline. Elle est aussi le produit plus intentionnel de grandes contributions méthodologiques qui jalonnent ce développement disciplinaire. Dans ce cheminement séculaire, nous semble-t-il, l’éclat des sciences de la nature a fait office d’étoile du berger. L’adhésion, assez générale, de la communauté scientifique aux deux thèses qui sous-tendent la perspective méthodologique standard nous paraît être, en effet, le produit du désir, depuis longtemps manifesté par les économistes, de calquer la démarche épousée par les ’sciences dures’ et, pour être plus précis, par la physique. Il s’agit ainsi, pour l’économiste, de parvenir, sur la base d’un nombre relativement restreint de prémisses du raisonnement, à dériver diverses conclusions témoignant d’une certaine ’portée empirique’. En d’autres termes, il s’agit de calquer la démarche hypothético-déductive qui semble avoir garanti le succès de la physique. Il s’agit également, plus accessoirement, de parvenir à adopter le langage de cette même discipline, à savoir : le langage mathématique.

Dans cette perspective, l’enracinement progressif de la méthodologie économique standard apparaît comme le produit d’une certaine ’dérive scientiste’... Le ’scientisme’, entendu comme croyance dans l’idée selon laquelle ’les sciences sociales et humaines ne peuvent employer aucune autre méthode que celles des sciences de la nature’ (Oger [1992]), procède d’une double inspiration. Cette perspective peut se comprendre, d’abord, comme le fruit d’une conviction rationnelle (dans le sens large de ’raisonnable’) qui conduit le chercheur à estimer que l’application des méthodes qui ont fait le succès des sciences de la nature aux objets relevant des ’sciences sociales et humaines’ pourrait se montrer, là aussi, des plus fertiles. Mais cette perspective se voit aussi communément et indistinctement entachée d’une attraction irrationnelle (qui échappe à l’emprise de la seule raison) qui, nourrie de fascinations et de complexes d’infériorité, pousserait le scientifique, en sciences sociales et humaines, à rechercher l’harmonie mimétique avec les sciences de la nature. Les fondements de la dérive scientiste qui aurait discrètement mené à la large acceptation (explicite ou non) des thèses constitutives de la méthodologie économique standard n’échappent pas à cette dualité.

Deux ’grands actes’, ou deux ’tableaux’, nous semblent pouvoir rendre compte du processus d’enracinement progressif des deux piliers de la méthodologie économique standard. De même que chacun de ces actes met en jeux des inspirations plus ou moins rationnelles, de même chacun cristallise des arbitrages plus ou moins intentionnels. En particulier, chaque acte s’ouvre par des contributions analytiques majeures, et culmine avec une contribution méthodologique non moins importante. Ainsi, l’acte ’classique’ s’ouvre avec les écrits des pères-fondateurs de la discipline (Adam Smith et, plus encore -on va le voir-, David Ricardo), et culmine avec les contributions méthodologiques de Mill [1836, 1844]. L’acte ’néo-classique’ puise ses racines dans la ’révolution marginaliste’, et trouve son apogée dans les positions méthodologiques de Friedman [1953]. Envisageons successivement chacun de ces actes, tout en concédant d’emblée le caractère succinct et parcellaire de l’éclairage méthodologique livré ; un éclairage qui, néanmoins, doit se révéler suffisant pour les besoins de notre propos.