1.2.3. Mill et la thèse hypothético-déductiviste

C’est dans le Livre VI de son System of logic (Mill [1844]) que J. S. Mill aborde la question de la méthode des ’sciences morales’. D’emblée (Ch I), l’auteur révèle explicitement ses convictions scientistes, affirmant que le progrès des sciences morales passe par le recours aux méthodes des sciences de la nature. Après quelques généralités relatives à la nature et aux conditions de possibilité d’une ’véritable étude scientifique’ de l’Homme et de la Société (Ch II & III), l’auteur nous présente les deux sciences qui, dans son optique, doivent constituer le socle de toute étude scientifique dans le domaine des sciences morales : la psychologie, d’une part, et l’éthologie, d’autre part (Ch IV & V). Suit alors le coeur des positions milliennes quant à la place respective des méthodes déductives et inductives.

Au chapitre VII, l’auteur en vient à constater que les méthodes expérimentales ne sauraient s’appliquer aux sciences morales. Mill reconnaît ainsi que les quatre méthodes expérimentales, ou ’inductives37 directes a posteriori’ (soit les méthodes de concordance, de différence, des résidus et des variations concomitantes38), qu’il a longuement présentées au cours des livres précédents, ne sont d’aucun secours pour l’étude des sciences morales. La spécificité de leur objet rend, en effet, les expérimentations impraticables. En outre, de par sa complexité, cet objet place le scientifique en présence de multiples cas de ’pluralité des causes’39 et, plus encore, le confronte aux maux inhérents à l’’entremêlement des effets’40 (pour reprendre les formulations de l’auteur). Or, face à ces difficultés, les quatre méthodes ’inductives’ doivent se révéler inopérantes. Quand bien même, donc, les expérimentations seraient concevables dans le domaine des sciences morales, elles ne pourraient y être déployées avec succès. Dans ces conditions, nous dit Mill, il n’est plus qu’à se tourner vers la ’méthode déductive concrète’ ou ’méthode physique’, que l’auteur examine dans son chapitre IX.

L’économie politique est une science morale. Elle est, nous dit Mill : ’the science relating to the moral or psychological laws of the production and distribution of wealth’ (Mill [1836, p. 132]). Les investigations que conduit l’économiste, relativement à cette portion de l’activité sociale désincarcérée -aux fins d’établir une science de l’économie politique- de la totalité que constitue l’activité de l’Homme en société, se doivent donc de reposer sur la méthode déductive. Le premier temps de ces investigations consiste en l’élaboration des prémisses du raisonnement. Dans le domaine des sciences de l’Homme et de la société, on l’a dit, celles-ci peuvent être, de façon assez naturelle, réparties en deux grandes catégories. Ainsi peut-on distinguer les prémisses psychologiques des prémisses situationnelles. Les premières s’attachant aux caractéristiques de l’individu, les secondes aux caractéristiques de son environnement.

Les prémisses psychologiques que retiennent, à la suite de Ricardo, les membres de la tradition épistémologique ricardienne en général, et Mill, en particulier, ressortent, peu ou prou, de l’énumération des attributs d’un ’Homme économique’.41 Le point central est ici la thèse selon laquelle le désir de richesse est la motivation censée le mieux rendre compte des comportements économiques. Les prémisses situationnelles sont, quant à elles, plus diffuses. Ces prémisses sont ainsi relatives au cadre institutionnel, aux conditions de fonctionnement des marchés, ou encore, ’aux conditions générales de la terre’. Le second temps des investigations que mène l’économiste tient en la phase proprement déductive, ou ’ratiocinative’ (pour reprendre les termes de Mill). Le scientifique s’efforce de mener jusqu’à son terme la chaîne des conséquences logiques qui découlent des prémisses du raisonnement retenues. L’économie politique parvient ainsi à des vérités hypothétiques indiscutables (Meidinger [1994], Zouboulakis [1993]).

Notes
37.

Blaug [1980, p. 70] critique vertement Mill pour l’ambiguïté avec laquelle il utilise le terme ’induction’. Tantôt, l’induction millienne évoque un processus qui conduit à étendre la ’validité’ d’une proposition, établie sur la base d’un certain nombre de cas particuliers, au cas général (c’est en fait là le sens usuel du terme ’induction’). Tantôt, l’induction millienne se veut un processus de ’corroboration expérimentale’ (à travers l’usage des quatre méthodes évoquées ci-dessus) d’une proposition empirique. A bien y regarder, pourtant, la critique est sans doute trop sévère. En effet, la méthode expérimentale s’avère, aux yeux de Mill, le meilleur moyen d’accroître la légitimité du saut inductif, sans bien sûr que cette légitimité puisse jamais être totale.

38.

Ces quatre méthodes sont l’occasion, pour Mill, de codifier la pratique expérimentale. Elles renvoient en effet aux diverses techniques que mobilise, ou doit mobiliser, l’expérimentateur désireux de s’assurer de la réalité d’un rapport de cause à effet.

39.

Un même effet peut résulter de causes tout à fait différentes.

40.

Un effet donné peut être le produit de plusieurs causes agissant simultanément.

41.

Mill [1836, pp. 136-7] donne une justification demeurée célèbre de cette intuition smithienne, en même temps qu’il la pousse jusqu’à son paroxysme.