1.2.4. Quid de la thèse de l’asymétrie fondamentale ?

Les débats relatifs à la thèse hypothético-déductiviste se trouvent donc bien au coeur de la contribution méthodologique de J. S. Mill. En soulignant les difficultés qui entravent les démarches plus spécifiquement inductives -lesquelles se doivent de prendre appui sur l’expérimentation-, Mill fournit avant tout, ainsi qu’il l’a été signalé, une défense de cette thèse. Il assure ainsi l’enracinement du premier pilier de la méthodologie économique standard, que l’auteur conçoit, à n’en pas douter, comme un héritage de la pratique ricardienne. Mais cette contribution nous permet également de faire valoir que les attitudes et/ou les convictions méthodologiques héritées de la pratique ricardienne portent les germes du second pilier constitutif de cette méthodologie dominante, à savoir : la thèse de l’asymétrie fondamentale. Bien que cette dernière thèse appartienne en propre à la méthodologie du XXème siècle, Mill, en effet, a conçu l’idée d’une certaine asymétrie entre prémisses et conclusions du raisonnement.

Cette asymétrie entre prémisses et conclusions est, dans l’esprit de Mill, inhérente à l’application d’une démarche hypothético-déductive au domaine des ’sciences morales’. Ainsi que le reconnaît explicitement l’auteur (Mill [1844, livre VI, Ch IX]), l’usage de la méthode déductive n’autorise la formulation de conclusions déterminées qu’à condition de procéder sur la base d’un nombre relativement restreint de prémisses du raisonnement. Il s’agit, pour le scientifique, de limiter le nombre des ’causes’ prises en considération. Partant, les prémisses ont fatalement la forme d’approximations empiriques. On constate de la sorte, avec Mill, que le désir d’asseoir une démarche hypothético-déductive à portée générale introduit, presque mécaniquement, une contrainte sur le processus d’élaboration des prémisses du raisonnement. Comme le rappel Arrow [1987], la sélection, chez Mill [1848], du seul rôle de la rationalité au détriment de l’impact de la tradition n’est pas fortuite. La démarche hypothético-déductive se révèle donc porteuse d’une subordination de la pertinence empirique des prémisses du raisonnement à la portée empirique des conclusions du raisonnement. En son temps, cette tension donnera lieu à l’articulation de la thèse de l’asymétrie fondamentale.

Parfois embarrassé, Mill est néanmoins conscient du caractère par nature réducteur, si ce n’est aussi quelque peu arbitraire, de l’opération qui consiste à spécifier les prémisses du raisonnement. Il est également conscient, dans une certaine mesure et contrairement à Ricardo, des limitations qui en résultent, quant à leurs capacités prédictives, pour les théories concernées. Il reste, pour Mill, la croyance implicite dans l’idée selon laquelle, en dépit des raccourcis quant au choix des prémisses qu’impose l’effort de théorisation, les conclusions qui découlent de l’analyse théorique nous apprennent quelque chose sur la réalité empirique des phénomènes économiques étudiés (une croyance encore bien partagée par les économistes contemporains). Par ailleurs, deux positions défendues par l’auteur lui permettent de s’accommoder du sort que se voient réservées les prémisses du raisonnent, deux positions qui, en tout, forment ce que l’on nommera les ’thèses réalistes (de Mill)’.

On constate, d’abord, que si Mill concède fort naturellement la nécessité de recourir à des prémisses et, plus particulièrement, des prémisses psychologiques qui ont la forme d’approximations, l’auteur semble tenir à l’idée que seules les ’bonnes approximations’ seraient acceptables. Ce jugement repose, chez Mill, sur la croyance dans la possibilité d’apprécier, directement, la pertinence empirique des prémisses du raisonnement, en sorte qu’il serait possible d’estimer, au seul vu de ces prémisses, donc, si l’on a affaire à des approximations de qualité suffisante. Afin de s’assurer de la qualité des approximations qu’il retient, l’économiste doit procéder à des observations, ainsi qu’à des introspections, attentives (Mill [1836]).42 Dans son System of logic, Mill pousse plus avant encore son souci de garantir la pertinence empirique des approximations qui tiennent lieu de prémisses du raisonnement. Il invite l’économiste, ainsi que nous l’avons signalé, à prendre appui sur les apports de la psychologie et de l’éthologie.43

On constate, ensuite, que Mill semble peu ou prou considérer que ‘le progrès de la discipline économique passe par une complexification croissante des prémisses du raisonnement’. Ce point de vue apparaît avec davantage de netteté dans son System of logic, où la véritable dichotomie opérée dans le livre V de ses Essays entre économie politique pure et économie politique appliquée s’estompe très largement. Le passage relatif à l’’Homme économique’ y est reproduit sur fond de discussion des potentialités de la psychologie et de l’éthologie. Ces deux disciplines, Mill en est convaincu, devraient, au fil de leurs progrès, permettre à l’économie politique de révéler les lois qui président à l’opération des multiples causes secondaires ou perturbatrices, lui assurant ainsi de dépasser le stade de simple ’mécanique sans frottements’. En permettant à l’économie politique d’étendre la portée empirique de ses conclusions, le développement de ces disciplines devrait, par là même, accroître la fiabilité de ses recommandations pratiques.44

En tout donc, l’’acte classique’, qui nous conduit des innovations analytiques de Ricardo aux éclairages méthodologiques de J. S. Mill, se caractérise principalement par l’avènement et la promotion d’une conception hypothético-déductiviste de la science économique. Ce mouvement doit être en particulier attribué au rôle non négligeable des convictions scientistes qui, implicites chez Ricardo, trouvent une expression explicite dans les réflexions méthodologiques de Mill où la physique se fait distinctement modèle. Avec la ’révolution marginaliste’, c’est un second acte dans le processus d’enracinement de la méthodologie économique standard qui s’ouvre.

Notes
42.

Cette première thèse est ’réaliste’ en ce sens que les prémisses doivent constituer, pour Mill, de bonnes approximations ou, en d’autres termes, être ’réalistes’.

43.

Telles que les envisage Mill, la psychologie et l’éthologie se présentent comme les deux piliers de la ’science de la nature humaine’ que l’auteur appelle de ses voeux dans son System of logic, ratiocinative and inductive (Mill [1848], Vol. 2, Livre VI). Dans la perspective ’associationniste’ qui guide ses réflexions en la matière, la psychologie est, selon Mill, la science expérimentale de l’esprit qui détermine les lois qui régissent l’interaction des divers ’états de l’esprit’ (pensées, émotions, volitions et sensations). L’éthologie (science non encore constituée, nous précise l’auteur) est la science déductive qui, sur la base des apports de la psychologie, examine les mécanismes qui président à la formation des traits de caractère (d’un individu, d’une nation ou de l’espèce humaine dans son ensemble). Le point important est surtout de remarquer que l’éthologie n’est, en aucun cas, une ’approche biologique du comportement’, ou une approche objective (externe) du comportement (en particulier du comportement animal), ainsi que se définit aujourd’hui cette discipline.

44.

Cette seconde thèse est ’réaliste’ au sens où elle présuppose une adhésion à la conception ’réaliste’ (par opposition à ’nominaliste’) de la connaissance.