1.3.1. L’irruption des mathématiques

D’un point de vue méthodologique, l’essor du marginalisme marque une évolution déterminante en ce qu’il constitue un jalon essentiel dans le processus, demeuré depuis ininterrompu, de mathématisation du discours économique. Bien que la variante autrichienne de la mouvance marginaliste soit restée à l’écart de cette entreprise de mathématisation, le rôle d’auteurs tels Jevons, Edgeworth, Walras ou Pareto, ne saurait être trop souligné. L’impact de la mathématisation du discours économique pour le débat qui nous concerne ici peut être apprécié à trois niveaux.

Il apparaît, tout d’abord, que l’outil mathématique constitue le véhicule privilégié du raisonnement hypothético-déductif. Pour autant que tel ou tel discours littéraire puisse être exprimé sous forme mathématique, il devient plus commode d’en énoncer les implications logiques. Surtout, la structure hypothético-déductive de l’argumentaire apparaît avec beaucoup plus d’évidence. Le recours aux mathématiques vient donc renforcer l’enracinement de la science économique dans la tradition hypothético-déductiviste.

En second lieu, l’usage des mathématiques rend nécessaire, pour les besoins de l’analyse, un ajustement des prémisses du raisonnement qui conduit à en restreindre la pertinence empirique.45 L’adoption d’axiomes de continuité constitue une illustration familière et néanmoins patente de ce propos. Le désir de mathématiser le discours économique, tout comme la volonté de couler ce discours dans le moule hypothético-déductif, semblent donc conduire fatalement à une marginalisation du statut empirique des prémisses du raisonnement.

Enfin, le recours aux mathématiques paraît fournir, de manière presque naturelle, des issues potentiellement déterminées aux raisonnements déductifs de l’économiste. Au niveau de l’action individuelle, l’analyse mathématique offre le concept d’optimisation. Au niveau de l’interaction collective, elle ouvre la perspective de l’équilibre. Certes, le recours aux mathématiques ne constitue nullement un préalable nécessaire pour qui souhaite penser l’optimisation ou l’équilibre, comme en attestent les travaux ici d’un Smith, là d’un Bentham. Il reste qu’en ces domaines, comme ailleurs, la mathématisation du discours ne manquera pas d’être envisagée, par nombre d’économistes, comme l’occasion de conférer un surcroît de rigueur et de déterminisme à des analyses jugées, somme toute, encore ’intuitives’.

Ces diverses transformations qui accompagnent la mathématisation du discours économique font indubitablement le nid de la méthodologie économique standard. En conséquence de cette irruption des mathématiques, l’adhésion des économistes à la thèse hypothético-déductiviste apparaît plus nette encore, alors même que se profile une adhésion de facto à la thèse de l’asymétrie fondamentale. Difficile de ne pas voir dans ce processus de mathématisation du discours économique la marque des aspirations scientistes qui hantent l’économiste. En même tant qu’une telle opération permet de rendre bien plus manifeste encore le caractère hypothético-déductif de la discipline, elle permet à l’économiste de calquer jusqu’au langage même des sciences de la nature les plus prestigieuses. En conséquences de ces transformations de la discipline, certains auteurs, à l’instar de Walras, n’hésitent plus à affirmer que l’économie politique (pure) est une science tout aussi exacte que la science physique (elle fut d’ailleurs longtemps considérée par l’auteur comme une ’science physico-mathématique’).46

Notes
45.

Une nécessité qui à conduit Mill a accueillir avec le plus grand scepticisme les travaux de Jevons...

46.

Sur les positions méthodologiques de Walras, cf. Dockès [1996].