1.3.3. Friedman et la thèse de l’asymétrie fondamentale

C’est en ouverture du recueil intitulé Essays on positive economics que Milton Friedman présente ses convictions quant à ’la méthodologie de l’économie positive’. L’essai de Friedman a suscité une vaste littérature.48 Tel qu’envisagé de manière assez générale, l’essai se réduit au précepte méthodologique suivant : ‘la ’validité’ empirique d’une proposition scientifique (hypothèse ou théorie) se doit d’être appréciée à l’aune des prédictions, implications ou déductions qu’elle autorise, et non par voie d’un quelconque ’test direct’ de cette proposition’ (c’est-à-dire d’un test relatif aux ’prémisses’ sur lesquelles elle repose, ou est censée reposer49). En d’autres termes, seule la portée empirique des conclusions et non la pertinence empirique des prémisses du raisonnement se doit expressément d’être établie. Autant de positions qui, dans l’esprit de l’auteur, semblent cadrer parfaitement avec les pratiques en vigueur dans les sciences de la nature... ‘Ce précepte méthodologique, on l’aura noté, n’est autre que la thèse de l’asymétrie fondamentale’.

Ainsi formulée, la position de Friedman vient donc asseoir le second pilier de la méthodologie économique standard. C’est dans cette expression minimaliste, que l’essai de Friedman fait l’objet, croyons-nous, d’un très large consensus. Les polémiques et les subtilités méthodologiques surgissent dès lors qu’il s’agit d’examiner les modalités par lesquelles se voit justifiée l’adhésion à la thèse de l’asymétrie fondamentale. Ici le consensus qui unit les tenants de l’approche néo-classique/standard se dissout en un dégradé de positions tout aussi souvent implicites que confuses. Trois justifications, pour ainsi dire, ’idéal-typiques’, semblent en mesure d’être identifiées. L’essai de Friedman -et c’est là une de ses faiblesses irréductibles- recèle, lui-même, simultanément, deux justification de ce précepte, de cette thèse, qui conduit à rejeter l’idée que l’on puisse tester une proposition scientifique par ses prémisses et non au travers de ses seules prédictions. Deux justifications qui reposent sur deux visions distinctes du ’statut gnoséologique’50 des prémisses du raisonnement et, partant, sur deux perspectives méthodologiques non moins distinctes.51

Ce que l’on pourrait appeler ’la première thèse de Friedman’ repose sur l’idée que les prémisses du raisonnement ne constitueraient toujours que des approximations. Elles sont donc ’irréalistes’, en ce sens qu’elles manquent invariablement de précision et ne correspondent pas uniformément à la réalité observable. Dans cette perspective, il peut sembler qu’un test exigent de la validité empirique des prémisses du raisonnement (ainsi que le préconise Hutchison [1938, 1956]) ne fasse que révéler ce dont les économistes auraient déjà globalement conscience, à savoir, les lacunes empiriques des prémisses qu’ils avancent. Cette première thèse de Friedman n’est guère originale. Elle se place, en effet, assez nettement dans la continuité de la méthodologie économique du XIXème siècle, telle que symbolisée par les positions d’un Mill.52 Ainsi, à plusieurs reprises, l’auteur semble envisager les prémisses du raisonnement économique comme des abstractions, des représentations simplifiées censées extraire de l’effectivité du processus économique les tendances marquantes et dominantes.53

Ce qui apparaîtrait dès lors comme ’la seconde thèse de Friedman’ repose, cette fois, sur l’idée qu’il peut être légitime de recourir à des prémisses du raisonnement qui ont le statut de simples instruments. A ce titre, elles peuvent être ’irréalistes’, en ce sens qu’il n’est pas même nécessaire qu’elles constituent de vagues approximations.54 Dans cette perspective, tout test d’une proposition scientifique par l’examen de la pertinence empirique de ses prémisses est, par principe, tout simplement exclu. Il faut bien en convenir, cette seconde thèse de Friedman -qui culmine avec le fameux exemple relatif aux lois qui gouvernent la répartition des feuilles sur un arbre (Friedman [1953, pp. 19-20])- ne rappelle en rien aucune autre position méthodologique défendue, par le passé, au sein de la discipline économique.

L’on trouve donc, nous semble-t-il, hors de l’essai de Friedman, une troisième justification idéal-typique de la thèse de l’asymétrie fondamentale. Dans le cadre de cette perspective les prémisses ne sont plus, ni instruments, ni approximations, mais vérités. C’est ainsi que l’on peut interpréter, notamment, la position de Becker [1976, 1987] quant au statut des prémisses de l’hypothèse de rationalité. Une position qui ne va pas sans évoquer la tradition a prioriste. L’auteur témoigne, en effet, d’une foi indéfectible en la véracité du principe de rationalité et de ses prémisses qui résonne comme en écho des affirmations d’un Robbins, pour qui : ’‘il s’agit de postulats dont la contre-valeur empirique, une fois saisie leur nature précise, ne saurait être sérieusement remise en cause. Il n’est pas nécessaire de procéder à des expériences contrôlées afin d’en établir la validité (...) ils sont évidents’’ (Robbins [1932, p. 79]). Parce qu’elles semblent refuser d’envisager même la possibilité de comportements qui ne constitueraient pas une réponse optimale à la situation-problème de l’individu considéré, les positions d’un Becker ou d’un Robbins en appellent à la catégorie idéal-typique des prémisses-vérités. Pourtant, la compatibilité de ces positions méthodologiques se limite, il faut le préciser, au seul domaine du statut gnoséologique des prémisses du raisonnement. Contrairement aux a prioristes, Becker conçoit la phase de confrontation des implications d’une hypothèse ou d’une théorie avec les données empiriques comme nécessaire et désirable. Aussi ses positions ressortent-elles bien de la méthodologie économique standard.

En dépit de leur diversité, ces trois interprétations idéal-typiques du statut gnoséologique des prémisses du raisonnement sont, toutes trois, susceptibles d’asseoir une adhésion en bonne et due forme à la thèse de l’asymétrie fondamentale. En effet, ceux qui à la suite de J. S. Mill voient les prémisses comme des approximations peuvent être conduits à accepter, faute de critère spécifiant ce qu’est ’une bonne approximation’, le test par les prédictions comme seul critère adéquat -c’est le point de vue que recèle la ’première thèse de Friedman’. Ceux qui en viennent à admettre -dans la continuité de la ’seconde thèse de Friedman’- l’intérêt éventuel de prémisses strictement fausses (cf. Boland [1979, 1981], Rachlin [1980]), considérant ces prémisses comme de simples instruments, ne peuvent évidemment que témoigner l’indifférence la plus totale à l’égard des tests qui porteraient sur la pertinence empirique des prémisses du raisonnement. Enfin, ceux qui, à l’instar de Becker, tiennent certaines prémisses pour des vérités empiriques indiscutables ne font, le plus souvent, qu’évacuer le débat par des arguments d’autorité et autres professions de foi qui, de facto, les conduisent à rejeter la perspective d’un test direct des propositions scientifiques.

Sans doute est-il juste de tenir la thèse des prémisses-approximations pour l’interprétation la plus représentative des positions du théoricien standard quant au statut gnoséologique des prémisses du raisonnement (Mingat et al. [1985]). Il reste que ces positions demeurent, dans l’ensemble, essentiellement confuses. En pratique, si non en principe, nombre d’auteurs semblent en fait adhérer, non pas à l’une, mais à deux des interprétations rapportées à l’instant -si ce n’est même aux trois simultanément.55 Au gré des prémisses, psychologiques ou situationnelles, avancées aux fins de ses modélisations, l’économiste standard se révèlerait, en effet, souvent disposé à adapter ses revendications. Ainsi paraît-il fondé de rendre compte de la dualité qui gît au coeur de l’essai de Friedman en suggérant que si, pour l’auteur, les prémisses-approximations constituent la règle, il n’est pas gênant que certaines prémisses-instruments soient conservées dès lors que le modèle permettrait de dériver des prédictions de qualité. Peut être une justification de notre interprétation, que d’aucun jugeraient déroutante, réside-t-elle dans l’idée que la distinction, en matière de prémisses, entre vérités, approximations et instruments serait, dans une certaine mesure, affaire de degré. Quoi qu’il en soit, il suffit, pour les besoins de notre propos, de bien percevoir le potentiel fédérateur dont dispose, en fait, la thèse de l’asymétrie fondamentale. De là vient, a-t-on dit, tout le succès de l’essai de Friedman.

Notes
48.

Il n’est ni possible, ni même utile, de retracer ici l’ensemble des débats occasionnés par cette contribution (pour une telle synthèse, voir Blaug [1980], Caldwell [1982], ou Mingat et al. [1985]). Nous nous contenterons de fournir brièvement notre propre interprétation de l’essai de Friedman.

49.

Friedman utilise alternativement les termes ’theories’ et ’hypothesis’, où il faut entendre la théorie comme un corps d’hypothèses (une perspective compatible avec la caractérisation, essentiellement logique, que l’on a nous-mêmes retenu -cf. note 3, p. 31-). Ainsi conçues les hypothèses apparaissent donc, au regard des théories dont elles relèvent, comme des ’prémisses du raisonnement’. Mais ces hypothèses, à leur tour, peuvent consister en, ou reposer sur, divers énoncés, implicites ou explicites, qui ont alors également le statut de ’prémisses’ (prémisses des hypothèses, elles-mêmes prémisses de telle ou telle théorie suffisamment générale). Les ’assumptions of a hypothesis’ ou les ’’assumptions of a theory’ qu’évoque constamment l’auteur dans son essai ont donc notamment la forme de prémisses, explicites ou implicites, qui peuvent apparaître, a priori, comme des conditions nécessaires de la validité d’une hypothèse donnée (ex : à l’hypothèse ’les entrepreneurs maximisent leur profit espéré’ se voient associées les prémisses ou ’présupposés’ suivants : les entrepreneurs manifestent les dispositions motivationnelles et cognitives susceptibles d’assurer la réalisation d’un tel objectif : cf. notre introduction générale). Dans cette perspective, les ’tests directs’ font référence à l’évaluation d’une hypothèse ou d’une théorie au travers de ces ’prémisses fondamentales’ (nous retenons et conservons notre terme ’prémisse’ afin de traduire le terme ’assumption’, et ce, bien que les traducteurs français de l’essai -Friedman [1995]- aient retenu de traduire ce terme par ’postulat’ ; le terme ’prémisse’ -au sens (quasi)logique dans lequel nous l’employons- a le mérite, nous semble-t-il, de demeurer plus neutre, plus ouvert, en même temps que de maintenir l’ambivalence irréductible du vocable anglo-saxon -cf. Nagel [1963]-).

50.

Où l’on entend la ’question gnoséologique’ au sens de Le Moigne [1995, Ch I]. L’épistémologie revêt, selon l’auteur, trois questions fondamentales : ’Qu’est-ce que la connaissance (la question gnoséologique) ? Comment est-elle constituée ou engendrée (la question méthodologique) ? Comment apprécier sa valeur ou sa validité (la question éthique) ?’. Cette précision nous donne l’occasion de signaler que l’on a sacrifié à la pratique, désormais dominante (au sein de la discipline), en parlant de ’méthodologie’ là où, très généralement, le terme ’épistémologie’ eût été, en vérité, mieux approprié...

51.

Nous estimons ainsi -à la suite de Nagel [1963] notamment, et contre l’opinion de Boland [1979]- qu’il n’est pas possible de voir dans l’essai de Friedman la présence d’une seule et unique thèse. En se limitant à la lecture de l’essai, l’ambiguïté signalée nous apparaît, en ce sens, bel et bien irréductible.

52.

A cet égard, il convient de noter que Friedman semble significativement s’inspirer de l’ouvrage de synthèse publié par John Neville Keynes à la fin du XIXème siècle : The scope and method of political economy (Keynes [1891]).

53.

Friedman [1953, p. 14] écrit : ’Truly important and significant hypothesis will be found to have ’assumptions’ that are wildly inacurate descriptive representations of reality (...) The reason is simple. A hypothesis is important if it ’explains’ much by little, that is, if it abstracts the common and crucial elements from the mass of complex and detailed circumstances surrounding the phenomena to be explained and permits valid predictions on the basis of them alone’ (cf., aussi, Friedman [1953, pp. 36, 37, 40]).

54.

Nagel [1963] identifie, notamment, les deux sens du terme ’unrealistic’ (tel que Friedman l’utilise dans l’expression ’unrealistic assumptions’) que nous soulignons ici (soit ’unrealistic’ dans le sens de ’non réaliste’, d’une part, et ’unrealistic’ dans le sens de ’ouvertement faux’, d’autre part).

55.

C’est pourquoi, précisément, l’on a pu parler d’interprétations idéal-typiques.