1.3.4. Quid de la thèse hypothético-déductiviste ?

La thèse de l’asymétrie fondamentale se trouve bien au centre de la contribution friedmanienne. Mais l’essai de Friedman est également porteur, dans le même élan, d’une transformation notable de la thèse hypothético-déductiviste héritée du XIXème siècle, et dont les écrits de J. S. Mill illustrent la teneur. En effet, la formulation de la thèse de l’asymétrie fondamentale prend appui, dans l’essai de Friedman, sur une conception hypothético-déductiviste de la science renouvelée à l’occasion de bouleversements intervenus en physique. Ainsi, à l’instar de Caldwell [1982, 1986], ‘il nous apparaît clair que les positions de Friedman présentent des similitudes avec celles défendues, à l’époque, par les partisans de l’’empirisme logique’’ (au sens de Caldwell -où cette perspective philosophique se voit distinguée du ’positivisme logique’56-). Les thèses de l’auteur semblent, en particulier, influencées par les réflexions de Popper57, attestant, une fois encore, de la prégnance du scientisme au sein de la discipline économique. Cette influence, que Friedman reconnaît expressément58, nous paraît revêtir deux dimensions.

D’abord, l’essai de Friedman semble comme vouloir assurer le passage d’une perspective ’vérificationniste’ à une perspective ’falsificationniste’ (ou ’réfutationniste’). Cette orientation prend, notamment, la forme d’un changement de terminologie qui concède l’impossibilité de tenir une proposition pour ’définitivement vraie’.59 Mais, au-delà d’un simple changement de vocabulaire, l’impact de la pensée popperienne transparaît de l’insistance que met Friedman à exiger que l’économiste expose les implications de ses hypothèses ou ses théories à des tests susceptibles de les réfuter.60 Dans cette optique, il n’est pas vain de signaler, ainsi que le fait Caldwell [1982, 1986], que l’essai de Friedman s’inscrit sur fond de développement de l’approche économétrique. En effet, le recours à l’économétrie est alors en passe de devenir le mode de validation par excellence des implications d’une théorie donnée.

Ensuite, Friedman emprunte une seconde caractéristique de la pensée popperienne. L’Essay on positive economics, en effet, est en harmonie avec les positions de Popper61 qui, à l’encontre de la tradition empiriste/inductiviste, voit dans les propositions scientifiques des ’conjectures’ qui procèdent, pour ainsi dire, de l’’inspiration libre’ du scientifique. L’appréhension des hypothèses ou des théories économiques en tant que ’conjectures’ semble bien se dégager, en filigrane, de la contribution friedmanienne. Ainsi Friedman insiste-t-il sur l’impossibilité de juger, ex ante (au seul vu des prémisses du raisonnement -supposées ou avérées-), de la validité empirique des propositions scientifiques (hypothèses ou théories) que formule l’économiste.62

Ce faisant, la perspective de Friedman s’inscrit en rupture avec les ’thèses réalistes de Mill’. Ainsi, avec l’essai de Friedman, n’est-il plus pertinent de parler, a priori, de ’bonnes’ ou de ’mauvaises’ approximations. L’économiste bâtit librement ses approximations -à charge pour lui de montrer la portée empirique des implications qui en découlent. De même, l’essai de Friedman a-t-il pour corollaire de rendre indéterminée la position ’incrémentaliste’ de J. S. Mill en vertu de laquelle il conviendrait d’accroître progressivement la pertinence empirique des prémisses du raisonnement et, ce faisant, des hypothèses et théories économiques. Avec l’essai de Friedman, donc, la thèse hypothético-déductiviste se voit régénérée, en même temps que réaffirmée ; surtout, la thèse de l’asymétrie fondamentale reçoit une expression canonique. Les piliers de la méthodologie économique standard sont, pour longtemps, fermement établis (Mayer [1993]).

Notes
56.

Pour le dire simplement, le positiviste logique admet l’alternative suivante : un énoncé est susceptible de faire l’objet d’une confrontation directe avec les données de l’expérience, ou ne l’est pas (il est ’vérifiable’, ou ne l’est pas). Dans le premier cas de figure, cet énoncé sera dit empirique, ou synthétique ; dans le second, il sera réputé analytique, car dépourvu de contenu empirique. L’empiriste logique nie que l’alternative puisse être aussi marquée. Il existe en effet une classe d’énoncés qui, quoique non ’directement vérifiables’, sont néanmoins ’empiriques’. Ainsi en va-t-il notamment des hypothèses qui avancent l’existence d’entités inobservables, relatives, par exemple, aux particules élémentaires censées être constitutives de la matière.

57.

Ces thèses semblent également largement compatibles avec la formulation canonique du modèle hypothético-déductif (ou ’nomologico-déductif’), en physique, que recèlent les travaux de Karl Hempel (cf., notamment, Hempel & Oppenheim [1948]).

58.

Cf. le courrier adressé à Mayer, dont ce dernier fait mention in Mayer [1993, p. 215, nbp 3] (Friedman y indique avoir été ’fortement impressionné’ par les positions méthodologique de Popper, dont il avait pu prendre connaissance à l’occasion d’un entretien, en tête-à-tête, intervenu en 1948). L’influence de Hempel est, quant à elle, plausible -la référence rapportée dans la précédente note étant anglo-saxonne-, bien que non-établie.

59.

Fiedman [1953, p. 9] écrit notamment : ’Factual evidence can never ’prove’ a hypothesis ; it can only fail to disprove it, which is what we generally mean when we say, somewhat inexactly, that the hypothesis as been confirmed’.

60.

Friedman [1953, pp. 9-10] écrit : ’One effect of the difficulty of testing substantive economic hypotheses has been to foster a retreat into purely formal or tautological analysis. As already noted, tautologies have an extremely important place in economics and other sciences as a specialized language or ’analytical filing system’. (...) But economic theory must be more than a structure of tautologies if it is to be able to predict and not merely describe the consequences of action ; if it is to be something different from disguised mathematics’.

61.

Ou de Hempel... (cf. note 32, p. 47).

62.

L’auteur écrit : ’the relevant question to ask about the ’assumptions’ of a theory is not whether they are descriptively ’realistic’, for they never are, but whether they are sufficiently good for the purpose in hand. And this question can be answered only by seeing whether the theory works, which means whether it yields sufficiently accurate predictions’ (Friedman [1953, pp. 14-15], nous avons ajouté les italiques).