2.1.1. Qu’est-ce que l’’approche économique standard’ ?

Nous avons jusqu’à présent présupposé l’existence d’une théorie ou, mieux, peut-être, d’une analyse ou d’une approche économique standard. Nous avons, par ailleurs, admis que le propos de cette approche standard dépassait le seul cadre de la théorie néo-classique. Qu’en est il précisément ? Affirmer d’une perspective analytique qu’elle constitue un ’standard’, c’est reconnaître qu’elle tient lieu, sinon toujours de norme, à tout le moins de référence. Aussi, cela ne saurait surprendre, la perspective ’standard’ n’est autre que la perspective dominante, constituée en repère incontournable. Afin de désigner cette perspective dominante, au sein de la discipline économique, les références à la ’théorie néo-classique’ ou à l’’orthodoxie’ ont longtemps prévalu. Ce n’est en fait qu’assez récemment que l’expression ’théorie (ou approche) standard’ s’est généralisée. Cette évolution dans le vocabulaire de l’économiste, à l’instar de bien d’autres évolutions du langage, nous paraît des plus significatives. Elle traduit d’abord, pour partie, des transformations qui dépassent le cadre de la seule discipline économique. Il suffit pour s’en convaincre de reconnaître que le terme ’standard’ est plus ’politiquement correct’ (plus ’neutre’, si l’on préfère) que l’expression ’orthodoxie’ ou même que la référence à la théorie ’néo-classique’. Elle traduit ensuite, et surtout, une évolution intra-disciplinaire majeure. Ainsi, l’effacement progressif de la dénomination ’néo-classique’ au profit de l’expression ’standard’ traduit-il, croyons-nous, le dépérissement d’une réalité analytique jadis unifiée par le programme de recherche néo-classique. Il nous apparaît donc, dans cette perspective, que ’standard’ n’est pas un simple synonyme de ’néo-classique’. En d’autres termes, si bien des économistes sont effectivement prêts à affirmer qu’il existe toujours une perspective dominante en science économique -une ’approche économique standard’-, assez peu soutiendraient, nous semble-t-il, l’idée que celle-ci puisse se réduire à la ’théorie néo-classique’. Mais sur quelle base s’effectue donc l’unité de cette ’approche économique standard’ ? Quel est le dénominateur commun des modèles qui, çà et là, se voient qualifiés de ’standards’ ?

A l’évidence, les travaux constitutifs de ce qui s’impose aujourd’hui comme l’’approche économique standard’ -ou, plus simplement, comme l’’approche économique’ (Becker [1976, 1987], Hirschleifer [1985])- reposent tous, directement ou indirectement, sur une représentation commune du comportement individuel. Ainsi Richard Thaler [1992a, p. 2] peut-il constater : ’What is economic theory ? The same basic assumptions about behavior are used in all applications of economic analysis, be it the theory of the firm, financial markets or consumer choice. The two key assumptions are rationality and self-interest’.63 Nous avons déjà, à diverses reprises, pris acte du constat de Thaler en signalant que la théorie néo-classique, et au-delà, l’approche économique standard reposaient communément : 1) sur l’hypothèse de rationalité (selon laquelle les agents sont censés adopter des comportements qui optimisent une fonction-objectif), d’une part, et 2) sur l’hypothèse d’asocialité (en vertu de laquelle il ressort que le comportement individuel serait guidé par la logique de l’’intérêt personnel’ et, plus généralement, coupé de tout repère, influence ou déterminant d’origine sociale), d’autre part. Ce sont donc les attributs d’un véritable homo oeconomicus 64 qui se trouvent à la base même des perspectives néo-classiques/standards. Il reste cependant que si l’hypothèse d’asocialité tient un rôle non-négligeable, c’est bien l’hypothèse de rationalité qui constitue la point de départ fondamental de tout modèle relevant de la perspective standard. Divers constats permettent de rendre compte du déséquilibre qui prévaut quant à l’importance relative de ces deux hypothèses que constituent les principes de rationalité et d’asocialité.

Il apparaît, d’abord, que l’hypothèse d’asocialité se voit souvent, à tort, appréhendée comme une extension ’naturelle’, voire même comme une composante, de l’hypothèse de rationalité. Ainsi Collard [1978, p. 3] est-il fondé à remarquer : ’it is the case that self-interested ’economic man’ dominates the text books. Indeed, rationality and self-interest are taken as one and the same thing’. Ensuite, il n’existe pas, parmi les auteurs qui dissocient hypothèse de rationalité et hypothèse d’asocialité, un réel consensus sur le statut qu’il convient d’accorder à cette seconde hypothèse. En effet, si l’adhésion à l’hypothèse de rationalité apparaît incontournable, le recours à l’hypothèse d’asocialité est parfois perçu comme une condition non-nécessaire de l’attachement à la démarche standard.65 Ainsi Becker [1976] entend-t-il abandonner, ou, tout au moins, relâcher, cette dernière hypothèse, quand Hirschleifer [1985] en réaffirme l’intégrité et l’importance. Enfin, un troisième élément qui paraît affaiblir le statut de l’hypothèse d’asocialité doit être recherché dans les domaines d’application respectifs des hypothèses de rationalité et d’asocialité. Chacune d’elle est à l’origine, a-t-on dit, issue d’une lecture abstraite des caractéristiques d’un homo oeconomicus. Par le fait d’une dérive passée pour ainsi dire inaperçue, l’hypothèse de rationalité en est cependant venue à s’appliquer tant au comportement d’agents individuels, qu’à celui d’acteurs collectifs. L’hypothèse d’asocialité ne s’est pas affirmée, de façon aussi claire, à l’échelle du ’comportement collectif’. S’il paraît courant de parler de la rationalité du comportement (d’un) collectif, rendre compte de son asocialité paraît plus délicat (bien que cela nous semble, dans une mesure limitée, réalisable). Or, force est de constater que l’approche économique standard s’attache, fréquemment, à l’examen du comportement collectif, qu’elle envisage le ’comportement de la firme’ ou, a fortiori, celui d’un ’agent représentatif’. Cet état de fait a communément conduit à minorer le statut de l’hypothèse d’asocialité.

En conséquence de ces différents constats, nous retiendrons donc que l’approche économique standard renvoie au corpus théorique qui, au sein de la discipline, admet la validité de l’hypothèse de rationalité. Par ailleurs -tout au moins pour autant que le comportement individuel se voit concerné-, nous retiendrons que les tenants de l’approche économique standard adhèrent également, de façon prédominante, à l’hypothèse d’asocialité. Quant à la théorie néo-classique, il nous apparaît, à la suite de Arrow [1974], qu’elle établit un programme de recherche qui mobilise simultanément 1) une modélisation des agents économiques qui repose sur l’hypothèse de rationalité et, le cas échéant, sur l’hypothèse d’asocialité ; 2) une modélisation de l’interaction entre ces différents agents qui repose, quant à elle, sur l’équilibre de marché. Ainsi donc, la théorie néo-classique relève, dans notre terminologie, de l’approche économique standard, mais elle ne l’épuise pas. Par-delà les contributions néo-classiques, l’approche économique standard intègre, aujourd’hui, un ensemble plus ou moins homogène de contributions. Dans le cadre de ce travail, deux grandes catégories de modèles standards non (proprement) néo-classiques retiendront essentiellement notre attention.

La première de ces catégories entend rendre compte des comportements individuels, par eux-mêmes, en tant qu’ils prennent place dans un environnement paramétrique. Relèvent de cette catégorie tant les travaux ’théoriques’ consacrés à la décision (en particulier dans la continuité des apports de Von Neumann & Morgenstern [1944] et Savage [1954] à la théorie de l’utilité espérée) que les travaux ’appliqués’ qui participent de ce que Cahuc [1993] nomme la ’nouvelle micro-économie à l’ancienne’ (en particulier les travaux de Becker [1976, 1981]).

La seconde catégorie de modèles standards non-réductibles à la perspective néo-classique s’attache, quant à elle, à l’analyse des résultats de l’interaction entre des agents réputés rationnels -et asociaux-, en tant qu’elle s’inscrit dans le cadre d’un environnement stratégique.66 Cette seconde catégorie correspond approximativement à ce que Simon [1991] qualifie de ’new institutional economics’ et que Cahuc [1993] baptise la ’nouvelle micro-économie’.67 Elle incorpore donc l’économie des coûts de transaction, les modèles d’agence, d’incitation et, plus généralement, de contrats, les modèles de jeux (traditionnels68). Pour les besoins de notre propos, nous désignerons le champ recouvert par l’une ou/et l’autre de ces catégories par le recours à l’expression ’micro-économie post-walrassienne’, par contraste avec ce qui nous apparaît essentiellement comme une ’micro-économie walrassienne’, à savoir : la théorie néo-classique.

Notes
63.

On remarquera en passant, qu’ici, comme bien souvent, on parle de ’la’ théorie économique (comme on parle de l’approche économique), sans autre précision, pour désigner ce que nous considérons (et que Thaler, en fait, considère aussi) comme l’approche économique standard : l’approche dominante (auto-)constituée en référence exclusive.

64.

’a selfish utility maximizer who makes completely efficient use of available information in order to select the most highly valued position open to him/her’, ainsi que le présente Mac Fadyen [1986, p. 25].

65.

Un constat qui s’explique, notamment, par le fait que certains partisans de la perspective standard s’accordent à penser, à tort, que l’abandon de l’hypothèse de rationalité serait plus lourd de conséquences que l’abandon de l’hypothèse d’asocialité.

66.

Nous empruntons l’opposition entre ’paramétrique’ et ’stratégique’ à la présentation de Cudd [1993].

67.

Quoique dans l’analyse simonienne le rôle de la théorie des jeux n’apparaisse pas aussi central que dans les propos de Cahuc.

68.

Par opposition à ’évolutionnaires’.