2.2.3. Le cas (très) particulier des prémisses psychologiques du comportement collectif

Plus délicate, à certains égards, peut sembler l’extension de la présente interprétation/articulation au domaine des hypothèses et prémisses psychologiques de l’approche économique standard, dès lors que celles-ci réfèrent, non plus aux comportements individuels, mais aux comportements collectifs. En effet, a-t-on dit, le théoricien standard recourt communément à l’hypothèse de rationalité afin de rendre compte du ’comportement’ d’entités a priori composites, pluri-individuelles. Outre que la théorie néo-classique repose traditionnellement sur des agents au statut ambigu (à savoir, le ’ménage’ et la ’firme’), certains développements de la perspective standard ont conduit, plus récemment, à asseoir la légitimité -’institutionnelle’, tout au moins- des agents dits ’représentatifs’.

Cette pratique qui consiste à prêter à des ’entités collectives’ certains attributs inhérents à la psychologie de l’individu déborde, bien sûr, le seul cadre de l’approche économique standard. Elle est, au sein des sciences sociales, largement répandue et, en vertu d’un positionnement philosophique ou, plus fréquemment, pragmatique, jugée peu ou prou légitime.76 N’est-il pas commun, en effet, de parler des ’décisions’, des ’volontés’, des ’préférences’ ou des ’comportements’ d’un ménage, d’un groupe, d’une catégorie, d’une firme, d’un parti, d’une classe, d’un agent représentatif, ou voire encore, d’une nation ? Aussi, la lecture que l’on donne ci-après des hypothèses et prémisses psychologiques du comportement collectif revêt-elle, sans doute, une portée générale. Il n’est pas utile, quoi qu’il en soit, de faire davantage que d’évoquer ici cette possible extension de notre propos, pas plus qu’il n’est nécessaire de s’étendre sur la controverse, sous-jacente, entre individualisme et holisme méthodologique.

Si, dans ses applications aux comportements collectifs, l’hypothèse psychologique, en tant qu’énoncé ’comme si’, n’appelle aucune remarque subsidiaire quant à son interprétation, la catégorie de ses prémisses mérite, elle, quelques précisions. On peut, en effet, utilement considérer que les prémisses d’une hypothèse psychologique relative aux comportements collectifs relèvent de deux classes d’énoncés distinctes. Une première classe reprend, in extenso, les diverses prémisses associées à l’hypothèse psychologique que retient le théoricien afin de rendre compte des comportements individuels. Une seconde classe incorpore l’ensemble des énoncés qui, à partir de cette lecture des comportements individuels, permettent précisément de justifier la teneur de l’hypothèse psychologique avancée en matière de comportements collectifs.

Bien qu’il ne s’agisse en aucun cas d’une nécessité, le comportement collectif est communément le simple reflet du comportement individuel. Ainsi, les entités collectives que sont, notamment, la ’firme’ ou l’’agent représentatif’ se voient-elles dépeintes, dans le cadre de l’approche économique standard, comme ’rationnelles’. Pour partie, donc, les prémisses psychologiques relatives aux comportements de ces entités collectives renvoient aux prémisses que l’on peut associer à l’hypothèse de rationalité, en tant qu’elle s’applique aux comportements individuels. Pour partie, ces prémisses renvoient, en un sens large, aux diverses ’conditions d’agrégation’ sous lesquelles il est permis d’établir une correspondance entre les comportements -les ’réactions’- que l’on attribue à l’entité composite envisagée et le produit des actions/interactions mettant en jeu les individus-membres qui la constituent.

L’attitude des théoriciens néo-classiques/standards vis à vis des catégories représentatives de comportements collectifs peut paraître ambivalente. A l’instar de la pratique en vogue dans les sciences sociales, les théoriciens néo-classiques se sont longtemps contentés de s’en remettre, de façon informelle, à l’existence, en particulier, de processus internes de décision ou de similitudes inter-individuelles77 afin de justifier le recours, ici, au comportement d’un agent représentatif -envisagé comme un ’individu moyen’-, là, à un comportement de la firme -réduit à l’autorité de l’’entrepreneur’.

Plus récemment, pourtant, les économistes néo-classiques/standards se sont proposés un agenda visant explicitement à montrer comment ces comportements collectifs pouvaient se déduire de l’agrégation des comportements retenus par divers individus rationnels et, le cas échéant, asociaux. L’objectif d’un tel agenda est en fait double. Il s’agit pour les tenants de l’approche économique standard : 1) de mettre en pratique l’impératif réductionniste dont est porteur leur attachement déclaré à l’individualisme méthodologique78, 2) de parvenir à réduire le collectif à l’individuel dans le cadre d’une démarche proprement logique (hypothético-déductive et formelle), et non plus de se contenter d’arguments somme toute intuitifs.

C’est ainsi, notamment, que l’on peut interpréter les développements, intervenus dans le cadre de la théorie de la firme, comme suite à l’irruption de la théorie des contrats, ou encore les nombreuses réflexions, menées en lien avec le programme d’équilibre général, quant aux possibilités de préserver l’homomorphisme individu/collectif et, ce faisant, de justifier un certain recours aux agents représentatifs.79

Notes
76.

Pour le ’holiste philosophique’, ce recours aux comportements collectifs n’est à l’évidence pas problématique -même s’il mérite de recevoir, quant à sa substance, une justification. Il ne l’est guère davantage pour le ’holiste pragmatique’, pour qui le comportement collectif a essentiellement pour objet de simplifier la présentation d’exposés ou de théories qui n’impliquent, en dernière instance, que du comportement individuel. Après tout, comme le rappelle Guerrien [1996, p. 24] : ’les physiciens et les biologistes -pour ne parler que d’eux- utilisent en permanence dans leurs raisonnements des catégories globales (...) sans sentir le besoin de les réduire à tout prix à un ensemble de particules élémentaires’.

77.

Il nous semble, en effet, que ce sont là deux cas de figure-types susceptibles d’appuyer, sur une base intuitive, la justification pragmatique du recours aux comportements collectifs. Ainsi, dans un nombre significatif de cas, l’entité collective dont on évoque le comportement est une organisation formelle. Lorsque le scientifique envisage le comportement (collectif) d’une telle entité (qu’il s’agisse d’un parti, d’une firme, d’une association...), il s’attache à rendre compte du résultat qui émerge en tant que produit des processus internes de décision -lesquels mettent en jeu les actions/interactions d’un certain nombre d’individus-membres de l’organisation considérée. Dans un ensemble non moins significatif de circonstances, l’entité collective est un agrégat d’individus n’étant pas constitués en organisation formelle. L’examen du comportement de tels agrégats (que l’on évoque les classes sociales, les automobilistes, les consommateurs ou le ’consommateur représentatif’...) renvoie alors à divers traits communs à l’ensemble des individus-membres de l’entité collective, que le scientifique entend mettre en lumière. Dans les deux cas de figure, les entités collectives envisagées peuvent sembler agir ’comme un seul homme’ (ce qui ne manque pas de susciter -à défaut de la justifier- la métaphore que recouvre la notion de ’comportement collectif’). Néanmoins, dans le premier cas, c’est -de façon plus ou moins directe- un ’projet commun’ qui donne à l’entité collective son homogénéité d’ensemble ; dans le second, c’est l’existence de ’caractéristiques communes’ qui assure cette homogénéité. Dans tous les cas, le caractère premier du comportement individuel restera implicite, et le scientifique s’autorisera à raisonner directement sur la base de comportements collectifs.

78.

Cet attachement affiché à l’impératif réductionniste en question paraît si marqué que Guerrien [1996] n’hésite pas à ’définir’ ce qui nous apparaît comme l’approche standard (et que l’auteur préfère considérer comme la ’théorie néo-classique’) par la concomitance de l’individualisme méthodologique et du principe de rationalité.

79.

Pour des aperçus panoramiques de chacune de ces questions, cf. respectivement : Holmstrom & Tirole [1989], et Kirman [1992]. On peut remarquer que la théorie de la firme semble se prêter, en un certain sens, à des réflexions relatives à la préservation tant de la propriété d’asocialité que de rationalité. On peut en effet s’interroger de savoir si la logique de l’intérêt individuel, telle qu’elle opère à l’intérieur de la firme, permet de conserver l’hypothèse selon laquelle la firme recherche, elle aussi, son ’intérêt individuel’ ; à savoir : la maximisation de son profit. Alternativement, l’hypothèse de maximisation du profit semble pouvoir s’interpréter comme une application de l’hypothèse d’asocialité au comportement de la firme, dans la mesure où cet objectif peut entrer en conflit avec diverses normes, valeurs ou encore aspirations sociales.